La Croix : Sait-on comment les personnes handicapées ou diminuées physiquement étaient prises en charge dans les sociétés anciennes ?

Valérie Delattre : Le soin, la bienveillance envers l’autre quand il est handicapé remonte au plus lointain de l’humanité. On parle de « paléo-compassion ». Parmi la centaine de tombes néandertaliennes connues dans le monde, deux sont des sépultures doubles. Dans les deux cas, un adulte a été enterré avec un enfant handicapé. L’un de ces enfants était hydrocéphale ; l’autre victime d’une forme de paralysie infantile.

Il faut imaginer cela : un groupe de néandertaliens, qui vit dans le froid, entre 60 000 et 45 000 années avant notre ère, dans un quotidien plein de chausse-trapes. Ce groupe a pris en charge deux petits êtres différents, dont l’autonomie était limitée, qu’il fallait porter, et qui ont pu vivre jusqu’à 8 et 10 ans.

Ces enfants ont été pris en charge dans la vie, mais aussi dans la mort. On a pensé que, non autonomes dans la vie, ils le seraient aussi dans la mort et qu’ils avaient donc besoin d’être accompagnés dans leur passage vers l’au-delà. Ces enfants n’ont été ni tenus à l’écart ni abandonnés, sinon ils n’auraient pas survécu.

On imaginait plutôt que ces sociétés de survie allaient être dures envers les plus faibles…

V. D. : Le handicap fait alors partie du quotidien ! Aujourd’hui, on se casse un membre, la fracture est réduite, on est immobilisé trois mois… et on n’en parle plus. Mais quand on ne savait pas réduire une fracture, que se passait-il ? Les deux segments d’os abîmés se ressoudaient n’importe comment et on devenait boiteux.

Je recommande souvent d’aller au Louvre : les nains, les bossus, les personnes appareillées ou avec des pieds bots sont partout, sur les vases grecs, les statues mésopotamiennes ou égyptiennes, les chapiteaux romans, les enluminures…

Dans ces sociétés anciennes, et jusqu’au XVIIIe siècle, le handicap n’induit pas la relégation. Les personnes différentes ne sont pas enterrées dans des cimetières à part comme l’ont été les enfants non baptisés ou les prostituées.

Handicapé, on ne perd pas sa place dans la société. Le plus vieil amputé français identifié – son avant-bras a été coupé au silex – a vécu en 4 700 ans avant notre ère. Cet homme a survécu longtemps après son amputation et a été enterré avec des objets de prestige, ce qui prouve que son statut social n’a pas été oblitéré par son handicap. Arégonde, une grande reine mérovingienne avait des séquelles de poliomyélite.

Comment l’expliquez-vous ?

V. D. : Prendre soin de l’autre est un devoir dans toutes les grandes religions et avant cela, on peut imaginer qu’il existait d’autres spiritualités. La vie est tellement précieuse dans ces temps reculés qu’on ne tue pas l’autre au prétexte de sa seule différence physique. Exception faite du handicap mental, qui fait peur, le handicap physique n’entraîne pas d’exclusion.

Avec un bémol : durant les périodes de famine, de grandes épidémies, la situation des personnes diminuées se détériore. Les cimetières témoignent d’une surmortalité des personnes handicapées dans ces moments-là.

Vous parlez du XVIIIe siècle comme d’un moment de rupture. Que s’est-il passé ?

V. D. : Les encyclopédistes commencent à tout ranger, tout classifier. L’abbé de l’Épée étudie la langue des signes. Un peu plus tard, Louis Braille invente son système d’écriture à destination des aveugles. Surtout, on se met à regrouper les aveugles d’un côté, les sourds de l’autre.

C’est un terrible paradoxe : à vouloir éduquer, on a isolé. Aujourd’hui encore, on garde la trace de cet héritage avec des instituts spécialisés pour jeunes sourds ou jeunes aveugles. La mixité n’existe plus ! Les handicapés sont sortis du groupe.

Et notre société actuelle, comment qualifiez-vous son comportement vis-à-vis des personnes handicapées ?

V. D. : Notre société est à la fois volontaire et embarrassée. Volontaire car elle souhaite réellement prendre en charge le handicap, même si cette ambition se heurte souvent aux impératifs économiques. Par exemple, on fait des lois sur les équipements des bâtiments, pour adopter aussitôt des dérogations sous la pression de tel ou tel groupe d’intérêt…

Mais elle est aussi embarrassée. Le vocabulaire employé le montre bien. On ne nomme pas les choses ! Pourquoi parler de personnes à mobilité réduite et pas de handicapés ? Pourquoi parler de personnes de petite taille et pas de nains ? Ce ne sont pas des gros mots ! On installe une rampe pour accéder à la mairie, mais on la met à l’arrière, à côté des poubelles.

La société est partagée entre son envie de bien faire et son refus de la diversité. Or nous avons plein de choses à apprendre les uns des autres. La rampe qui sert aux personnes en fauteuil roulant est tout aussi utile à la femme enceinte ou à la personne âgée. Vive la différence !

Comment recréer ce mélange ?

V. D. : Tout commence à l’école. Se côtoyer dès le plus jeune âge ; grandir ensemble, c’est cela la clé.

(1) Auteure de Handicap, quand l’archéologie nous éclaire, éd. Le Pommier, septembre 2018.