Le corps au cœur du Deuxième Sexe : épisode • 1/4 du podcast La fabrique des corps

L'écrivaine Simone de Beauvoir dans son appartement parisien dans les années 1970. ©Getty - Jacques Pavlovsky/Sygma
L'écrivaine Simone de Beauvoir dans son appartement parisien dans les années 1970. ©Getty - Jacques Pavlovsky/Sygma
L'écrivaine Simone de Beauvoir dans son appartement parisien dans les années 1970. ©Getty - Jacques Pavlovsky/Sygma
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Nous fêtons cette année le 70ème anniversaire de la publication du Deuxième Sexe par Simone de Beauvoir, un ouvrage sociologique et philosophique fondateur, notamment par la place qu'il accorde à l'analyse du façonnement du corps féminin.

Avec
  • Sylvie Chaperon Professeure d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse Jean Jaurès. Membre senior de l’Institut Universitaire de France

Sylvie Chaperon revient avec nous sur l'importance de cette exposition de la vie du corps féminin et sur ses retentissements dans la société française de l'époque. Jalon de l'histoire du féminisme, entre le "premier féminisme" centré sur les droits civiques, et le "second féminisme" des années 1970, cet ouvrage dense, complexe, est un réservoir dans lequel toutes les femmes ont pu venir puiser.

Un ouvrage jugé indécent

Depuis cinq ou six ans nous en sommes à la nausée [...], aux draps sales et aux seaux de toilette, au mépris des lois et des familles. Bertrand d'Astorg, Aspects de la littérature européenne depuis 1945(1952)

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Le jargon philosophique de la plus distinguée des existentialistes transforme les choses les plus simples en casse-tête chinois. Anonyme, dans Action, 17 nov 1949

La parution du Deuxième Sexe en 1949 a suscité "un monumental scandale", note l'historienne Sylvie Chaperon dans son ouvrage Les Années Beauvoir. De gauche comme de droite, communistes ou catholiques, les réactions pleuvent et ne font pas dans la dentelle, mais elles font preuve d'une surprenante unité de ton : il est régulièrement reproché à Simone de Beauvoir, et le plus souvent à travers elle à Jean-Paul Sartre, de verser à la fois dans la basse vulgarité et l'abjection ; et dans un élitisme décadent. C'est au nom de la même conception de la morale, de la décence et de la littérature française que l'ouvrage est critiqué. 

Le livre sort en plein pendant la guerre froide, or Sartre, Simone de Beauvoir et les Temps Modernes ont tenté un moment, jusqu'en 1950, la neutralité : n'être ni pro-soviétiques, ni pro-atlantistes, et même de critiquer les deux. Cela ne durera pas très longtemps, mais cela attirera la critique violente des deux côtés. [...] Ce scandale qui sent un peu le souffre fait aussi qu'il y a une très forte médiatisation de l'ouvrage, et donc des ventes bien supérieures à ce qui était attendu ! Le tirage, déjà important pour un essai philosophique très long (22 000 exemplaires), est atteint dès la première semaine. Le Deuxième Sexe va entamer ce voyage au long cours avec des rééditions successives avec un public très vaste - il ne faut d'ailleurs pas oublier que Simone de Beauvoir noue un lien assez important avec ses lecteurs et lectrices, et qu'elle conservera toutes ces lettres de lecteurs (aujourd'hui déposées à la Bibliothèque nationale), de vrais témoignages de reconnaissance. Sylvie Chaperon

Déterminisme biologique et expérience vécue

C'est que le Deuxième Sexe accorde jusque dans son titre une place primordiale au corps féminin dans son intimité, sa réalité biologique, ses expériences individuelles et sociales, ses approches intellectuelles ou politiques. Par ces descriptions, les événements les plus intimes de la vie d'une femme deviennent sous la plume de l'autrice signifiants, d'abord parce que cette visibilité affirme leur réalité, ensuite parce que l'autrice rompt d'emblée avec la pensée naturaliste alors largement dominante. Pour Beauvoir, si la biologie n'assigne pas la femme à son statut, c'est bien la société qui détermine ce statut en contraignant les corps féminins. 

