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En Belgique, une énorme usine à frites menace la santé et l’environnement

Retombées graisseuses, utilisation d’herbicides, nuisances sonores et olfactives... À Frameries, en Belgique, des habitants se battent contre l’implantation, près de leurs habitations, d’une gigantesque usine de production de 2.300 tonnes de frites par jour.

  • Bruxelles (Belgique), reportage

Début janvier, les habitants de Frameries ont découvert par la presse qu’une usine de production (maximale) de 2.300 tonnes de frites surgelées par jour allait s’installer à quelques mètres de chez eux. Déclaré comme un parc d’activités économiques à caractère industriel devant pourtant être isolé, la zone industrielle de Frameries, dans la province du Hainaut, prévoit d’abriter l’une des plus grosses industries belges, Clarebout, à seulement 20 mètres de la première habitation. Le projet s’inscrit dans la « ré-industrialisation » de Mons, « promesse d’emplois » : l’usine à frites disposée sur 16 hectares, doit « re-dynamiser » la région. Mais pour Fransesco, ancien travailleur de chez Lutosa, « il s’agira surtout d’une zone sinistrée ».

Sa maison fait face au champ qui doit accueillir la future usine. Auparavant il s’agissait d’une zone verte. Mais depuis, elle a été transformée en zone industrielle gérée par l’Intercommunale de développement économique et d’aménagement du cœur du Hainaut (IDEA) en charge de la « valorisation du territoire ». En Belgique, le Code de l’environnement et le Code du développement territorial (CoDT) ne prévoient pas de délimitation spécifique entre les industries et les habitations.

L’entreprise dispose déjà de quatre hangars de stockage de pommes de terre de 18.000 m² sur la commune

C’est ainsi que le 19 septembre 2018, l’Intercommunale a accordé un droit de préférence à l’entreprise Clarebout pour la construction d’une usine de production de frites surgelées. L’entreprise dispose déjà de quatre hangars de stockage de pommes de terre de 18.000 m² sur la commune – les terrains lui ont été accordés en 2015. Depuis quelques mois, elle a entrepris la construction d’un congélateur géant de 30 mètres de haut avec un dépôt de 8.000 litres d’ammoniac – désormais en suspens grâce à la mobilisation des riverains.

Des lotissements sont en cours de construction en face de la future usine.

L’implantation de l’usine était donc considérée comme un potentiel économique au regard du caractère précaire de la zone. « Ils disaient qu’une usine à frites allait s’implanter à Frameries et créer 300 emplois. On a alors voulu en savoir plus », raconte Florence, membre du comité des riverains. En quelques clics sur Internet, elle, comme d’autres riverains, a découvert que Clarebout dispose déjà de deux entreprises à Warneton et Neuve-Eglise. C’est un acteur mondial dans le domaine de la frite industrielle. En l’espace de quelques semaines, les riverains se sont rencontrés, réunis et organisés autour de la page Facebook « La nature sans friture » puis constitués en comité des riverains. Afin d’anticiper la séance d’information annoncée le 29 janvier, lancement de l’étude d’incidences du projet, les membres du comité sont allés à Warneton pour constater par eux-mêmes les nuisances. « C’est là qu’on a découvert ce qu’était vraiment Clarebout », dit, sidérée, Florence.

À 90 kilomètres de Frameries, la commune de Comines-Warneton subit depuis douze ans les impacts environnementaux et sociaux de l’entreprise. Située à la frontière française, l’industrie touche tant les habitants de Deûlémont, en France, que ceux de Warneton, en Belgique. Élisabeth habite à 700 mètres de l’usine du côté français, et depuis, les classeurs n’ont cessé de s’additionner. Tout y est recensé : les courriels, les rapports, les articles de presse et autres documents faisant état des nuisances occasionnées par l’entreprise. « Notre force de mobilisation a été de pouvoir nous appuyer sur ce qui se passait à Warneton. Alors quand on est arrivé à la réunion d’information, on avait pu avancer et se préparer », dit Nathalie, du comité des riverains de Frameries.

« Ça détruit tout le paysage de la région »

Rejet des eaux usées dans la Lys – bien que du côté français elle soit déclarée « réserve protégée » – dépôts d’huile de friture, nuisances sonores et olfactives, retombées graisseuses, accidents industriels et conditions de travail déplorables sont autant de dérives dénoncées par des habitants de Deûlémont et de Warneton. Ils ne sont pourtant pas parvenus à empêcher son installation en 2007. « Clarebout était déjà installé à Neuve-Eglise donc les gens ont anticipé en s’opposant au projet parce qu’ils sentaient le vent arriver. Ça a rendu fou le Bourgmestre qui ne considérait que l’angle économique. Il n’avait pas une fibre écologique ou environnementale. C’était l’économie, l’emploi. Aujourd’hui, c’est devenu un monstre. Les bâtiments sont hyper hauts, hyper massifs. Ça détruit tout le paysage de la région », témoigne Patrick.
Il s’est battu pendant plusieurs années, mais aujourd’hui, fatigué, isolé du côté belge, il a mis fin aux activités de son association les Amis de Warneton. « On m’accusait de vouloir faire perdre aux gens leur emploi, pourtant je ne voulais que faire respecter les normes environnementales, sanitaires et de travail. » En 2017, il a mis en relation l’un des travailleurs qui souhaitait témoigner des conditions sanitaires au sein de l’usine avec France 3 Hauts de France. « Ils (Clarebout) l’ont reconnu et déposé plainte contre lui pour espionnage industriel. Il a été licencié. Nous aussi, Élisabeth de Deûlémont et moi, avons été attaqués. On a été convoqué par la police judiciaire. Ils ont déposé plainte contre X suite aux photos prises par ce monsieur et qu’il m’avait communiquées. » Autant d’informations qui inquiètent les habitants de Frameries, sans compter qu’à Warneton, l’usine ne fait officiellement que la moitié de la capacité de production prévue à Frameries.

