Argentine

Au pays de Messi,
les filles dribblent
le patriarcat

Soledad Arena fait une démonstration de ses talents de freestyleuse dans un train urbain de Buenos Aires. © Olivier Papegnies / Collectif HUMA

Textes Laure Derenne / Collectif HUMA
Photographies Olivier Papegnies / Collectif HUMA
envoyés spéciaux à Buenos Aires

En Argentine, le ballon rond exalte les foules. Mais, sur le gazon ou au milieu des immenses tribunes, on aperçoit rarement des femmes. Une injustice que les Argentines intègrent dans leur lutte globale contre le patriarcat.

“Villa 31”: à l’évocation de ce nom, plusieurs chauffeurs de taxi de Buenos Aires secouent la tête nerveusement. « Je ne vais pas là-bas. » A quelques mètres des riches quartiers d’affaires, 40.000 habitants occupent ce rectangle citadin, cerné par une gare, une autoroute surélevée, un port et un aéroport.

À l’orée du quartier, un terrain de foot grillagé trône au centre de façades colorées. Empilées les unes sur les autres, les maisons sont reliées par de minces escaliers et d’innombrables câbles électriques. Sur le pas des portes, les tags politiques côtoient d’immanquables références aux clubs de foot.

Il y a 10 ans, les garçons jetaient des pierres ou des bâtons sur les filles qui s’aventuraient un peu trop sur leur territoire. « La Nuestra » offre aujourd'hui un cadre d’éducation populaire, à la Villa 31. Ensemble, elles ont construit des stratégies pour défendre et sécuriser leur place dans la rue. © Olivier Papegnies / Collectif HUMA

Juliana Román Lozano vient d’arriver. D’un pas rapide et engagé, la coach traverse le terrain, s’adressant aux garçons sur son passage : « Allez les gars, il est temps de remballer vos affaires. » Place aux dames : comme chaque mardi et jeudi soir, Bianca, Lisa et 40 autres filles plantent leurs crampons au cœur de la Villa 31.

Deux groupes débutent leur échauffement. Les moins de 12 ans sautent partout et se dispersent déjà avec enthousiasme. Chez les ados et les adultes, la nonchalance d’une fin de journée bien chargée cède peu à peu la place au plaisir de se retrouver et de se dépenser.

Le foot, vecteur d’inégalités et d’émancipation

Si Juliana a décidé de délaisser sa carrière de joueuse de D1, dans un club affilié à l’Association du football argentin (AFA), c’est en partie pour ne plus subir les inégalités qu’elle dénonce aujourd’hui. « On ne se souciait pas de nous : on changeait d’entraîneur tous les cinq mois puisqu’ils ne sont pas payés, on s’habillait avec les maillots usés des garçons de la D1 et ça nous arrivait souvent de jouer sans lumière. » Une situation qui contraste avec la façon dont les athlètes masculins sont considérés dans tous les clubs du pays.

“La Nuestra” propose à trois groupes de filles, d’âges différents, d’apprendre à jouer au foot, dans la Villa 31, quartier défavorisé de Buenos Aires. Au début, les filles peinaient à faire respecter leur place au milieu des garçons. Aujourd’hui, elles ont acquis des droits et savent comment les défendre. «Quand tu te rends compte que le foot n’est pas seulement pour les hommes et que tu peux faire ce que tu veux, tu te sens invincible, il y a un horizon politique à créer», souligne la coach et animatrice d’éducation populaire, Maria José Figueroa. © Olivier Papegnies / Collectif HUMA

Il y a 12 ans, Juliana s’est engagée dans la création de l’association sportive « La Nuestra ». Son ambition ? Transmettre la passion du foot et se servir du sport comme levier d’émancipation individuelle et collective. Juliana a très vite constaté l’impact du football sur les filles qu’elle entraîne. « Alors qu’elles sont souvent confinées au foyer ou dans leur cuisine, les filles jouent désormais un rôle actif et reconnu dans l’espace public », argue la coach. Convaincus par le travail de « La Nuestra », les parents de Chiara, 8 ans et demi, expliquent que leur fille est déjà plus extravertie, assurée et déterminée.

« Le corps féminin est sculpté par un tas d’injonctions », déplore Juliana. « Le foot permet de crier, de montrer de la force et de développer une certaine agilité.» Dans un contexte où le machisme et la violence domestique sont encore très prégnants, se sentir « puissante, propriétaire de son corps et de ses désirs » génère de petites révolutions. Iris, 11 ans, affirme désormais aux élèves de son école que le foot est aussi pour les filles. Les mamans se disent qu’elles ont le droit de s’accorder un temps de loisir sans enfant. Et, de loin en loin, chaque joueuse intègre l’idée que tout est possible.

