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Des criquets pour rompre le jeûne : les Yéménites transforment un fléau en dîner pendant le Ramadan

Alors que plus de 10 millions de Yéménites risquent la famine à cause de la guerre, les millions de criquets qui ont envahi le pays et endommagé les cultures ces dernières semaines sont devenus une source de subsistance inattendue
Des vendeurs de rue vendent des criquets dans la vieille ville de Sanaa pendant le Ramadan (MEE/Naseh Shaker)
Par Naseh Shaker à SANAA, Yémen

Tandis que les Yéménites se préparaient pour le début du Ramadan le mois dernier, une menace se profilait à l’horizon. Il ne s’agissait pas cette fois de frappes aériennes, comme c’est le cas depuis plus de quatre ans – depuis le début de l’offensive menée par l’Arabie saoudite dans le pays –, mais de criquets pèlerins, qui envahissaient le pays pour la première fois depuis trois ans.

Lors de la première nuit du Ramadan, le 5 mai, et les jours suivants, les fermiers de la banlieue ouest de Sanaa ont observé des nuées de criquets envahir les districts de Hamdan, Arhab et Bani Matar, dans le gouvernorat de Sanaa. Les villageois se sont alors rassemblés pour attraper les insectes et sauver leurs récoltes.

Selon la dernière évaluation de la sécurité alimentaire réalisée par le Programme alimentaire mondial (PAM), 20,2 millions de Yéménites (soit environ 76 % de la population totale) feraient face à des pénuries de nourriture engageant leur survie sans aide humanitaire. Seul un quart de la nourriture est produit localement au Yémen, qui dépend des importations pour le reste.

Alors que plus de 10 millions de Yéménites sont à un doigt de la famine selon le PAM, les criquets se sont mués en une bénédiction inattendue.

Une menace pour la sécurité alimentaire

Wajeeh Mutawakel, directeur général de l’Office de protection de la flore de Sanaa, la capitale yéménite contrôlée par les rebelles houthis, explique à MEE que plusieurs facteurs ont atténué l’impact des essaims de criquets sur la production alimentaire du Yémen.

Selon lui, le fait que « la saison de croissance des cultures de céréales et de légumes ne fasse que commencer » dans le pays a permis d’abaisser le niveau de menace immédiate.

Il précise néanmoins qu’il ne fait aucun doute que les nuées de criquets menacent la sécurité alimentaire dans le pays. « Un essaim couvrant un kilomètre carré contient 50 millions de criquets, qui peuvent manger l’équivalent de 100 tonnes par jour », fait-il remarquer.

« Un essaim couvrant un kilomètre carré contient 50 millions de criquets, qui peuvent manger l’équivalent de 100 tonnes par jour »

- Wajeeh Mutawakel, directeur général de l’Office de protection de la flore de Sanaa

L’agence de presse Saba, dirigée par les Houthis, a rapporté le 5 mai dernier que de hauts responsables du ministère de l’Agriculture dirigé lui aussi par les Houthis avaient mis en garde contre les effets négatifs des nuées de criquets sur de vastes zones des gouvernorats de Sanaa, Amran, Saada, Jawf et Mareb.

Si les criquets ont causé relativement peu de dégâts à Sanaa, Amran et Saada, les céréales et les agrumes de Jawf et de Mareb ont été fortement touchés, précise Wajeeh Mutawakel.

Alors qu’on pouvait encore voir quelques criquets en ordre dispersé autour de Sanaa trois semaines après la première invasion, des essaims ont été repérés dans le gouvernorat d’Ibb ces derniers jours, poursuit le directeur général de l’Office de protection de la flore de Sanaa.

Son bureau coopère avec l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) pour lutter contre cette invasion d’insectes à l’aide de camions pulvérisant un insecticide. Mais selon Mutawakel, son agence a du mal à se procurer des pulvérisateurs et est confrontée à un manque de fonds, de personnel et d’équipement pour pouvoir régler le problème convenablement.

En outre, les criquets pèlerins pourraient exacerber le spectre de la famine au Yémen si des pluies intenses se produisaient en juin, comme l’indiquent les prévisions météorologiques.

« Cela pourrait provoquer un désastre non seulement au Yémen mais aussi dans d’autres pays comme l’Arabie saoudite. »

Le responsable note cependant que les Yéménites utilisent des moyens peu orthodoxes pour gérer cette invasion acridienne. « Les Yéménites aiment manger des criquets », déclare-t-il.

La chasse aux criquets

Trois jours après l’invasion des criquets dans le district de Bani Matar, Ahmed al-Haqash a quitté la capitale yéménite, où il réside la plupart du temps, pour aller jeter un œil à son exploitation de pommes de terre. En pénétrant dans le village de Beit al-Haqash, il a retenu son souffle, égrenant les perles de son chapelet.