Des habitants de Deûlémont et de Warneton ont pris plusieurs photos de rejet moussant dans la Lys, en septembre 2018, qu’ils imputent à l’installation de l’usine.

Depuis la séance d’information du 29 janvier, marches et rassemblements sont régulièrement organisés. « Ils n’ont répondu à aucune de nos questions. Ils nous disaient toujours "c’est à l’étude" ! », déplore Nathalie. Pour Jean-François, habitant à 500 mètres de la future usine, « en plein dans les vents dominants », pas question d’attendre l’étude d’incidence : « Au départ, Inter-Environnement Wallonie avait refusé la première usine à Warneton. C’est pour ça qu’on se bat dès maintenant. La ville de Mons nous demande pourquoi on n’attend pas l’étude d’incidence mais nous on n’en veut pas. Quoi que dise l’étude d’incidences, ils feront ce qu’ils veulent. » Chargé de remettre un avis (non contraignant) sur les projets, Inter-environnement Wallonie a demandé en 2007 « le refus du permis en l’état actuel du dossier ». Mais la région wallonne l’a tout de même octroyé. Ainsi qu’un second pour l’extension de l’usine. Pour Patrick, de Warneton, « toutes ces étapes, la réunion d’information, l’enquête publique, ne sont qu’un simulacre de démocratie. On t’autorise à donner ton avis, consulter les dossiers, mais tout est fait pour que cela soit dissuasif, et surtout, finalement, on ne prend pas les avis en compte. Ils n’ont même pas fait d’enquête publique en France alors que la convention d’Espoo [ qui évalue l’impact de projets sur l’environnement] l’impose. »

Un herbicide utilisé dans les hangars de stockage de pommes de terre contaminerait les sols

Après un premier voyage à Warneton, un deuxième a été organisé avec certains élus et responsables politiques pour faire prendre conscience de ce qui sera construit, avant de les inviter à se rendre sur le site de Frameries. « On est allé voir des administrateurs. Or, certains ne savaient même pas où se trouvait le site à Frameries. Ils prennent une décision pour un projet monstrueux sans savoir où ça se trouve. C’est magnifique ! », s’exclame Florence. En se penchant sur le dossier, les riverains se sont intéressés au chlorprophame. Utilisé comme anti-germinatif dans les hangars de stockage de pommes de terre, il contamine les sols et les eaux. Un fils d’apiculteur de Frameries a soulevé sur Facebook la question de la disparition des abeilles des ruches de son père, liée à l’utilisation de ce produit chimique. D’autres se sont questionnés sur la disparition de la biodiversité, sur le modèle agricole centralisé conduisant de nombreux agriculteurs à dépendre de ce type d’industrie pour revendre leur production. Le sentiment d’une « législation à deux vitesses » est également évoqué : celle d’une législation pénalisant les mauvais comportements environnementaux des citoyens et fermant les yeux sur ceux des entreprises.

Le chlorprophame, un herbicide utilisé comme anti-germinatif dans les hangars de stockage de pommes de terre, pourrait être responsable de la disparition d’abeilles.

Au début, ni l’Intercommunale de développement économique et d’aménagement du cœur du Hainaut, ni le bourgmestre ne semblaient voir un inconvénient au projet en dehors des riverains. « Je reconnais que mon élan naturel m’a conduit à ne voir que l’aspect économique et l’emploi. Je n’ai peut-être pas été assez attentif au process industriel », dit Jean-Marc Dupont, bourgmestre de Frameries. Certains n’ont pas apprécié les affiches contre Clarebout, sachant qu’il s’agissait d’un projet initié par leur parti. L’un des conseillers communaux se serait même rendu chez les habitants pour les intimider. « Certains sont venus nous voir en nous disant qu’ils avaient été menacés », explique une membre du comité. Depuis, le PS, comme de nombreux autres partis, s’est rangé et soutient officiellement les riverains. Du moins en partie, sachant que ces derniers souhaiteraient l’arrêt total de ce type d’implantations industrielles, de modèle économique et politique, qu’ils ne souhaitent pas « envoyer dans le jardin de quelqu’un d’autre ». Tandis que les représentants politiques parlent de mauvais aménagement du territoire et de trouver un lieu plus adéquat, « plus respectueux de l’environnement ». Un autre site est ainsi évoqué quarante kilomètres plus loin, à cheval sur les communes de Seneffe et Ecaussine, où d’autres industries chimiques et pétrochimiques côtoient déjà les habitations, à quelques centaines de mètres.

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