Saisir toute la complexité de l’armée française en Algérie

 

 

C’est un ouvrage à contre-courant, ou plutôt à rebrousse-mémoire, que publie L. Capdevila aux Presses universitaires de Rennes1. Lorsqu’envisagée sous l’angle de l’armée française, l’année 1958 est plutôt synonyme de crise politique, avec le coup de force d’Alger le 13 mai 1958, voire d’exactions et de tortures, dans le sillage de la bataille du même nom. C’est cependant d’une toute autre histoire que le professeur de l’Université Rennes 2, et directeur de thèse de l’auteur des présentes lignes, traite, celle du Service de formation des jeunes en Algérie (SFJA), institution créée justement à la suite de la crise du 13 mai. Ce faisant, se révèle une autre facette, moins connue mais non moins redoutable, de l’armée française, et qui fait par ailleurs longuement étape par Nantes et la caserne Richemont où sont formées nombre de monitrices du SFJA.

Une recherche collaborative

Néanmoins, avant d’entrer dans le vif du sujet exploré par ce livre, il faut dire quelques mots de sa réalisation, assez originale. C’est en effet d’une « histoire collaborative » qu’il s’agit ici, c’est-à-dire d’une enquête menée par L. Capdevila en collaboration avec l’association réunissant les vétérans du SFJA (p. 16). C’est d’ailleurs ce qui explique « le caractère hybride de ce livre, qui articule une histoire institutionnelle du SFJA conçue à partir des archives publiques, afin de comprendre l’émergence et la trajectoire de cet organisme singulier, et une histoire collective du ressenti, de la mémoire, de l’expérience individuelle rendue possible par la prise de parole des témoins et les archives privées qui ont été confiées » (p. 17).

Permanence des lieux et transformations des conflits et des normes. Carte postale. Collection particulière.

On aurait tort de mésestimer l’intérêt d’une telle démarche « collaborative ». Certes, très prosaïquement, il s’agit de contourner les lacunes des archives publiques. En effet, non seulement celles-ci sont éclatées entre différents fonds (Service historique de la défense bien sûr mais également Archives nationales de l’Outre-Mer, Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense et Archives départementales du Cantal) mais elles sont lacunaires, obligeant de fait le recours aux archives de l’Association nationale des anciens du SFJA ainsi qu’à une campagne de témoignages menés sur le mode semi-directif (p. 215). Se dessine alors l’impasse à laquelle conduisent les préventions exprimées à l’endroit de ces sources orales et associatives. Certes, elles ne sont chimiquement pas « pures » au sens où, entre autres imperfections, elles véhiculent assurément une vision subjective. Mais n’est-ce pas également le cas des archives du Service historique de la Défense qui, mirabile dictu, tendent nécessairement à propager le point de vue de l’institution militaire ? Dès lors, le chercheur se trouve face à un choix, celui de l’impasse par manque de sources chimiquement « pures », ce qui revient dans ce cas précis à déclarer l’objet historique SFJA perdu pour la connaissance, ou alors celui du contournement de la difficulté par l’objectivation des subjectivités. Refusant ce qui par bien des  égards  s’apparente à un « archivistic turn », c’est précisément vers cette dernière démarche que s’est tourné l’auteur en croisant « l’histoire perçue, à travers le prisme des souvenirs du ressenti des acteurs, avec les logiques institutionnelles complexes qui ont œuvré à l’expérience du SFJA » (p. 210).

De l’intérêt d’une monographie régimentaire

Le SFJA est une structure par bien des égards paradoxale qui montre bien toute la complexité du « moment 1958 ». Pensée à l’été, c’est-à-dire au moment où émerge en Algérie ce que l’auteur qualifie « d’Etat militaire »2, cette institution connaît une évolution d’autant plus complexe qu’elle est rapide.

Le SFJA part d’un constat simple : la pauvreté et les problèmes d’éducation jettent la jeunesse algérienne dans les bras du FLN (p. 40 et 46 notamment). Il est vrai que la situation est catastrophique (surtout lorsqu’on la confronte au soi-disant rôle positif de la colonisation) : en Algérie, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, seuls 13% des enfants musulmans sont scolarisés (p. 22), proportion qui en 1954 est « résiduelle » pour les filles (p. 24). C’est donc bien dans une stratégie de contre-insurrection que, dès le début de la guerre, des militaires français interviennent ponctuellement, accomplissant « des missions qui n’étaient pas censées être de leur ressort, mais celle de l’Education nationale, de la Formation professionnelle, de l’administration chargée de la jeunesse et des sports » (p. 27). 1958 apparaît dès lors comme le moment d’une guerre d’une incroyable intensité, celle-ci étant même qualifiée de « totale » en juillet 1957 par le colonel Lacheroy, alors chef du service  d’action psychologique et d’information de la défense nationale (p. 29) :

« Totale parce que non seulement elle mobilise vers cet effort de guerre toutes les puissances industrielles, commerciales, agricoles d’un pays, mais aussi parce qu’elle prend et pousse dans l’effort de guerre tous les enfants, toutes les femmes, tous les vieillards, tout ce qui pense, tout ce qui vit, tout ce qui respire avec toutes leurs forces d’amour, toutes leurs forces d’enthousiasme et toutes leurs forces de haine et qu’elle les jette dans la guerre. C’est là le facteur nouveau. Guerre totale parce qu’elle est une guerre qui prend les âmes comme les corps et les plie à l’obéissance et à l’effort de guerre. »3

On sait bien évidemment ce que valent c’est injonctions totalisantes et combien la poursuite de l’intérêt individuel ne disparaît pas sous l’impératif de l’effort de guerre4. Le SFJA le montre d’ailleurs bien puisque c’est de manière très pragmatique – et donc désidéologisée – que les populations algériennes appréhendent son action, et les monitrices leur propre rôle : acquérir des savoirs utiles pour les uns, obtenir un emploi et un bon salaire synonymes d’émancipation pour les autres (p. 212).

