Annette Wieviorka : “Le procès Eichmann a permis de comprendre la rationalité nazie”

Annette Wieviorka : “Le procès Eichmann a permis de comprendre la rationalité nazie”
Le criminel nazi Adolf Eichmann (1906-1962), ici pendant son procès, à Jérusalem, en avril 1961. (©DALMAS/SIPA)

Le procès du plus célèbre fonctionnaire nazi est analysé, sous divers angles, dans "le Moment Eichmann". L'historienne Annette Wieviorka a codirigé l'ouvrage. Entretien.

Par François Forestier
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Le procès Eichmann, en avril 1961, fut un moment décisif: dans l’histoire de l’Europe, dans l’histoire d’Israël, dans l’histoire de l’humanité. Face à cet homme falot qui se défendait en prétendant avoir suivi les ordres, il y avait les victimes, les journalistes, les juges, les témoins, les spectateurs.

Pouvait-on seulement imaginer une forme de justice qui serait à la hauteur de l’événement? Qui prendrait en compte la barbarie et l’ampleur des crimes nazis? Hannah Arendt forgea son concept de «banalité du mal», mais elle fut dupée. Derrière le fonctionnaire Eichmann, il y avait l’arrogant Eichmann, qui se dissimulait. Il ne regrettait rien. Pire: il était fier d’avoir contribué à la solution finale.

Le livre dirigé par Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka analyse, sous divers angles, le déroulement et l’écho de ce procès. Depuis les comptes-rendus à la radio (chapitre d’Amit Pinchevski, Tamar Liebes, Ora Herman), jusqu’à l’utilisation des archives (chapitre de Stewart Tryster), en passant par la représentation de la Shoah en URSS (Vanessa Voisin) ou l’étude de l’empreinte du procès dans le cinéma israélien (Ophir Lévy), le livre démonte toute la mécanique de cette représentation, théâtrale sous bien des aspects, qui se termina par la pendaison – mille fois méritée – d’Adolf Eichmann.

Désormais, il n’y avait plus d’impunité pour les génocidaires.

L’Obs. Comment définir «le moment Eichmann»?

Annette Wieviorka. C’est un événement. Plusieurs histoires se croisent au cours du procès. Nous avons voulu montrer comment cet événement a été construit. Les médias traditionnels – la presse écrite - coexistent avec les  médias modernes – la radio, capitale pour Israel, qui n’a pas de couverture télé à l’époque –  la télévision. De France, des chroniqueurs célèbres, dont Frédéric Pottecher, Joseph Kessel ou Jean-Marc Théolleyre ont couvert le procès. Le procès Eichmann a été le premier «global media event», grâce aux télés étrangères.

C’est aussi le premier récit du génocide des Juifs, mené publiquement, face à l’un de ses organisateurs. Nuremberg, c’était différent: l’accusation ne se concentrait pas seulement sur cet aspect, mais sur la responsabilité de la guerre et l'ensemble de la criminalité nazie. Le procès d’Eichmann a révélé, aux yeux du monde entier, que la destruction des Juifs était distincte de la criminalité nazie en général.

Le mot « Shoah » n’était pas utilisé, alors.

A l'extérieur d'Israël, non. Pas plus que le mot «génocide». En Israël, oui, puisqu'a été institué une journée commémorative à la mémoire des victimes et des héros, le Yom Hashoah. Mais c'est le procès qui a cristallisé la conscience collective. Il a produit une histoire commune aux Israéliens.

En 1961, il y avait à peu près un million d’habitants en Israël, dont un tiers de survivants. Nombre de ceux-ci venaient d’Auschwitz, leur bras était tatoué. Mais ils étaient l'objet de mépris, et avaient été surnommés «les savons»: l’idée dominante était qu' il n’y avait rien à tirer de bon à tirer d'une survie qui pouvait même paraître suspecte. Jusqu’au procès Eichmann, Israël s’est construit en tournant le dos à la diaspora. L'Israélien serait un Juif nouveau, qui n’avait rien à voir avec les savons.

Le procès Eichmann a changé tout cela ?

Cette idée d’un Juif nouveau n'était pas sans résonances révolutionnaires, et fait penser à l'«l’homme nouveau» soviétique. Elle était dominante. On allait faire un Juif sportif, cultivant la terre, qui saura se battre, et qui ne sera pas un mouton bon pour l’abattoir.

Dans votre livre, on peut lire qu’Israël n’était pas intéressé par la chasse aux nazis, et que, pourtant, on a conçu des lois, très rapidement, qui punissaient le nazisme.

Oui, mais la loi de 1950, sur les nazis et leurs collaborateurs, n’était pas faite pour les SS. Elle était faite pour les Juifs, ceux qu'on considérait comme des collaborateurs juifs, les membres des conseils juifs, les policiers des ghettos, les kapos des camps de concentration. Il y a eu des dizaines de procès contre les kapos.