Grandir dans la Villa 31, c’est être considéré comme une graine de mafieux, de voleur ou de drogué. C’est vivre dans un environnement limité, avec des perspectives plus étroites qu’ailleurs. Subir des discriminations, et parfois, en faire vivre à d’autres. Comme dans les tribunes des grands, il arrive que les enfants du quartier s’envoient des insultes racistes ou homophobes. « Ce qu’on entend, on en parle et on le prend comme une occasion de travailler », commente Juliana.  « On rappelle à chacune qu’il y a un accord dans notre équipe : tu peux te sentir en sécurité parce qu’on ne va jamais te discriminer, de quelque façon que ce soit. Ni parce que tu es née à tel endroit, ni parce que tu aimes telle personne, ni parce que tu fais ou tu ne sais pas faire telle chose. »

Au pays de Maradona et Messi, 15 = 8

De la violence sociale dont elle est témoin, « La Nuestra » tire aussi une énergie militante. L’association a notamment appuyé le combat de la footballeuse Macarena Sánchez. Ejectée en milieu de saison par son club, la joueuse de 27 ans a médiatisé une bataille juridique revendiquant le droit de vivre dignement d’un métier de footballeuse. Une lutte qui s’est soldée par une nouvelle réglementation, ouvrant la voie à une professionnalisation des joueuses de D1.

Macarena Sánchez, dans la cour de son immeuble, à Buenos Aires. © Olivier Papegnies / Collectif HUMA

Pour autant, les conditions sont encore loin d’être égales à celles des hommes. Depuis mars 2019, les 16 clubs argentins de D1 ont l’obligation de passer au moins 8 joueuses sous statut professionnel. Ils recevront 120.000 pesos de l’AFA, ce qui permet de rémunérer 8 joueuses, environ 300 euros mensuels, soit un peu plus que le salaire minimum argentin. Un statut comparable à celui des joueurs de « Primera C », la quatrième division masculine où, depuis 2014, 15 joueurs minimum doivent bénéficier d’un contrat professionnel.

Les gladiatrices entrent dans l’arène

Le 9 mars 2019, pour la première fois, « Las Gladiadoras » ont joué à domicile, dans le stade mythique de la Bombonera. Elles y jouaient avant les hommes, en lieu et place du terrain plus isolé qui leur est généralement attribué. L’occasion pour les supporters du club de découvrir l’énergie des filles.

Julio, 63 ans, ne s’attendait pas à voir « ce feu ». « Elles offrent un jeu magnifique et puissant ! Elles devraient jouer plus souvent au stade. Elles mériteraient beaucoup plus ! » Une autre spectatrice, Daniela, se sent très émue : « Je joue au foot moi aussi. C’est le sport le plus pratiqué à travers le monde mais, dans cette société patriarcale, on nous ‘invisibilise’ beaucoup, nous les femmes. Le fait qu’elles soient là, que des gens soient venus si tôt, ça me paraît incroyable. C’est un soutien qu’on leur manifeste, une revendication du public. Depuis le stade, on veut leur dire qu’on s’intéresse au sport et au fait que les filles le pratiquent. Elles nous proposent un très beau jeu. Je m’imagine ce qu’elles doivent ressentir : ça doit juste être fantastique ! »

© Olivier Papegnies / Collectif HUMA
Le 8 mars 2019, journée des droits des femmes, le Club Atlético Boca Juniors a invité différentes générations de supportrices, joueuses, travailleuses du club. L'occasion de se plonger dans l’univers du football, à travers des images en réalité augmentée.
Le match des Gladiadoras a commencé depuis 15 minutes. Le stade est peu rempli mais les spectateurs présents suivent le jeu des filles avec intérêt. « C’est une ambiance incroyable. Que ce soit pour les hommes ou les femmes, on crie à chaque goal et à chaque faute. Tout est pareil : avec une passion intense ».
Yamila Rodríguez est allongée sur la table de massage pour bénéficier d’une ultime préparation physique. Quelques instants plus tard, elle marquera deux goals face à l’équipe adverse de Lanus.
Quelques femmes et enfants assistent à la rencontre choc des équipe masculine Boca Juniors - San Lorenzo dans le stade de la Bombonera.

Soledad, le freestyle comme art de vivre

Lorsqu’elle était enfant, les professeurs de Soledad Arena ne la laissaient pas jouer au foot, de peur qu’elle se blesse. Aujourd’hui, la jeune femme ne s’embarrasse plus d’interdits et s’est mise au freestyle (« faire des trucs avec une balle »). Elle aime partager son art dans une rue, un train ou un parc. Sur Instagram, Soledad compte 5.700 followers : « les gens m’encouragent et apprécient, j’adore ça ! »

© Olivier Papegnies / Collectif HUMA

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