Il y a 565 ans disparaissait définitivement l’Empire romain en Orient

Contribution externe

Une opinion de Theodoros Koutroubas (1).

L’actualité politique de ce mois de mai, laissera sans doute passer inaperçue l’anniversaire d’un événement déjà très peu commémoré en Occident : la fin de l’Empire romain en Orient. Cet empire que d’aucuns appellent de nos jours "byzantin" s’acheva il y a 565 ans jour pour jour, le 29 mai 1453, lorsque Constantinople tomba aux mains des Ottomans à l’issue d’un long siège.

Présenté comme un état théocratique et gouverné par des tyrans, "l’Empire des Grecs", n’a pas été regretté en Occident, jusqu’à ce que les historiens modernes révélèrent son apport décisif aux évolutions intellectuelles de la Renaissance.

Aujourd’hui, la littérature sur l’état romain chrétien en Orient attribue ses critiques négatives à la "tendance limitative de certains de définir le concept de l’Europe pour se référer essentiellement à l’Europe occidentale, vue comme 'chrétienne' et parfois même comme explicitement 'catholique'. (2)  Ainsi, "selon plusieurs auteurs, d’Arnold Toynbee à Samuel Huntington, 'l’Orthodoxie' ou la 'civilisation orthodoxe', ont acquis une identité propre (…) non européenne et par conséquent non éclairée " (3).

Ces stéréotypes ont la vie dure, et l’image de cet Etat, comme celle des pays considérés comme étant ses "héritiers spirituels" continuent d’en souffrir. L’auteur du "Choc des Civilisations" ne voyait-il pas la culture des peuples orthodoxes, comme étant inclinée vers l’autocratie, la plaçant aux côtés du "monde islamique", supposément enclin à un conflit avec l’Occident démocratique, ouvert d’esprit, catholique et protestant.

Or, c’est à ceci que devrait servir les commémorations des évènements : remettre les pendules à l’heure de la réalité historique, ennemie naturelle de la propagande politique, et de ses pseudo-informations (infox ).

Celle de la fin de l’état romain chrétien pourrait nous (re)apprendre que le monde orthodoxe constituait une des rarissimes parties de la terre de son temps, où le peuple jouait un rôle assez important sur les affaires publiques. Sans être une démocratie dans le sens actuel du terme, l’Empire fut en fait jusqu’à sa fin un Etat de droit, soutenu par une bureaucratie professionnelle salariée où les citoyens étaient considérés comme étant égaux aux yeux de la Loi et où les titres de noblesse héréditaire n’ont jamais existé (4).

Loin d’être un roi absolu et doté des pouvoirs thaumaturgiques, comme par exemple les souverains de France et d’Angleterre de l’époque, le "fidèle en Christ Dieu Roi et Empereur des Romains" (et non de Rome) ne devait pas sa légitimé qu’au seul sacre par l’Eglise. Comme aux temps des premiers empereurs romains, l’occupant du trône, homme ou femme, devait toujours maintenir la loyauté de l’armée, la confiance du sénat et l’acclamation des redoutables "démos ", les organisations du peuple, dans le grand hippodrome de la capitale. Comme le note Anthony Kaldellis, l’importance des sentiments du peuple vers l’administration de l’Empereur et la compréhension générale que le caractère sacré de la couronne concernait strictement l’institution impériale et non ses occupants temporaires, facilitait les changements fréquents de ces derniers. Les révoltes populaires, causées par mécontentement avec les politiques du Chef de l’Etat, rendaient en fait la chute d’un Empereur plus probable que la non réélection d’un sénateur américain de nos jours. Promulguée par Leo VI (886-912), la loi sur la gouvernance de l’Etat officialise la limitation de l’autorité impériale par (entre autres) les coutumes, les usages et la volonté du peuple (5).

