La vulgarité moderne

C'est Mme de Staël qui inventa le terme en 1802 ©Getty -  Image Source
C'est Mme de Staël qui inventa le terme en 1802 ©Getty - Image Source
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On trouve notre époque vulgaire, et il est vrai que même certains dirigeants politiques ont adopté un ton vulgaire comme signe de ralliement. Mais la vulgarité est-elle si moderne ?

C’est Madame de Staël qui invente le mot en 1802, « trouvant qu’il n’existait pas encore assez de termes pour proscrire à jamais toutes les formes qui supposent peu d’élégance dans les images et peu de délicatesse dans l’expression », écrit-elle dans De la littérature. Mais pour Bertrand Buffon, qui consacre au sujet un ouvrage très documenté publié chez Gallimard sous le titre Vulgarité et modernité, « son retour en force est concomitant du triomphe de l’idéologie néolibérale, qui pousse à leur dernière extrémité certains traits de la modernité – individualisme, utilitarisme, consumérisme – et soumet un à un les différents pans de la vie sociale à la logique du marché. » Le néologisme vulgaire « vient du latin vulgus qui signifie le commun des hommes, la foule ». Dans ses premiers usages, il n’avait pas forcément de connotation péjorative. Ainsi, Barbey d’Aurevilly qualifie la gaieté de « qualité vulgaire et toujours bienvenue en France ». Mais, aussi étonnant que ça puisse nous paraître aujourd’hui, le même jugeait comme Brunetière Victor Hugo vulgaire, estimant qu’il « peint gros en toutes choses, et les sentiments fins lui sont inconnus ». Quant à Brunetière il est encore plus explicite, affirmant qu’« il y a toujours eu dans toutes ses œuvres un fonds, non seulement de banalité, mais de vulgarité ». Même anathème pour Zola, auquel il reproche « la vulgarité délibérée des sujets ». La critique n’étant pas une science exacte, celui qu’on considère de nos jours comme l’anti-modèle de la critique littéraire en rajoutait une couche au début du XXe siècle, encore : Gustave Lanson jugeait Victor Hugo « peuple », de par « une certaine grossièreté de tempérament, par l’épaisse jovialité et par la colère brutale », et du fait d’une « nature vulgaire et forte, où l’égoïsme intempérant domine ». Du taux de testostérone appliqué au jugement esthétique… Mais le mot est lâché : égoïsme, il consonne avec individualisme, matérialisme, nivellement par le bas. Et renvoie – du coup – à notre société actuelle. Emerson parle de « la vulgarité grossière de l’égoïsme sans pitié ». 

"L’étalage indiscret de soi est un trait typique de la vulgarité contemporaine"

Pour Bertrand Buffon, « l’étalage indiscret de soi est un trait typique de la vulgarité contemporaine ». L’insignifiance de la personne érigée en modèle « alternatif ». Selon lui, « l’idée de norme a changé de sens, désignant, non plus ce qui est excellent, et donc rare, mais ce qui est le plus fréquent ». Les modèles classiques de moralité – le héros, le sage, le saint – sont remisés au cabinet de curiosités et la vulgarité se porte haut sur les plateaux de télévision comme un signe d’émancipation affiché à l’égard des conventions. C’est qu’il s’est passé quelque chose, avant l’ère consumériste, et dont celle-ci a su tirer profit. Le terrain a été en quelque sorte préparé par une « transvaluation des valeurs » amorcée déjà par nos moralistes du Grand Siècle. Les faux-semblants d’une morale conventionnelle, hypocrite et superficielle, guidée par l’intérêt personnel, sont dénoncés par La Rochefoucauld ou La Bruyère : je cite (Les Caractères) « Le peuple n’a guère d’esprit et les Grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fonds, et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas : je veux être peuple. » Renan enfonce le clou : « Bien agir parce qu’on en peut retirer quelque avantage, quelle vulgarité ! » Et Nietzsche : « Je déteste cette vulgarité qui dit : Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent ; qui veut fonder tous les rapports humains sur une réciprocité des services rendus, en sorte que chaque action apparaît comme une espèce de paiement en retour d’un bienfait. » 

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La morale bourgeoise

La dernière livraison de la revue Esquisse(s) est consacrée au thème de la crudité. Langage, publicité, pornographie, un monde de « tentations sans goût » nous submerge. Sur le mode « retournement du stigmate », musique et paroles du rap exploitent le filon. Mathias Vicherat pose la question : « Pourquoi la crudité du rap serait-elle seulement vulgaire ? » Les rappeurs semblent suivre à la lettre le conseil donné par John Fante aux écrivains : « vivre leur vie dans toute sa crudité, la prendre à bras le corps, l’attaquer à poings nus ». Si le rap « a souvent le sexe comme objet et la femme comme sujet (et vice versa), il est assez fréquent que le langage fleuri, mâtiné d’une langue verte et de néologismes, se trouve l’Etat et les institutions en général comme cible de choix. La crudité, la vulgarité seraient à la hauteur des injustices subies, des violences et aussi d’une forme de désillusion » résume l’auteur. «  La haine, c’est ce qui rend nos propos vulgaires » chante le groupe Sniper. « Parfois il faut parler cru pour être cru », tente l’ancien énarque, auteur à L’Harmattan d’une analyse textuelle du rap français. « J’ai traité les phrases comme de vraies dames / Tiré les plus belles pour les mettre en vitrine comme à Amsterdam » IAM.  La « poétique de l’obscène » – rappelle-t-il – n’est pas l’apanage des hommes. Les femmes rappeuses ne sont pas en reste. 

Par Jacques Munier

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