L’autre 6 juin : 1918 et le Bois de Belleau

 

 

Commémoré avec faste, le centenaire du débarquement des premiers contingents américains en juin 2017 n’a pas accouché d’une production historiographique digne de ce nom. Les rayonnages des librairies ont certes accueilli de belles synthèses offertes par H. Harter, B. Cabanes ou encore M. Bourlet1, mais rares ont été les travaux originaux, novateurs, qui puissent se targuer d’apporter quelque chose de neuf à la compréhension de l’engagement des Etats-Unis en Grande Guerre2. En d’autres termes, la demande sociale d’histoire n’a pas fait office d’appel d’air et L. Pichard demeure encore, à notre connaissance, la seule doctorante en France à travailler spécifiquement sur les Américains dans l’hexagone pendant la Première Guerre mondiale3. C’est donc dire s’il y a là, à nos yeux, un terrain fertile en recherches pour les années à venir. C’est dire aussi si le livre que J.-M. Steg consacre aux célèbres combats du Bois de Belleau, menés entre autres par les 5e et 6e régiments de Marines, fait figure d’objet hybride, tout à la fois très agréable synthèse destinée au plus large public et opus distillant quelques subtiles analyses qui, indéniablement, apportent à la connaissance plus générale du conflit4.

Ecrire pour toutes et tous

Se présentant sur la 4e de couverture de l’ouvrage comme simple « étudiant à l’Ecole des Hautes-Etudes en Sciences sociales », Jean-Michel Steg n’est pourtant pas le premier venu. L’intéressé s’est en effet fait une spécialité des journées particulièrement sanglantes avec déjà deux volumes au compteur : un 22 août 1914 dévolu à l’armée française et un 1er juillet 1916 au corps expéditionnaire britannique5. Ce 6 juin 1918, baptême du feu de ces Marines américains – et journée la plus meurtrière de ce corps de l’armée des Etats-Unis jusqu’à l’assaut sur l’île de Rawa, dans le Pacifique, en 1943 (p. 55) – qui partent à l’assaut du bois de Belleau, constitue donc le troisième et ultime volet d’une trilogie qui n’a, à nos yeux, pas bénéficié d’une attention suffisante.

Carte postale. Collection particulière.

En effet, les vertus de ces ouvrages sont nombreuses. Ces enquêtes rappellent notamment – chose que l’on a malheureusement trop souvent tendance à oublier – que la Grande Guerre est avant toute chose affaire de combats, de champs de bataille, d’offensives et de contre-offensives. Dans ces pages, c’est bien d’histoire militaire – et non d’histoire sociale ou culturelle du fait militaire – dont il s’agit, genre d’autant plus intéressant qu’il est en profond renouvellement, dans le sillage entre autres des analyses pionnières de J. Keegan6. Si ce 6 juin 1918 n’est donc pas le premier ouvrage consacré à ces combats7, il n’en propose pas moins les derniers acquis de la discipline historique en la matière ce qui, on le verra dans les lignes qui suivent, est éminemment riche d’enseignements.

Mais avant de passer au fond, il faut dire quelques mots de la forme de cet ouvrage, de la plume concise, subtile et éminemment pédagogique, sans pour autant être professorale, avec laquelle écrit Jean-Michel Steg. C’est là une dimension qu’il faut souligner car, à l’heure où se clôt ce centenaire de la Grande Guerre et où, il faut bien l’avouer, bien rares sont celles et ceux qui peuvent se targuer de savoir ce que sera ce champ de recherche dans une dizaine d’années, il apparaît plus que nécessaire de sortir du monde strictement académique pour partir à la conquête du plus large public. Or si une telle opération apparaît essentielle, ce d’autant plus que ce conflit est,  par de nombreux égards, d’une grande actualité (p. 177 et 185), elle ne peut s’envisager sans un style qui soit non seulement accessible mais désirable, le tout, bien entendu, sans rien sacrifier de la substantifique moelle qui fait la connaissance historique. Certes, il n’y a en la matière pas de formule magique mais il faut bien avouer que l’aptitude des ouvrages de J.-M. Steg à répondre à ces injonctions contradictoires est assez saisissante.

Entre permanences et impossibilités

L’enjeu est d’autant plus important en ce qui concerne ces combats du Bois de Belleau que l’année 1918, et J. Winter, qui préface ce volume a parfaitement raison de le souligner, reste méconnue (p. 11). Dans les consciences, et tout particulièrement en France, la Marne se rapporte au miracle de 1914, celui qui auréole de gloire le général Joffre, non à la seconde bataille, celle de l’été 1918 qui, pourtant, renverse le cours de la campagne et ouvre les portes de la victoire.

Carte postale. Collection particulière.

