Écho de presse

1905 : Upton Sinclair dénonce les pratiques de l'industrie de la viande

le 12/06/2019 par Pierre Ancery
le 19/05/2019 par Pierre Ancery - modifié le 12/06/2019
Travailleurs dans un abattoir de Chicago, avant 1923 - source : WikiCommons
Travailleurs dans un abattoir de Chicago, avant 1923 - source : WikiCommons

Paru en 1905, le roman La Jungle du socialiste américain Upton Sinclair décrit l'exploitation des immigrés dans les abattoirs de Chicago. Viande avariée, injections chimiques : les conditions de production décrites dans le livre provoquent un immense scandale.

Le journal socialiste américain Appeal to Reason savait-il que ce feuilleton provoquerait une onde de choc internationale ? La Jungle, roman du journaliste et écrivain Upton Sinclair (1878-1968), paraît dans ses colonnes entre février et novembre 1905. Publié en volume en 1906, le livre se vendra à des millions d'exemplaires et sera traduit en 33 langues.

 

Le roman raconte l'histoire d'une famille d'immigrés lithuaniens qui s'installe à Chicago au tout début du XXe siècle. Le héros, Jurgis Rudkus, se met à travailler dans les abattoirs de la ville, dans des conditions abominables, et connaîtra le désespoir avant d'embrasser la cause socialiste.

Archives de presse

La Guerre d’Espagne à la une, 1936-1939

Reportages, photo-journalisme, interviews et tribunes publiés à la une à découvrir dans une collection de journaux d'époque réimprimés en intégralité.

En savoir plus

Upton Sinclair dénonce à travers son récit la misère de la classe ouvrière immigrée et le cynisme des industriels qui les exploitent, mais aussi la corruption des autorités qui ferment les yeux sur cet état de fait.

 

Mais si la dimension sociale du roman frappe l'esprit du public, ce sont surtout ses descriptions de l'abattage des bêtes et du conditionnement de la viande qui vont faire sensation au-delà des frontières américaines. Dans la presse française, le livre suscite en 1906 d'innombrables commentaires indignés sur ce thème.

 

Le journal catholique La Croix écrit par exemple en juin 1906 :

« C’est par son côté social et humain que ce livre a réussi : il constitue un réquisitoire véhément, serré et documenté contre les millionnaires de Chicago qui se sont enrichis par la vente de viandes de conserve avariées. Des animaux crevés, des bêtes atteintes de tuberculose, des carcasses gangrenées ont été utilisés par les “packers” pour faire de la saucisse et de la graisse.

 

Les jambons avariés sont “guéris” par l’acide borique et l'acide salicylique, puis livrés sur le marché comme “produits de premier choix”. Il n’y a pas un produit qui n’y soit rafraîchi et coloré par des teintures d’aniline. »

Dans Le Temps, on peut aussi lire :

« C’est vraiment très curieux, ce spécimen da la littérature américaine qui vient d’être traduit en français, et qui s’intitule La Jungle. L'auteur, M. Upton Sinclair, est l’ennemi personnel des bouchers de Chicago.

 

Les innombrables veaux, vaches, cochons, bœufs, moutons, boucs, brebis, agneaux, chèvres, chevreaux que l’on immole chaque jour dans la capitale de l’Illinois regarderont ces pages d’un œil attendri et reconnaissant, si dans un monde meilleur les pauvres bêtes savent lire. »

Même chose dans Le Petit Parisien qui, sous le titre « Un trafic criminel », fait un recensement des pratiques les plus atroces répertoriées dans les abattoirs :

« Il y a quelque temps, un publiciste américain, M. Upton Sinclair, publiait un livre intitulé La Jungle et où des faits monstrueux étaient relevés à la charge des industriels de Chicago [...]. Il paraît qu'ils utilisaient de préférence les animaux malades, ceux qui étaient morts du choléra ou de la tuberculose et qui, bien entendu, leur valaient des économies appréciables [...].

 

Bien mieux, lorsque la viande dont on se servait se trouvait dans un état tel qu'elle exhalât une mauvaise odeur, on y injectait des matières chimiques [...]. Des veaux mort-nés, des veaux qui n'étaient même pas nés du tout et qu'on avait retrouvés dans le corps de leur mère, étaient convertis en pâtés de volailles [...].

 

Enfin, l'Américain qui achetait des conserves pouvait devenir cannibale sans le savoir. Lorsqu'un être humain tombait dans une des chaudières où se confectionnaient les horribles mixtures, on ne prenait point la peine de l'en relever ; il devenait chair à saucisses.

