Michel Serres, une vie de philosophie

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Michel Serres, une vie de philosophie

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Portrait réalisé en 1987, à Montreuil
Portrait réalisé en 1987, à Montreuil
© Getty - Ulf Andersen

Disparition. Le philosophe, écrivain, épistémologue et académicien Michel Serres est mort à l'âge de 88 ans ce samedi, "très paisiblement, entouré de sa famille", selon son éditrice. "La philosophie ne sert à rien et sert à tout." disait celui qui en fut l'un des plus grands vulgarisateurs ces dernières années.

La philosophie perd l'un de ses plus grands amis. Michel Serres est décédé ce samedi à l'âge de 88 ans, a annoncé sa maison d'édition, Le Pommier. Pendant des décennies, cet optimiste résolu qui a siégé à l'Académie française près de 30 ans a partagé son amour de la philosophie avec le grand public. Grâce à quelque 80 ouvrages, dont Petite Poucette, vendu à plus de 270 000 exemplaires, ou Hergé, mon ami, une chronique sur France Info 14 années durant, ou d'innombrables interventions à la télévision. Sans oublier son enseignement à La Sorbonne et à Stanford. Sa faconde teintée d'accent agenais rocailleux, son sourire et sa simplicité ont participé de la très grande popularité de l'humaniste pour qui "le savoir rend heureux, il rend libre". Verbatim.

>>> Michel Serres : l'intégrale en cinq entretiens (2002)

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La marque des guerres et le choc d'Hiroshima

Michel Serres s'était raconté au micro d'Adèle Van Reeth, fin septembre dernier. "Je me présente comme 1,80 m, quatre-vingts kilos, en gros. Mais j'ai beaucoup maigri récemment.", avait-il d'abord répondu malicieusement pour se présenter. "Je me présente par la chose la plus simple, la plus évidente, le reste suit", ajouta celui qui a écrit sur le corps, et sur les cinq sens, et qui fut reçu 2e ex aequo à l'agrégation de philosophie, en 1955, à 25 ans.

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Quant au choix de la philosophie, ce fils et frère de marinier, qui était entré à l'Ecole navale pour passer de l'eau douce de la Garonne à l'eau de mer et "faire mieux que papa", confiait : "Au début, j'étais plutôt scientifique et ce que je préférais de loin, c’était les mathématiques." Mais :

Un jour, il m’est arrivé une grosse tuile, c’était Hiroshima. Auparavant, nous étions tous un peu scientistes, nous pensions que la science était bonne. Et, tout d’un coup, cet événement terrible nous a appris que des physiciens de premier ordre s’étaient réunis dans le désert du Nevada pour concocter cette affreuse chose qu'était la bombe atomique... Beaucoup de scientifiques ont alors été pris dans leur conscience profonde. Moi, j’ai alors voulu faire de la philosophie. Cela a été le tournant décisif, j’avais 16 ou 17 ans.  

Le "Voyageur infatigable de la pensée", comme le décrit sur son site internet son éditeur de longue date Le Pommier, poursuivait : "Il existe le médecin que je préfère et qui est à mon avis le vrai médecin : le généraliste. Le médecin de la famille, le médecin traitant qui est un peu toutes les spécialités à la fois. La philosophie, c'est ça. Et je l'ai faite pour cela. Un philosophe peut être mathématicien, physicien, sociologue, mais il n'est pas spécialiste."

"Le problème de la violence a été pratiquement au cœur de ce que j’ai produit"

Portrait de Michel Serres le 1er avril 1985, à Paris
Portrait de Michel Serres le 1er avril 1985, à Paris
© Getty - Mohamed LOUNES / Gamma-Rapho

Le choc d'Hiroshima l'a détourné des sciences. Il abandonne ensuite l'Ecole navale pour l'Ecole normale et pour ne pas se retrouver avec des canons ou des torpilles sur un bateau ou dans un sous-marin. Celui qui vénérait Montaigne se lance dans la philo pour réfléchir aux problèmes de la violence. Il ne manquait pas de rappeler son "vécu en ambiance de guerre", comme dans A voix nue, de janvier 2002. De la guerre d'Espagne, en 1936, à la fin du deuxième conflit mondial, avec la découverte des camps d'extermination et Hiroshima, "plus les guerres coloniales". 

Dans une masterclasse enregistrée à Saint-Malo en mars 2018, Michel Serres estime que "Le problème de la violence, philosophiquement parlant, a été pratiquement au cœur de ce que j’ai produit depuis 70 livres." Face à Xavier Martinet, ce passionné, notamment, d'éducation, d'écologie, de (nouvelles) technologies, ou de rugby, insiste sur l'importance de la "période de paix absolument unique dans notre Histoire" que nous traversons. 

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"Atteindre tout le monde et ma vie était sauvée !"

La philosophie mais partagée avec le plus grand monde. Au micro d'Adèle Van Reeth, la figure intellectuelle qui présida le conseil scientifique de "la chaîne de télévision de la connaissance, du savoir et de l'emploi" La Cinquième revient sur l'importance de son professorat médiatique :

Quand on devient professeur de philosophie, on arrive face à des gens qui sont presque toujours des gens un peu triés sur le volet. C'est un premier acte de transmission de la pensée. Mais il y a un second acte qui me paraît encore plus important : à un certain moment quitter cette classe, cette élite, pour essayer de s'adresser directement à tout le monde. J'ai eu à faire cela pendant une quinzaine d'années sur France Info [Le sens de l'info, avec Michel Polacco, ndlr].

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© Radio France

Michel Serres de conclure : "Un jour, je suis entré dans un taxi. C'était un beau Sénégalais avec de larges épaules. Je lui ai dit pouvez-vous m'emmener à tel endroit. Et sans se retourner, il m'a répondu : je viens d'entendre la voix de mon professeur de philosophie du dimanche. Ma vie était sauvée ! Ma vie était sauvée !"

Une vie de philosophie marquée jusqu'à récemment par la mer. Le plus beau jour de sa vie est né de Thomas Coville. Michel Serres raconte ainsi à Xavier Martinet ses larmes de janvier 2017 : "J'étais en train de faire une émission de radio très ordinaire et tout à coup, on m'a fait une surprise et Thomas Coville s'est mis sur le réseau. Il venait d'arriver de son tour du monde avec à bord quelques uns de mes livres et chroniques et il a dit à un moment 'Je l'ai fait grâce à vous'. Je me suis mis à pleurer. C'était le plus beau jour de ma vie."

"Le vrai paradis, c'est peut-être l'amour partagé", disait celui dont le dernier livre, publié en février dernier, s'intitulait Morales espiègles.

Michel Serres à Michel Polacco : "Le paradis, c'est délaisser tout trésor convenu et courir l'inconnu. Avec un petit secret quand même : l'amour partagé."

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