En ce qui concerne Eichmann, Israël n’était pas très intéressé par l’idée d’un procès: c’est un homme, Fritz Bauer, procureur général du Land de Hesse, qui a forcé la main à Israël. Il a traqué Eichmann jusqu’en Argentine. Bauer était le héros du film «le Labyrinthe du Silence», sorti en 2014. Il est mort, certains disent de façon étrange, en 1968. Il était Juif, socialiste et homosexuel, donc une cible parfaite pour les nazis. Un nouveau film, sorti en Allemagne en octobre dernier, lui rend hommage: «Der Staat Gegen Fritz Bauer». Il est entièrement consacré à l’affaire Eichmann et doit sortir prochainement en France…

Pourquoi Israël ne s’intéressait-il pas à la traque des nazis?

L’idée de Ben Gourion, c’était qu’il fallait tirer un trait. On avait mieux à faire. On voulait que la création de l’état soit ancrée dans l’histoire du sionisme, et pas dans l’histoire de la Shoah. Il n’y avait pas de désir de vengeance. On ne se venge pas du passé. Le nazisme était fini. En revanche, on se venge de ce qui menace le présent: le Mossad est allé rechercher les auteurs des crimes des Jeux de Munich, et les a tués. C’est une autre logique.

Le procès Eichmann a donc fait le lien entre les deux logiques.

Oui. Le procès a introduit cette génération du passé dans la conscience commune, donner de l’estime aux survivants. C’est à partir de là qu’il y a eu une insistance pour creuser l’histoire de la Shoah.

Pendant ses dépositions, Eichmann a constamment pris la pose du petit bureaucrate. Il a floué tout le monde…

Oui. La méprise vient de ce que la stratégie de défense et la réalité du personnage étaient différentes. Eichmann en procès, c’est Eichmann qui se bat pour sauver sa peau. Il espère la sauver jusqu’au bout, et préserver quelque chose de son image, par rapport à sa femme et ses enfants. Il campe sur ses positions: pas coupable «au sens de l’accusation», j’étais un rouage, j’obéissais aux ordres. C’est ce qu’on percevait à la barre. D’où la vision d’Hannah Arendt.

Dans notre livre, la contribution de Michèle-Irène Brudny donne une bonne chronologie de la présence d’Hannah Arendt au procès. C’est important: le Eichmann du début n’est pas le Eichmann du contre-interrogatoire. Quand celui-ci est arrêté en 1960, l’image qu’en donne la presse est celle d' un fauve assoiffé de sang. Sadique, etc. Deuxième impression, popularisée par Hannah Arendt: petit bureaucrate, homme insignifiant. Troisième époque: celle des historiens.

Le livre de Bettina Stangneth, «Eichmann before Jerusalem» (qui devrait sortir en France cette année) révèle un homme arrogant, nullement effacé, fier de ce qu’il a accompli. Il n’est pas l’inventeur de la Solution Finale, mais c’est un antisémite fanatique, et qui, dans le cadre de son action, a fait preuve d’initiative. Ce n’est pas un employé de préfecture. C’est beaucoup plus que cela. Il regrette de ne pas avoir mené à bien sa mission.

La punition – la mort – semble peu proportionnée par rapport à l’immensité des crimes…

Oui, mais l’important n’est pas là. Le procès Eichmann a permis de réinvestir la mémoire. Et de comprendre la rationalité nazie: ils ne pratiquaient pas un antisémitisme de pogrom, mais un antisémitisme efficace, scientifique, sans haine.

La grande leçon de ce procès n’est-elle pas que la justice, finalement, suit son cours ?

C’est la leçon qu’on devrait retenir. Hélas, dans la réalité, ce n’est pas toujours ainsi. La mise en lumière d’un homme comme Fritz Bauer est réconfortante. Il y a des hommes qui se battent pour que la justice passe, malgré tout. Il y a une autre leçon : c’est que lorsque le politique décivilise la société, les individus peuvent tomber dans la barbarie.

Il y a eu d’anciens nazis, comme Hans Globke, qui a participé à l’élaboration des lois raciales avant guerre, qui se sont réinsérés dans le système démocratique sans problème. Globke est devenu le secrétaire d’Adenauer. Le cadre politique favorise ou restreint les dérives de ces gens: il est déterminant. Si le peuple allemand – l’un des plus cultivés au monde, disait-on alors – est devenu nazi dans son ensemble, c’est que le système a autorisé ou favorisé cette plongée dans les ténèbres. Eichmann le démontre. Et son procès reste crucial, pour l’avenir.

François Forestier

Le Moment Eichmann,
sous la direction de Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka, 
Albin Michel, 304 p., 20 euros. 

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François Forestier
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