Le contraste est d’autant plus frappant que les événements ont finalement beaucoup à voir, au-delà même de leur dénomination. C’est là en effet une des conclusions majeures du livre de J.-M. Steg : la mise en évidence de certaines permanences de la guerre de mouvements qui jouent à plein lors de l’assaut du bois de Belleau car décuplées par l’inexpérience du corps expéditionnaire américain (p. 34). Dès le 5 juin, les troupes de Marines sont « exténuées et affamées », et de surcroît dépourvues de ravitaillement (p. 39, 151-152). Pendant tous les combats du Bois de Belleau, la troupe éprouvera de la difficulté à se repérer sur le champ de bataille (p. 63) et parviendra difficilement à communiquer, car sous la précipitation « personne n’a eu le temps d’installer des communications téléphoniques » (p. 41). Quant aux reconnaissances, elles sont pour l’essentielle nulles et c’est bien sur la puissance du choc, contre le feu, que l’on mise. Là encore, les points communs  avec l’été 1914 (p. 71) et la bataille des frontières, et de Charleroi pour ce qui concerne notamment les 10e et 11e corps bretons, sont évidents8.

Commandant le corps expéditionnaire, le général John Black Jack Pershing n’est lui-même pas exempt de responsabilités dans cette situation. Soucieux de se débarrasser du piège de l’amalgame9, il lui importe de prouver rapidement la valeur de ses hommes afin de pouvoir parler « à armes égales » avec ses homologues français et britanniques (p. 71). De leur côté, les Allemands ne réagissent pas autrement et, conscients de l’impact symbolique de l’entrée en guerre des Etats-Unis, tiennent à démontrer sur le champ de bataille l’infériorité de cette armée américaine qui commence tout juste à entrer en pleine puissance (p. 71). Mais s’il est un homme qui semble personnifier à lui seul les errements du Bois de Belelau, c’est le général James C. Harbord, commandant la brigade de Marines de la 2e division US. Sous la plume critique de J.-M. Stegg, il incarne en effet un mélange explosif d’inexpérience, de précipitation sous la pression d’obtenir rapidement des résultats, et d’aveuglement lié à la réalité administrative de ce qu’est aussi une armée de la Grande Guerre (p. 38). Recevant le baptême du feu en juin 1918, il tombe dans le piège de la défense en profondeur allemande (p. 44) et de renseignements qui, toujours plus édulcorés au fur et à mesure qu’ils s’éloignent des tranchées de première ligne pour monter vers les états-majors, en viennent à ne plus refléter la réalité du terrain (p. 47).

Du mythe aux enseignements

Si les combats du Bois de Belleau constituent un objet historique aussi intéressant, c’est qu’ils sont l’objet, dès le mois de juin 1918, d’une véritable légende sanglante, savamment propagée du reste par le corps des Marines lui-même. Comme bien souvent, l’étendue des pertes est le maître-étalon sur lequel se mesure la valeur d’une troupe. Mais, si le propos de J.-M. Steg est aussi précieux, c’est que, loin de se poser en procureur, édictant le faux du vrai, l’auteur préfère déconstruire le roman de Belleau pour mieux en saisir la raison d’être (p. 156). Et là, ce sont des impératifs politiques qui, traduisant un système médiatique d’une étonnante modernité10, se révèlent (p. 58) :

« Harbord avait, sur la base d’une remontée d’informations incomplètes, parcellaires et biaisées, annoncé un succès décisif à l’état-major de la 2e division. Le service de presse, très diligent, avait immédiatement transmis la nouvelle aux correspondants de presse américains. Dès le lendemain, les grands titres de la presse aux Etats-Unis claironnaient donc le triomphe des Marines. Depuis l’entrée en guerre des Etats-Unis, plus d’un an auparavant, les journaux américains, faute de combats majeurs où se seraient trouvées engagées des troupes américaines, avaient été sevrés de nouvelles de victoires américaines décisives. Le bois de Belleau leur donnait l’occasion de se rattraper. »

On sait que, de tous temps ou presque, la bataille est indissociable de son récit et que celui-ci permet, à maintes reprises, de corriger le sort des armes afin de satisfaire des objectifs politiques11. Ici, la situation est radicalement autre. C’est en effet pour se conformer aux fausses bonnes nouvelles diffusées le 7 juin que les Américains attaquent le lendemain (p. 58), pour que le combat reflète enfin sa narration médiatique. Le sort des armes en décidera autrement…

