Abdellatif Kechiche aime choquer. En filmant pendant plus de trois heures le vrombissement des culs qui twerkent et une scène de cunnilingus de 13 minutes dans une boîte de nuit de Sète, il donne aux spectateurs et spectatrices éreinté.e.s l’impression d’avoir fait une expérience de la radicalité. On peut y voir au contraire la mort d’un cinéma que certain.e.s critiques s’appliquent à vouloir encore défendre.

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L’esthétique des gros culs

Présenté en compétition officielle, Mektoub my love : intermezzo s’offre comme la vision opposée de Portrait de la jeune fille en feu. Là où Sciamma utilise une forme classique pour faire passer des idées révolutionnaires, Kechiche utilise un dispositif novateur pour recycler des propos rétrogrades, homophobes et misogynes. Mais ce n’est pas parce que des personnages masculins parlent de filles comme des « salopes », des « gros culs » ou des choses que l’on se « prête » en boîte de nuit qu’un film est misogyne. C’est dans son esthétique qu’un propos politique se dessine.

Il faut interroger le geste cinématographique que Kechiche propose. Non pas celui qui consiste à nous plonger dans une immersion totale en boîte de nuit jusqu’à nous faire sentir l’épuisement des corps féminins, comme Gaspar Noé peut nous malmener dans ses prises d’otage sensorielles comme dans Climax, où on a l’impression d’avoir pris de la drogue contre notre gré. Il se passe aussi quelque chose de l’ordre du consentement chez Kechiche, à force de voir des femmes qui sont forcées à pratiquer des actes sexuels par des hommes et à les voir comme des culs, on s’habitue tout simplement à les traiter comme des objets. C’est la puissance tragique du male gaze de Kechiche, on oublie qu’on traverse une expérience cinématographique qui repose sur l’objectification du corps féminin.

À force de voir des femmes qui sont forcées à pratiquer des actes sexuels par des hommes et à les voir comme des culs, on s’habitue tout simplement à les traiter comme des objets.

L’absence des culs et des sexes d’hommes

Car soyons précis. Kechiche à aucun moment pendant 3h40 ne filme le cul ou le sexe des hommes. Cela devient encore plus frappant dans la scène finale du film où Amin, son héros-aller ego, est au lit avec l’une de ses camarades (on ne la nommera pas, non pas pour éviter de spoiler, mais parce qu’elles sont filmées comme étant interchangeables). La jeune femme est filmée complètement nue sur le lit, la caméra à hauteur de ses fesses nous permettant de voir, entre ses cuisses, son sexe.

Amin sort de la couche, la caméra coupe, il est couvert d’un drap, puis il se rhabille. La question ne se trouve pas dans une parité de l’érotisation des corps, on ne veut pas 178 plans de culs d’hommes (la journaliste Anaïs Bordages est arrivée à ce chiffre). Ce qu’il faut interroger est le refus systématique de filmer le corps masculin. Même lorsque deux femmes parlent d’hommes en boîte, la « tante » (Hafsia Herzi) et sa cousine plus jeune qui se pose des questions sur sa bisexualité (et qui finit par dire qu’on peut choisir son orientation sexuelle), la caméra ne filme jamais les hommes qu’elles regardent. Elles parlent du cul du mec en pantalon rouge, mais Kechiche refuse le contre champ. 

Ce qu’il faut interroger est le refus systématique de filmer le corps masculin.

Cette asymétrie entre le regard du cinéaste posé sur les corps féminins et les corps masculins n’est pas relevé par certains critiques (ni dans Les Inrocks, ni dans Libération), comme si Kechiche avait réussi à eux aussi les aveugler par son style. La brutalité des extrêmes gros plans répétés de fesses des femmes (on peut voir le duvet, les petits boutons de la peau tellement nous sommes près), ou la vulve malmenée d’Ophélie qui reçoit un cunnilingus de 13 minutes qui ressemble plus à une scène de torture (où l’homme n’a aucune idée de ce qu’il fait de sa langue pendant qu’elle tente de changer d’angle et lui demande d’aller plus doucement sans jamais réussir à jouir) s’ajoute à la violence des interactions entre les deux genres.

Les filles restent de la chair à malaxer et elles sont filmées de cette manière sans aucune retenue, sans aucune gêne.

Avant de passer à l’acte, le jeune garçon s’épuise à dire à Ophélie qu’il veut lui faire un cunnilingus, ce à quoi elle s’oppose farouchement pour finir par changer d’avis sans raison. La nouvelle recrue du groupe, une jeune fille de 18 ans Parisienne et bourgeoise, se fait prendre en sandwich par les deux garçons qui lui maintiennent la nuque pour l’embrasser l’un puis l’autre. Amin, le seul garçon désiré par les filles, est filmé comme un empereur revenant sur son territoire et regardant cette masse de corps féminins avec hauteur. Les filles restent de la chair à malaxer et elles sont filmées de cette manière sans aucune retenue, sans aucune gêne.

Le clash du male gaze et du female gaze

À ce malaise s’ajoute aussi la seule trame de scénario écrite par Kechiche : Ophélie est enceinte de son amant à deux semaines de son mariage. La préoccupation centrale du film repose donc si Ophélie va avorter ou non, et ce choix semble ne dépendre que de l’envie du géniteur de vouloir ou non l’épouser avant que son fiancé officiel ne rentre de voyage.

Nous sommes en plein patriarcat, les femmes sont incapables de parler entre elles d’autre chose que d’homme, incapables de prendre des décisions, incapables de jouir.

Nous sommes en plein patriarcat, les femmes sont incapables de parler entre elles d’autre chose que d’homme, incapables de prendre des décisions, incapables de jouir. Heureusement, que dans cette même compétition, Sciamma représente des femmes qui créent, des femmes qui réinventent les mythes, des femmes qui questionnent l’ordre et qui se surtout s’interrogent sur leur désir.

Nous sommes face à une fracture dans le cinéma français, entre le male gaze du passé voué à devenir mortifère et le female gaze qui réinvente un monde et la manière de le regarder.