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Billet de blog 1 avril 2014

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Jacques Le Goff, ou le passé plein d’à présent

Jacques Le Goff, qui nous a quitté le 1er avril, était, depuis la disparition de Fernand Braudel, l’historien français le plus connu en France et surtout à l’étranger. Cette consécration officielle, entièrement méritée si l’on considère l’importance de son œuvre et l’influence qu’il a eue sur les nouvelles générations d’historiens, contraste avec la forte originalité de son approche du Moyen Âge  qui lui valut, à la publication de son premier grand livre, La Civilisation de l’Occident médiéval, beaucoup de critiques et peu de soutiens.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Jacques Le Goff, qui nous a quitté le 1er avril, était, depuis la disparition de Fernand Braudel, l’historien français le plus connu en France et surtout à l’étranger. Cette consécration officielle, entièrement méritée si l’on considère l’importance de son œuvre et l’influence qu’il a eue sur les nouvelles générations d’historiens, contraste avec la forte originalité de son approche du Moyen Âge  qui lui valut, à la publication de son premier grand livre, La Civilisation de l’Occident médiéval, beaucoup de critiques et peu de soutiens. Son Moyen Âge, défini comme un univers mental, un système de croyances et de représentations, déplaisait à tous ceux qui s’irritaient de ne pas y retrouver la longue suite des règnes ou des guerres anglo-françaises.

En 1968, alors qu’il a été élu à la VI° section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Fernand Braudel lui demande de prendre avec Emmanuel Le Roy Ladurie la direction des Annales, la revue créée par Marc Bloch et Lucien Febvre pour renouveler la pensée historique. Les deux jeunes historiens qui traversent alors, l’un et l’autre, la période la plus créatrice de leurs carrières, se rejoignent dans leur intérêt pour l’anthropologie historique;  c’est-à-dire dans une approche interne des sociétés et des cultures qui se sont développées à travers l’Histoire, par l’exploration des manières de penser et de sentir.

La conception de l’histoire qu’ils défendent, très ouverte au dialogue avec les autres sciences humaines, connaît alors un succès inédit dans le grand public qui cherche plus à comprendre les rouages cachés des sociétés qu’à célébrer les vertus et les sortilèges de la mémoire nationale. Cette vision de l’histoire a été exposée dans un ouvrage collectif dirigé par Jacques Le Goff, intitulé La Nouvelle Histoire. Lui-même n’aimait pas beaucoup ce titre, suggéré par l’éditeur. Il aurait préféré tout simplement L’Ecole des Annales puisque c’était d’elle qu’il s’agissait. Mais le titre a fait fortune. Ce qui vaut à Jacques Le Goff d’être qualifié, aujourd’hui encore, de père de la Nouvelle Histoire.

Comme médiéviste, Jacques le Goff était après Georges Duby celui qui avait le plus fait fructifier l’héritage intellectuel de Marc Bloch dont l’œuvre avait introduit une véritable révolution copernicienne dans l’approche du Moyen Âge. Mais il l’avait fait de façon très différente. Georges Duby, fidèle à la démarche novatrice de Marc Bloch, avait continué à extirper notre connaissance du Moyen Âge de la vision romantique d’un âge de la spiritualité et de l’amour courtois, peuplé de preux chevaliers et de belles dames sans merci. Il articulait l’univers mental de l’époque médiévale aux structures sociales et encore plus aux structures technico-économiques qui les sous-tendaient. Sous les moines qui prient ou recopient  les manuscrits et les croisés qui s’en vont en Terre Sainte, il y a les paysans qui labourent la terre et réinventent le savoir agricole.

Jacques Le Goff retourne comme un gant cette attention aux structures profondes. Prolongeant une remarque de Marc Bloch qui affirmait que dans certaines sociétés, comme la société médiévale, l’univers religieux peut constituer en lui-même une infrastructure, il avait entrepris  d’explorer et d’expliquer le Moyen Âge de l’intérieur, en partant du cadre mental donné par la culture chrétienne. Il ne s’agit pas pour lui d’exalter la spiritualité  du Moyen Âge, mais de montrer comment la christianisation de la société a profondément transformé les attitudes, celles de l’esprit comme celles du corps, et fécondé un nouvel imaginaire. L’Eglise n’apportait pas uniquement le dogme et le message évangélique. Par son emprise totalitaire sur la société, elle a conduit les clercs à redéchiffrer complètement la réalité à partir de la Révélation.

Ce Moyen âge n’est pas un ailleurs, un monde disparu qui inspire mépris ou nostalgie. Il survit en nous inconsciemment dans nos habitudes les plus ordinaires. Car pour Jacques Le Goff, Le Moyen Age n’est pas mort avec la prise de Constantinople par les Ottomans ou la découverte de l’Amérique. Il a survécu dans les structures économiques et sociales du monde paysan jusqu’à la fin du XIX° siècle. Et il survit encore dans bien des traits de notre sensibilité.

S’il a consacré une partie de son œuvre à l’imaginaire de l’au-delà, par exemple dans La Naissance du Purgatoire, il s’est intéressé tout autant à nos représentations de l’univers économique, par exemple dans Le Moyen Âge et l’argent ou dans La Bourse et la vie, renforçant l’actualité du Moyen-Âge comme matrice insoupçonnée de nos idées modernes.

Jacques Le Goff a été un acteur important de la vie universitaire. Elu président de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales à la suite de Fernand Braudel, il a largement contribué à son développement. C’est sous son impulsion que l’EHESS est devenue l’un des foyers les plus importants de la pensée et de la recherche économiques en France. Il a été connu du grand public, non seulement par l’originalité de son œuvre mais par ses nombreuses apparitions dans les média (sur France Culture, dans la presse française et italienne, à la télévision) qu’il acceptait non par narcissisme médiatique mais au contraire parce qu’il se prêtait avec simplicité à cette forme particulière de pédagogie qu’est la vulgarisation scientifique.

Homme de gauche, d’une gauche modérée mais fidèle, il ne s’est jamais éloigné des problèmes et des enjeux de son temps. Non seulement parce que son « long Moyen-Âge » le conduisait jusqu’au seuil de notre époque, mais parce qu’il considérait, comme les médiévistes Henri Pirenne ou Marc Bloch, que le Moyen Âge peut nous aider à comprendre ce qu’il y a de plus nouveau dans notre époque et que notre modernité doit nous aider à  découvrir un autre Moyen Âge.

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