Le quinquagénaire a été accueilli par un groupe d’habitants qui sont venus lui serrer la main, tandis qu’un homme en uniforme militaire sortait d’une épicerie avec un sac de criquets fraîchement ramassés la nuit précédente.

Sur le chemin menant à sa ferme, Ahmed a été rassuré par son voisin, Ameen al-Haqash : les criquets avaient épargné ses pommes de terre. Le champ de roquette d’Ameen avait en revanche été partiellement détruit.

Tandis qu’il tenait des feuilles de roquette entre ses doigts pour montrer les dommages causés par l’essaim d’insectes, Ameen a raconté comment les habitants avaient su attraper les criquets avec les méthodes traditionnelles au moment de l’invasion du village.

Les villageois ont attrapé les criquets la nuit, lorsque les insectes ne sont pas en vol. Munis de lampes frontales, ils ont jeté de grands morceaux de tissu sur les insectes pour les piéger puis les ont mis dans des sacs à l’aide de pelles ou à mains nues.

Ameen al-Haqash a collecté des criquets dans des sacs et des cartons (MEE/Naseh Shaker)
Ameen al-Haqash a collecté des criquets dans des sacs et des cartons (MEE/Naseh Shaker)

Ameen a lui-même attrapé l’équivalent d’une dizaine de sacs de criquets, tandis que d’autres familles en ont rassemblé une vingtaine, en fonction du nombre de personnes ayant participé à la chasse.

« Plutôt que de les voir manger nos légumes, nous mangeons maintenant les criquets avec du riz et nos légumes vont bien »

- Ameen al-Haqash, agriculteur

« Si les criquets étaient restés cinq minutes de plus, ils auraient anéanti toute la récolte », a observé Ameen. « Mais nous les avons exterminés avant qu’ils ne détruisent les cultures. En l’espace de cinq heures, le village était à l’abri de tout danger venant des criquets.

« Plutôt que de les voir manger nos légumes, nous mangeons maintenant les criquets avec du riz et nos légumes vont bien », a ajouté le fermier. « Les criquets ont balayé toute la région arabe, mais lorsqu’ils sont arrivés au Yémen, les Yéménites les ont éliminés. »

La chasse aux criquets a une longue histoire dans la région. Des habitants de Beit al-Haqash racontent que dans les années 1960, un villageois (décédé depuis) a donné à sa belle-famille un sac de criquets en guise de dot avant son mariage.

Frais, rôtis ou frits

Dans la vieille ville de Sanaa, on peut voir des enfants et des personnes âgées assis au bord de la route en train de vendre des criquets, dont la plupart ont été attrapés dans le district de Bani Matar.

« Ils constituent eux-mêmes des récoltes », déclare un vendeur en parlant des insectes. Assis devant Bab al-Yemen, une des portes de la vieille ville, il attend les clients, ses marchandises emballées dans des sacs et de grandes bouteilles en plastique.

Jihad, une fillette de 8 ans originaire de Bani Matar, raconte à MEE que d’habitude, elle vend des oiseaux à Sanaa. Aujourd’hui, Jihad vend des criquets, arborant un grand sourire, tout excitée à l’idée de vendre quelque chose de nouveau.

La jeune Jihad vend des criquets dans la vieille ville de Sanaa (MEE/Naseh Shaker)
La petite Jihad vend des criquets dans la vieille ville de Sanaa (MEE/Naseh Shaker)

Farooq al-Jaradi, père de sept enfants, achète deux bouteilles de criquets cuits. Il indique à MEE que la seule raison pour laquelle il mange ces insectes est qu’ils sont, d’après les Yéménites, un bon remède contre plusieurs maladies, notamment le diabète et l’hypertension.

« C’est délicieux. Si vous mangez un criquet, vous finirez par vouloir en manger cinq »

- Wadai al-Nawdah, habitant de Sanaa

« Les criquets ne menacent pas la sécurité alimentaire, en particulier au Yémen », affirme-t-il. « Les Yéménites les mangent avant qu’ils ne mangent leurs récoltes. »

Dans le quartier de Moussa, dans la vieille ville de Sanaa, Wadai al-Nawdah, un habitant de la capitale, fait cuire des criquets frais sur des charbons ardents dans l’allée pavée devant sa maison. Presque immédiatement, les voisins se rassemblent autour de lui pour rompre leur jeûne avec les insectes brûlants.

Contrairement à d’autres Yéménites qui ont indiqué à MEE qu’ils mangeaient des criquets principalement pour leurs bienfaits supposés sur la santé, Wadai raffole de l’insecte.

« C’est délicieux. Si vous mangez un criquet, vous finirez par vouloir en manger cinq », affirme ce père de deux enfants. « Je marche tous les jours pour trouver des criquets pour le repas. Je suis devenu accro. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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