Ce livre-témoignage, il l’a longtemps porté en lui, sans pouvoir mettre en mots son drame intime. Lui-même se croyait presque seul. Depuis la publication d’Une croix sur l’enfance, il y a sept mois, dans lequel il raconte « les années de plomb » au petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers, en Vendée, où, enrôlé sans vocation, il a été abusé, Jean-Pierre Sautreau a reçu près de 200 témoignages, oraux ou écrits, dont la moitié de victimes.

Des hommes et des femmes qui, comme lui, se sont tus pendant cinquante, soixante, soixante-dix ans et qui, au soir de leur vie, se délestent enfin du fardeau enfoui.

« Certains se libèrent ”en direct’’ de ce lourd passé au cours d’une séance de dédicace ou d’une conférence, au moment où je donne la parole à la salle », raconte-t-il. Parfois, ce sont des épouses, des sœurs, qui viennent le voir : « ’’Mon frère, mon mari ne m’a jamais rien dit mais je suis sûre que c’est ça’’. Quelques mois plus tard elles reviennent : ’’Il commence à parler’’ ».

Oubli traumatique

Le courrier des lecteurs de La Croix est lui aussi témoin de ces confidences qui éclosent au soir d’une vie. Pourquoi s’être tu si longtemps ? Et pourquoi parler maintenant ? Le silence d’une vie n’est pas toujours dû à l’oubli traumatique.

Maryse, abusée par un religieux quand elle avait 8 ans, se souvient, elle, de chaque détail, soixante ans après : « Je me revois quand il me prend par la main, on monte l’escalier, je peux décrire la chambre où c’est arrivé »... Mais beaucoup, qui ont tenté de parler à plusieurs reprises au cours de leur existence, n’ont pas toujours trouvé d’oreille prête à les entendre.

La médiatisation actuelle de ces affaires et le contexte de libération de la parole ont souvent favorisé le déclic. « Je pensais terminer ma vie sur terre en refoulant partiellement les souffrances endurées de mon enfance », confie Édouard, qui ressasse son passé depuis la diffusion du documentaire Un silence de cathédrale.

Agressé de 10 ans à 13 ans par un prêtre, Édouard s’en était ouvert au petit séminaire de Chavagnes, à son directeur de conscience qui lui avait alors imposé le silence. Il découvrira bien plus tard que ce dernier lui-même était « un prédateur ».

« Si on parle, que va-t-il se passer ? »

Édouard, qui n’a jamais osé le dire à ses parents – « c’aurait été un scandale » – ni à ses propres enfants, se dit toujours meurtri par ce « rejet de l’écoute des prêtres ». « Je pensais qu’on m’aurait aidé à évacuer toute cette rancune », regrette celui qui s’est « recroquevillé comme une huître » et s’est « donné à fond dans sa carrière professionnelle ».

« On met de côté la vraie personne avec sa douleur d’enfant et on s’en sort en se fabriquant une image sociale », analyse Jean-Pierre Sautreau. Lui-même s’en est sorti par la poésie et le militantisme syndical.

L’âge de la retraite, qui est aussi celui du recul sur sa vie professionnelle, est pour certains propice à oser lever le masque. Tous n’en ont pas le courage. « La réussite sociale cache une très grande fragilité. Si on parle, que va-t-il se passer ? L’édifice peut s’effondrer », reconnaît Jean-Pierre Sautreau.

Se libérer de ce « secret toxique »

Beaucoup disent éprouver le désir irrépressible de se libérer de ce « secret toxique » « avant de mourir ». « Je ne peux pas emporter ça dans la tombe, c’est trop lourd », lâche Édouard. « Un homme de 90 ans, qui avait lu mon livre, m’a fait venir à son chevet. Il voulait confier son secret avant de mourir car ’’c’est tellement grave’’, disait-il en pleurant et en me faisant jurer de ne pas donner plus de détails pour que son village ne le reconnaisse pas », raconte Jean-Pierre Sautreau.