 

Un fonctionnaire du bureau de charité de Chicago assista, pour sa part, à deux incidents significatifs. Un enfant qui apportait à déjeuner à son père dans une usine fit un faux pas et s'en alla choir dans la cuve des conserves. Nul ne se soucia de lui, et, quelques semaines après, par une invraisemblable fatalité, le même sort était réservé au père lui-même. »

Le journal explique que le président Theodor Roosevelt, devant l'émoi suscité par les révélations de Sinclair, engagea une commission d'enquête sur les conditons de travail dans l'industrie de la viande. Ce qui aboutit au Pure Food and Drug Act de 1906, une nouvelle réglementation en matière de production alimentaire.

 

Simple « comédie » pour le journal de gauche L'Humanité, très proche des convictions politiques de Sinclair, qui titre le 10 juin sur « Les scandales de Chicago ». Et dénonce l'hypocrisie des mesures sanitaires entreprises par Roosevelt :

« Avec une hâte fébrile, mais un peu tard tout de même, les gens du “beef trust” font procéder à des améliorations sanitaires qui, dès maintenant, représentent une dépense de millions de dollars. Des serviettes propres, nous dit-on, sont mises chaque jour à la disposition des employés et le respect des dispositions sanitaires rigoureusement exigé sous peine de renvoi.

 

C'est là une simple comédie. Tout le monde sait bien que le danger pour la santé publique existe non du fait des malheureux ouvriers de “Packingtown”, mais surtout et avant tout par l'âpreté au gain criminelle des “beef packers” du trust du bœuf.

 

Si des milliers de bêtes atteintes de maladie sont amenées de tous les points des États-Unis à Chicago pour être ensuite données à la consommation, si des animaux morts du choléra sont régulièrement empaquetés et vendus sur tous les marchés étrangers, si de vieilles saucisses avariées envoyées d'Europe sont mélangées à la farine de pomme de terre et conservées au moyen de produits chimiques, ce ne sont pas les malheureux émigrants lithuaniens, polonais ou irlandais de “Packingtown” qui peuvent en être rendus responsables, mais bien les gens du trust du bœuf et leurs complices, les inspecteurs sanitaires nationaux. »

Le journal publiera par ailleurs La Jungle en feuilleton à partir de septembre.

 

Dans Le Journal des débats politiques et littéraires, un article dresse quant à lui le portrait de Sinclair. Et raconte comment, après avoir vécu cent vies (à l'image de son confrère Jack London, lui aussi socialiste, et qui admirait l'auteur de La Jungle), il en vint à écrire ce « grand roman américain », selon une expression déjà en vogue au début du XXe siècle.

« Upton Sinclair rêvait alors d'écrire un grand roman américain. Et il s'en fut au Canada en quête d'un sujet.

 

Il y passa quatre années fertiles en aventures : un jour, il faillit périr dans une inondation ; un autre jour, il pensa être dévoré par un ours ; une autre fois encore, peu s'en fallut qu'il ne fût assommé par un brigand. Les écrits qu'il rapporta de son voyage au Canada, le Roi Midas, le Prince Hagen sont pleins d'amertume et trahissent un découragement précoce. Ils n'enrichirent d'ailleurs ni le libraire qui les imprima, ni l'auteur qui les écrivit.

 

La renommée, la célébrité, la fortune vinrent tout d'un coup, il y a quelques mois. Upton Sinclair, le “compagnon” Upton Sinclair, avait compris un jour qu'il tenait enfin le sujet de ce grand “roman américain” qu'il rêvait d'écrire. Ce récit aurait Chicago pour théâtre et le commerce des conserves pour objet. Il dévoilerait dans toute leur horreur les conditions effroyables que le trust du bœuf avait créées à Packingtown et qu'en sa qualité de socialiste révolutionnaire Upton Sinclair condamnait de toute son âme. »

Sinclair se plaindra du fait que l'attention du public se soit focalisée sur la thématique du conditionnement de la viande (le livre paraît en français sous le titre Les Empoisonneurs de Chicago), alors qu'il espérait surtout les toucher par sa description de l'injustice sociale. « J'ai visé le cœur du public et par accident je les ai touchés à l'estomac », dira-t-il dans une interview en octobre 1906.

 

L'écrivain restera fidèle à ses idéaux. Intégrant l'aile gauche du Parti démocrate, il obtiendra en 1934 l'investiture pour être candidat au poste de gouverneur de Californie. Il échouera cependant face à une campagne le présentant non sans mauvaise foi comme un « infiltré communiste ».

 

 

Pour en savoir plus :

 

Upton Sinclair, La Jungle, Le Livre de Poche, 1906