La réalité des combats du bois de Belleau interpelle d’autant plus que, par certains égards, ils ne sont pas sans rappeler les échecs retentissants de l’armée française lors de la bataille des frontières le 22 août 1914 et des Britanniques le 1er juillet 1916, lors du déclenchement de l’offensive de la Somme. A des milliers de lieues de l’hagiographie habituellement associée au 6 juin 1918, l’ouvrage de J.-M. Steg interroge en réalité « la capacité réelle de tout transfert d’expérience d’une armée à l’autre en 1914-1918, y compris entre alliés » (p. 20, propos réitéré p. 72). Certes, la chose n’est pas surprenante quand on connaît la réalité des tensions diplomatiques entre Paris, Londres et Washington et quand, surtout, on veut bien se rappeler que les Etats-Unis ne sont qu’associés à l’Entente, mais qu’en aucun cas ils n’en font pleinement partie. De même, l’auteur a raison de rappeler que ce n’est que sous l’extrême pression allemande que parvient à s’unifier un commandement interallié sous l’autorité du général Foch, lors de la conférence de Doullens (p. 144). Ces difficultés d’apprentissage de la guerre sont également identifiées au sein même du corps expéditionnaire américain, pointant les lacunes de ce que l’on nomme aujourd’hui le « retour d’expérience » (RETEX). Ainsi, la manière dont, sur le Bois de Belleau, les Marines se font piéger par la défense en profondeur interpelle quant à la leçon reçue quelques jours plus tôt, le 29 mai 1918, à Cantigny (p. 149). En réalité, le constat, abrupt, pour ne pas dire dérangeant, est que pendant la Grande Guerre « on apprend, semble-t-il, plus de ses ennemis par simple mimétisme » que par retour sur sa propre expérience ou celle de ses alliés (p. 20). De quoi sérieusement nuancer l’idée de learning curve si discutée par l’historiographie britannique…

Carte postale. Collection particulière.

Bien entendu, l’ouvrage de J.-M. Steg n’est pas, par certains passages, sans laisser le lecteur averti sur sa faim. Ainsi, nous devons avouer que nous aurions bien aimé avoir de plus amples développements quant au comportement au combat des 5th et 6th Marines, deux unités aux recrutements largement différents. Alors que la première regroupe pour l’essentiel des militaires de carrière, dont un bon nombre de vétérans de l’affaire mexicaine de 1916, l’autre garnit ses rangs dans les meilleures universités américaines. Quelques-uns d’ailleurs ont pu y déceler les racines d’une certaine excellence au combat, sans que la démonstration ne parvienne toutefois à totalement nous convaincre et on aurait aimé avoir le sentiment de l’auteur  ce propos12. De la même manière, quelques lecteurs pourront critiquer l’emploi dans cet ouvrage du terme de « neutralité » à propos de la politique américaine entre 1914 et 1917 (question abordée notamment p. 104-105), alors qu’H. Harter parle pour sa part de « non-belligérance ». Du reste, il semble que les deux historiens aient des approches singulièrement divergentes de l’action du président Wilson. Pour autant, on aurait tort de voir dans ces réserves une faiblesse du 6 juin 1918 que propose J.-M. Steg. C’est au contraire, nous semble-t-il, le signe que la Grande Guerre des Américains reste encore, pour une très large part, à explorer.

Erwan LE GALL

STEG, Jean-Michel, La Fayette nous voici ! Les Marines américains à l’assaut du bois de Belleau, 6 juin 1918, Paris, Fayard, 2018.

 

 

 

 

 

1 HARTER, Hélène, Les Etats-Unis dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2017 ; BOURLET, Michaël, L’Armée américaine dans la Grande Guerre 1917-1919, Rennes, Editions Ouest-France, 2017 ; CABANES, Bruno, Les Américains dans la Grande Guerre, Paris, Gallimard / Ministère de la Défense, 2017.

2 On nous excusera de citer toutefois LE GALL, Erwan,  Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.

3 La présence américaine dans le Centre-Ouest de la France pendant la Première Guerre mondiale, 1917-1921, sous la direction de VILLERBU, Tangi, thèse en cours, Université de La Rochelle.

4 STEG, Jean-Michel, La Fayette nous voici ! Les Marines américains à l’assaut du bois de Belleau, 6 juin 1918, Paris, Fayard, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

5 STEG, Jean-Michel, 22 août 1914. Le jour le plus meurtrier de l’histoire de France, Paris, Fayard, 2014 et Ces Anglais morts pour la France. Le jour le plus meurtrier de l’histoire britannique. 1er juillet 1916, Paris, Fayard, 2016.

6 KEEGAN, John, The face of the battle, A study of Agincourt, Waterloo and the Somme, London, Random house, 2012.

7 Parmi de multiples références citons notamment ASPREY, Robert B., At Belleau Wood, Denton, University of North Texas Press, 1996 et BONK, David, Chateau-Thierry & Belleau Wood 1918, Oxford, Osprey Publishing, 2007.

8 Pour un point de référence on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014.

9 Sur cette question se rapporter à KASPI, André, Le temps des Américains, 1917-1919, Paris, Publications de la Sorbonne, 1976.

10 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « La section photographique du Signal Corps à Saint-Nazaire pendant la Première Guerre mondiale : source pour une histoire transnationale », communication prononcée le 24 juin 2017 lors du colloque international « Voilà les Américains ! » Les Etats-Unis en France et en Europe, 1917-1920 : Circulations et diffusion des idées et des savoirs, actes à paraître.

11 BOLTANSKI, Ariane, LAGADEC, Yann et MERCIER, Franck (dir.), La Bataille. Du fait d’armes au combat idéologique (XIe-XIXe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

12 HILL, Lieutenant Commander Us Navy J. Wayne, A Regiment Like No Other: The 6th Marine Regiment at Belleau Wood, Master of Military Art and Science, Memphis, University of Memphis, TN, 1998.