Si leur voix se brise encore à l’évocation de ce qu’ils ont vécu, même à 75 ans passés, beaucoup se disent apaisés après avoir enfin partagé leur lourd secret. Pour faire la vérité sur leur vie, se réconcilier avec eux-mêmes peut-être. « Cela met en évidence, comme on tire sur une maille d’un filet et tout le filet se met à bouger, toutes les conséquences sur le reste de ma vie, notamment ma vie affective et mes relations de couple », écrit Louis, 75 ans, un autre ancien de Chavagnes.

Ces hommes et ces femmes « d’une génération où on ne parlait pas de ces choses-là » veulent que leur parole puisse aussi en aider d’autres à se libérer plus tôt.

Mère de trois enfants et grand-mère, Maryse a traversé deux lourdes dépressions à 25 et 45 ans et espère aujourd’hui retrouver d’autres victimes du religieux, décédé, qui l’a abusée quand elle avait 8 ans. « Il faut absolument parler car cela vous détruit la vie. Je veux faire avancer les choses en Aveyron », affirme cette femme de 69 ans, qui a rejoint l’association « Notre parole aussi libérée ».

Enfermé dans « la honte »

Enfermé dans la « honte » jusqu’à il y a deux ans, Gérald Marini, 77 ans, s’est décidé à sortir du silence lorsqu’un membre de sa famille lui a confié avoir été lui aussi abusé : « Lorsqu’on étudie ces affaires, on constate que si une personne a été agressée dans une famille, les générations suivantes peuvent être aussi impactées. Il faut parler pour stopper ce genre de choses », raconte ce Gardois, abusé en 1954 par un prêtre durant des vacances dans le Puy-de-Dôme, et qui n’a réussi à en parler à sa femme qu’il y a deux ans.

Aujourd’hui, si sa voix se brise encore par l’émotion quand il en parle, Gérald, qui a rencontré les évêques à Lourdes en novembre, n’hésite plus à témoigner autour de lui.

Parler apporte parfois une forme de réhabilitation inattendue. Une libération « mais une libération douloureuse », précise Pierre Aubineau. Agé de 75 ans, il a été prêtre de 1972 à 1979 avant de claquer la porte sous le coup de la révolte lorsque, aumônier de collège à la Roche-sur-Yon, il a découvert dans une salle de classe son confrère, un jeune garçon sur les genoux. Un choc trop violent pour cet homme qui avait lui-même été abusé en classe de cinquième, en 1957, par le supérieur du petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers.

Pierre n’en a jamais parlé à ses parents, ni à ses frères ou son épouse, aujourd’hui décédée. Il en a parlé en public pour la première fois en janvier, au cours d’une journée de sensibilisation organisée par le diocèse. « D’anciens confrères prêtres m’ont téléphoné par la suite », raconte l’ancien prêtre, qui dit avoir éprouvé au cours de sa vie de forts sentiments de culpabilité. « Je me suis banni moi-même en quelque sorte. Aujourd’hui, je relève la tête. »

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Un numéro d’appel, sept jours sur sept

Adossé à la plate-forme téléphonique d’aide aux victimes de la fédération France Victimes, un service d’écoute et d’aide aux victimes d’abus sexuels dans l’Église a été créé, à la demande de la commission indépendante d’enquête sur les abus sexuels (Ciase), disposant d’une équipe d’écoutants dédiée et de son propre numéro d’appel : 01.80.52.33.55. Elle est joignable de 9 heures à 21 heures, 7 jours sur 7 et dispose d’un service de messagerie. Il est possible aussi d’adresser son témoignage :

- par courriel : victimes@ciase.fr

- par courrier postal : Service Ciase – BP 30 132 – 75 525 Paris Cedex 11

La commission lance aussi un questionnaire pour faire l’inventaire des archives des diocèses et des instituts religieux. Les évêques et supérieurs majeurs auront six mois pour le remplir. Au-delà, la Ciase réalisera une analyse plus approfondie des archives de quelques diocèses – ruraux et urbains – et congrégations – apostoliques et contemplatives –, complétée par une démarche si possible auprès du Saint-Siège.