Même l’office d’Empereur n’est jamais devenu héréditaire en dépit de l’existence des périodes où la couronne restait – plus ou moins - entre les mains d’une seule famille, sans préjudice des droits et réalités mentionnés plus haut. Durant les 1123 ans de vie de l’Empire en fait, nous comptons 16 périodes dynastiques et 5 périodes non dynastiques. Des 16 dynasties, seulement 3 ont duré plus que 100 ans et aucune n’est resté au pouvoir pour 200 ans. De plus, même durant les périodes dynastiques, des co-Empereurs, portés au pouvoir par le peuple ou l’armée et acceptés par le Sénat et l’Eglise, partageaient le porphyre avec le Roi dynaste, qui était trop jeune ou trop peu capable à exercer l’administration de l’Etat. (6)

En comparaison, la dynastie ottomane gouvernât l’Empire homonyme sans interruption de 1299 à 1922, la maison capétienne gouvernât la France de 987 à 1792 et de nouveau de 1815 à 1848 et la maison des Habsburg gouvernât ses territoires de 1438 à 1740, continuant l’exercice du pouvoir en tant que maison d’Habsburg-Lorraine de 1740 à 1918.

Le Sénat, quant-à-lui, qui depuis l’antiquité comptait parmi ses membres que des familles patriciennes, fut ouvert par Constantin IX (Monomachos 1042-1055) aux hommes venant des classes moins prospères. Même si le vrai pouvoir de ce corps constitué a graduellement décliné durant la vie de l’Empire, le rôle qu’il continuait à jouer en tant que haut dicastère, contribuait, avec celui de la bureaucratie, dont les membres étaient majoritairement recrutés sur la seule base de leurs connaissances littéraires, à rendre la nature du régime roméo-byzantin beaucoup plus moderne et rationnelle que celle de plusieurs Etats de ce Nord de l’Europe aux cultures supposément plus adaptables à la démocratie que la "civilisation orthodoxe".(7)

La place capitale du débat et de la participation active des fidèles dans cette dernière, a en fait contribué au maintien et au renforcement des éléments démocratiques du régime, surtout quand l’Empire s’est trouvé, face à face avec le monde latin. Féodales et militarisées ses composantes étaient (au moins partiellement) dominées par une autorité religieuse suprême – le pape de Rome –jouissant d’un pouvoir qu’aucun Patriarche de Nouvelle Rome n’aurait jamais pu imaginer.

La chute de Constantinople aux armées ottomanes a sonné la fin définitive de Rome en Orient et comme c’est toujours le cas dans l’histoire des civilisations, des éléments de la culture, de la politique, de la vie « byzantine », ont influencé les Etats et les civilisations qu’ils l’ont suivi, tandis que sa mémoire est devenue l’objet légitime de recherches historiques. Or les fanatismes de tout bord se nourrissent toujours des infox , et c’est pour ceci qu’il est peut-être utile de ne pas laisser passer cette date sans s’en souvenir.

1 Theodoros Koutroubas est Professeur des sciences politiques à l’UCLouvain et sera Professeur invité de l’Université de Montréal pour l’année académique 2019-2020.

2 Averil Cameron (2014), Byzantine Matters, Princeton University Press, Princeton, p. 14.

3 Idem, p. 18.

4 Anthony Kaldellis (2015), The Byzantine Republic, People and Power in New Rome, Harvard University Press, partim. Averil Cameron (2014), op.cit., p.33.

5 Meredith L. D. Riedel (2018), Leo VI and the Transformation of Byzantine Christian Identity: Writings of an Unexpected Emperor, Cambridge University Press, Cambridge.

6 Les grands empereurs Nikephoros II (Phokas 963-969 ) et Ioannis I (Tzimiskes 969 - 976) sont des beaux exemples de rois non dynastes durant une période dynastique.

7 L’auteur de ces lignes ne pense pas bien entendu qu’il est possible de réduire une civilisation à sa seule composante religieuse, et encore moins la civilisation aujourd’hui appelée byzantine, qui constitue en fait le fruit d’un mariage heureux entre le polythéisme démocratique et philosophique grec, la culture du droit et de l’administration rationnelle romaine, le mysticisme et l’esprit de charité chrétien oriental et d’autres cultures des peuples avec lesquels l’Empire romain en orient a pendant longtemps coexisté.

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