Les conduites que l'on dénonce ne sont pas dictées à la femme par ses hormones ni figurées par les cases de son cerveau ; elles sont indiquées en creux par sa situation. // Pour expliquer ses limites, c'est donc sa situation qu'il faut évoquer et non une mystérieuse essence. Le Deuxième Sexe, tome II

Ce n'est pas un ouvrage qui se présente seulement d'un point de vue surplombant, notamment sur le corps, à partir d'un savoir scientifique ou philosophique. Cela est lié à sa formation d'existentialiste, et à la mise en avant de la phénoménologie et de l'expérience au cœur la vie humaine - et cela parlera beaucoup aux lecteurs et aux lectrices, parce que chacun pourra se reconnaître à un moment ou à un autre dans cette analyse de l'expérience vécue. Sylvie Chaperon 

La sexualité, un enjeu philosophique

On touche ici au problème crucial de l'érotisme féminin : au début de sa vie érotique, l'abdication de la femme n'est pas compensée par une jouissance violente et sûre. Elle sacrifierait bien plus facilement pudeur et orgueil si elle s'ouvrait ainsi les portes d'un paradis. Mais on a vu que la défloration n'est pas un heureux accomplissement de l'érotisme juvénile ; c'est au contraire un phénomène insolite ; le plaisir vaginal ne se déclenche pas tout de suite ; selon les statistiques de Stekel - que quantité de sexologues et psychanalystes confirment - à peine 4% des femmes ont du plaisir dès le premier coït ; 50% n'atteignent pas le plaisir vaginal avant des semaines, des mois, ou même des années. Les facteurs psychiques jouent ici un rôle essentiel. Le corps de la femme est singulièrement "hystérique" en ce sens qu'il n'y a souvent chez elle aucune distance entre les faits conscients et leur expression organique ; ses résistances morales empêchent l'apparition du plaisir ; n'étant compensées par rien, souvent elles se perpétuent et forment un barrage de plus en plus puissant. Le Deuxième Sexe, tome II, première partie "Formation", chapitre III "L'initiation sexuelle".

Elle met sur la place publique, à l'agenda de la discussion commune des conversations qui étaient jusque là éminemment privées, éminemment taboues, et qui n'avaient leur place que dans la littérature médicale ou pornographique concernant la sexualité. Personne n'est habitué à ce qu'une philosophe parle de la sexualité : on n'est pas habitués à voir mélangés la sexualité et la philosophie. Or pour elle c'est une conséquence de la phénoménologie, c'est absolument nécessaire d réfléchir philosophiquement à ces choses là : ce qu'elle fait. Et puis évidemment c'est une femme, les femmes sont alors définies au premier chef par la pudeur, on n'est pas habitué à ce qu'une femme parle des choses du sexe, et avec un langage est très crue, elle ne prend pas de pincettes, un chat est un chat ! Elle utilise un vocabulaire plutôt médical, mais elle analyse aussi l'argot qui dévalorise le corps des femmes pendant la sexualité. Elle dit "l'homme bande, décharge conquiert ; la femme se donne, s'abandonne", elle analyse tout ce vocabulaire un peu militaire des rapports. Cela créé un scandale qui va se polariser sur les questions de la sexualité. Sylvie Chaperon

Hommage à Jean-Pierre Farkas

Nous avons appris vendredi dans l'après-midi la disparition de Jean-Pierre Farkas, qui avait dirigé la rédaction de France Inter avec bonhomie, humour et ironie, y compris envers lui-même. Il disparaît à l'âge de 85 ans et il avait vécu toutes les aventures de la presse écrite et de la presse parlée. Plus tard, dans la Fabrique de l'histoire en 2011, il était venu nous raconter comment tout cela avait commencé, et détailler la naissance du nagra et du transistor. 

Archives diffusées :
- Simone de Beauvoir dans "Actualité du livre", interrogée par Claudine Chonez le 4 novembre 1949.
- Jean-Pierre Farkas dans La Fabrique de l'histoire, le 18 avril 2011.

Musiques diffusées :
- "Roman aux Batignolles", extrait de "Paris sentimental", 1949. Sur un texte de Marthe Lacloche interprété par Mario Hacquard, baryton et Claude Collet, piano.
- "The tiny boogie", par les International Sweethearts of Rhythm (big band américain des années 1940). 

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