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Mort de Kameleddine Fekhar : la bataille perdue de la solidarité 

Le militant mozabite est mort le 28 mai dans des conditions suspectes. Arrêté le 31 mars et accusé d’atteinte à la sûreté de l’État et incitation à la haine raciale, il en était à son 53e jour de sa grève de la faim
Une manifestante brandit un portrait de Kameleddine Fekhar lors de la marche du vendredi, le 31 mai 2019 (AFP)

Le corps puise dans ses réserves de sucre, de graisse et de protéines. Il s’enfonce progressivement dans la douleur, devient otage de ses spasmes, de ses crampes et de ses vertiges. Il se battra longtemps contre la mort tandis que l’esprit vacille, se trompe parfois de dates et de lieux, s’échappe probablement vers cette vallée lumineuse où coulait durant des siècles une vie douce. 

La grève de la faim est une vieille amie de Kameleddine Fekhar. N’a-t-il pas survécu à 108 jours de jeûne lors de sa première incarcération en 2015 ? N’a-t-il pas vaincu ses bourreaux avec la seule arme de son corps ?

Aujourd’hui, alors que la révolution se débat, elle aussi, pour garder son sourire et sa détermination, alors qu’une dictature militaire ne s’offre même plus un costume civil acheté au rabais, alors que le mot « liberté » n’a jamais fusé aussi fort dans les rues algériennes, les prisons conservent toujours leur quota de détenus politiques, de prévenus anonymes, de bagnards trop pauvres, trop inconnus pour agiter les consciences. 

État carcérophile

La prison algérienne et sa vocation déshumanisante, concentrationnaire et épuratrice n’existe pas que depuis l’ère Bouteflika. Elle représente l’un des piliers les plus inébranlables d’un État fondé sur la peur qui conditionne les moindres gestes du citoyen. 

Peur du policier, du gendarme, de l’officier, des bureaux jaunes et moisis des commissariats, des salles d’audience et des juges perchés comme des couperets au-dessus de nos têtes.

Cet ensemble de personnes et de lieux est appelé dans le dialecte algérien Eddoula (l’État), un mot foncièrement négatif, synonyme de menace, de danger ! Ainsi, quand un groupe de jeunes se taillant une bavette ou une barrette de shit dans un quartier populaire voit arriver un camion de police, ils se disent : « L’État arrive ! » avant de se disperser le plus vite possible.

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Quand Ramzi Yettou meurt des suites de coups de matraques assénés par des CRS, ses amis pleurant et scandant son nom dans les manifestations crient : « L’État l’a tué ! ».

Quand un simple consommateur de cannabis se prend jusqu’à deux ans fermes, quand un voleur de téléphone portable est condamné à trois ans, leur famille n’ont qu’un nom à donner à leur bourreau : « L’État » !  

La vie consiste donc en un double défi de subvenir aux besoins quotidiens et d’éviter toute friction avec un État ainsi résumé à son appareil répressif.

Kameleddine Fekhar savait que l’État algérien exploite, nourrit et entretient sa réputation de geôlier symbolique et réel ; que la prison est une arme de destruction de la parole, du corps et des esprits récalcitrants ; que la justice n’hésite jamais à frapper là où l’intimidation et les harcèlements ont échoué ; que procureurs, juges d’instruction et présidents de cours sont les soldats disciplinés d’une politique répressive aveugle. 

Il savait que des milliers de prisonniers, moins connus, moins engagés, croupissent dans des geôles infâmes ; qui en attente d’un procès, qui purgeant une condamnation quasiment toujours disproportionnée. 

Ceux-là aussi meurent en détention, si ce n’est physiquement du moins moralement. Ceux-là, jeunes pour la plupart, résistent comme ils peuvent aux conditions indignes, à l’hygiène absente, aux maladies, aux humiliations et à la destruction méthodique de leur psychisme. 

Une verrue sur le visage de la révolution

Fekhar savait le pouvoir létal de la prison ; mais il y a survécu en 2017 lorsqu’il a pu en sortir après deux ans de détention préventive et 108 jours de grève de la faim. 

Il ne pensait pas y revenir au beau milieu d’une révolution, accusé d’atteinte à la sûreté de l’État et d’incitation à la haine raciale. La sûreté de l’État menacée par une interview sur Facebook qu’il avait donnée quelques jours avant son incarcération et où il évoquait justement la haine raciale dont sont victimes les Mozabites. 

On le voyait souriant, rieur, désinvolte et fort… Il était vivant et confiant, lui qui ne s’est jamais privé de son droit à la parole aux pires moments de la dictature Bouteflika, pourquoi s’en priverait-il aujourd’hui alors que la liberté redevient un mot prononçable ?

Et peut-être, le nom de Fekhar était-il assez mal connoté, rappelant tout ce qui égratigne le dogme uniformisant et euphorisant d’un pays soudé et heureux dans sa diversité

Nous y croyions aussi et c’est sans doute pour cela que son nom n’a que rarement été scandé lors des manifestations hebdomadaires de ces deux derniers mois, tout comme celui de Hadj Brahim Aouf, son codétenu syndicaliste (libéré le 30 mai), de Hadj Ghermoul, condamné à six mois fermes pour outrage au président déchu, de ces dizaines de manifestants anonymes raflés ou pris en flagrant délit de légitime défense face aux violences policières. 

Leurs noms et leur cause n’étaient pas la priorité de la « révolution du sourire » qui sourit peut-être un peu trop aux bourreaux, qui s’enlise dans sa routine hebdomadaire et son esthétisme béat… Et peut-être, le nom de Fekhar était-il assez mal connoté, rappelant tout ce qui égratigne le dogme uniformisant et euphorisant d’un pays soudé et heureux dans sa diversité ; dérangeant la facilité et la paresse de la doxa « On dégage le système d’abord, tout le reste sera réglé plus tard » ! 

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Son nom lié à cette région souffreteuse du Mzab devenue une zone de non-droit où le pouvoir local remplit les geôles à sa guise et massacre ponctuellement des dizaines de personnes ; son nom lié à cette identité culturelle et religieuse trop différente, à ce racisme d’État qui s’appuie également sur les préjugés sociaux.

Ce nom n’allait pas avec la musique joyeuse et unitaire des vendredis de la silmya (pacifique) et de la fraternité ; il dissonait au milieu de la psalmodie auto-persuasive d’un peuple sans reliefs, aussi homogène qu’un mur gris… 

Si nous pleurons aujourd’hui Fekhar c’est parce qu’avec lui quelque chose en nous est mort, parce que nous avons laissé un État cynique et aigri le tuer, parce que nous avons perdu l’une des plus importantes batailles d’une révolution : la solidarité ! Quant à lui qui chérissait la vie et dont le combat était la réfutation même de la mort, il ne doit en aucun cas reposer dans la fosse aux martyrs ni devenir le symbole déshumanisé et périssable d’une révolution qui n’a pas même tenté de le sauver. 

Il doit visiter les consciences chaque nuit pour rappeler le sort de ces centaines d’autres détenus du Mzab et d’ailleurs et souffler l’idée véritablement révolutionnaire de mettre fin à la férocité judiciaire et carcérale.   

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Sarah Haidar est une journaliste, chroniqueuse, écrivaine et traductrice algérienne. Elle a publié, depuis 2004, trois romans en arabe et deux autres en français (Virgules en trombe, paru chez les Éditions Apic en 2013 ; La morsure du coquelicot, sorti chez le même éditeur en 2016 en Algérie et réédité en 2018 aux Éditions Métagraphes en France).
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