Dans un Centre de formation des jeunes en Algérie. Photo Jeanine Escales-Viscaros.

Mais si le SFJA constitue une porte d’entrée aussi intéressante pour saisir le « moment 1958 » et, plus globalement, la guerre d’Algérie, c’est qu’il « témoigne d’un point d’inflexion institutionnel et stratégique remarquable » (p. 57). En effet, si cette structure emploie une majorité de militaires, et c’est bien sous statut militaire que, par exemple, exercent les monitrices formées à Nantes, elle n’en demeure pas moins organiquement civile. De plus, elle épouse les évolutions rapides de la politique algérienne en muant d’un service de contre-insurrection basé sur l’action psychologique à un organisme de coopération économique et sociale accompagnant d’abord l’association puis l’autodétermination de l’Algérie (p. 210). En cela, L. Capdevila rappelle tout l’intérêt des monographies régimentaires même si, on l’a vu, ce terme ne colle pas parfaitement à la réalité administrative de ce que fut le SFJA.

Les logiques de genre au cœur de l’enquête

Certes, ce service est une structure relativement modeste de par son ampleur lorsqu’on la compare à l’immensité de l’organisation qu’est l’armée française en Algérie en 1958. Pour autant, cet organisme n’en constitue pas moins un objet particulièrement transgressif, et donc des plus intéressants à étudier, en ce qu’il conteste la vieille norme de genre selon laquelle les femmes n’ont pas leur place sur le champ de bataille (p. 7-8). Certes, on pourrait rétorquer, et à juste titre du reste, que la doctrine de l’insécurité permanente tend tellement à redéfinir le théâtre des opérations militaires qu’une telle distinction n’est peut-être plus nécessairement opérante. Ce serait toutefois oublier que c’est bien pendant la guerre d’Algérie que « les premiers recrutements militaires de femmes en raison de leur identité de genre pour assurer des missions spécifiques en zone opérationnelle, afin de travailler prioritairement avec la population féminine et les enfants » sont expérimentés (p.11). Et c’est précisément dans ce cadre que doit être comprise la création, le 1er décembre 1958, du SFJA (p. 19).

Car à une époque où les femmes ne représentent qu’1% des effectifs des forces françaises (p. 60), ce revirement doctrinal ne procède nullement du hasard. Au contraire (p. 63)

« La variable du genre semble s’être imposée dès lors que, à l’automne 1958, les jeunes filles ont été identifiées comme un segment stratégique de la société, qui relevait directement des du champ de compétence du SFJA. Autrement dit, pour enseigner aux filles un corps d’enseignantes spécifiques avait été créé, afin de transmettre des contenus d’enseignement qui eux-mêmes étaient sexués. »

C’est donc bien d’un objet particulièrement ambivalent dont il s’agit ici, le SFJA tendant à la fois à abolir mais également par bien des égards à renforcer les distinctions de genre. C’est ainsi par exemple que les aspirantes monitrices doivent être réputées de « bonne moralité » pour pouvoir intégrer ce service, obligation qui ne s’impose pas à leurs collègues masculins (p. 65). De  même, l’enseignement délivré à la jeunesse algérienne doit à terme permettre aux garçons « d’exercer dignement une profession » et aux filles « de collaborer à la tenue du foyer familial, et lorsqu’elles deviendront mères de famille, d’êtres des éducatrices averties pour leurs enfants » (p. 113). Se dévoile alors tout le paradoxe de ce SFJA, initiative pédagogique novatrice au service d’une bataille sans doute déjà perdue en 1958 : le maintien de l’Algérie française.

Centre d'entraînement de parachutistes, en Algérie, en 1960. Collection particulière.

Il est difficile de rendre compte dans l’espace des quelques pages qui nous sont attribuées ici de toute la richesse (y compris au niveau des illustrations) du volume que L. Capdevila consacre au SFJA. Cette tâche est d’autant plus délicate que l’objet lui-même ne se laisse pas aisément appréhender. Le SFJA cesse ses activités en juin 1962 et celles-ci sont par ailleurs très éclatées, disséminées sur l’ensemble du territoire algérien (p. 128-129). Il en résulte une multitude de de réalités qu’il est bien difficile de synthétiser. Et là est sans doute le tour de force réalisé par l’auteur : montrer comment, malgré l’imperfection des archives et la complexité de l’objet, une structure comme le SFJA peut contribuer au développement des connaissances sur l’armée française, la guerre d’Algérie et, plus largement encore, la construction des identités de genre. En cela, le livre de L. Capdevila est assurément incontournable.

Erwan LE GALL

CAPDEVILA, Luc, Femmes, armée et éducation dans la guerre d’Algérie. L’expérience du service de formation des jeunes en Algérie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

 

 

 

1 CAPDEVILA, Luc, Femmes, armée et éducation dans la guerre d’Algérie. L’expérience du service de formation des jeunes en Algérie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 On soulignera combien ce qualificatif doit à la connaissance fine de L. Capdevilla de l’histoire du cône sud-américain et combien, au final, ces changements de cadre géographique sont profitables au développement des connaissances.

3 Souligné dans le texte.

Sur ce point on se permettra de renvoyer à  LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.