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Education

Education nationale : l'inquiétant tournant de l'école "Big brother" ?

Des applis de vie scolaire permettent aux parents de fliquer leurs enfants en temps réel : notes, comportement, devoirs, plus rien n'échappe aux familles. Au risque de renforcer l'anxiété autour des résultats et diminuer l’autonomie des élèves ?

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En France, plus de 20 % des élèves ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux à la fin de l'école primaire

Sur le logiciel scolaire Ecole directe, les parents se connectent en moyenne cinq fois par semaine. 

PHILIPPE DESMAZES / AFP

"Ils sont quand même sacrément fliqués". L’aveu vient d’une enseignante, mère de quatre enfants qui tous les jours, vérifie sur l’application mobile "Ecole directe", les notes, le planning et le comportement de son fils de seconde. Il y a quelques années encore, un élève pouvait faire signer son bulletin quelques secondes avant de partir au collège et s’éviter ainsi un bon quart d’heure de remontrances. Imiter la signature de ses parents pour dissimuler, temporairement, une mauvaise note. Assurer, sans sourciller, qu’il n’avait aucun devoir pour le lendemain. L’élève était, en somme, le maître de l’information et pouvait en jouer pour échapper aux injonctions scolaires et parentales. Cette époque est révolue.

Depuis le début des années 2000, l’école a entamé sa mue numérique. Et contrairement aux prédictions, ce ne sont pas les tablettes qui ont fait basculer les classes dans le XXIe siècle mais des logiciels de vie scolaire. Ils sont arrivés à petits pas, d’abord conçus pour faciliter la gestion administrative des établissements. Progressivement ils se sont enrichis d’outils destinés aux parents. L’enseignant a fini de corriger le dernier devoir d’histoire ? Une notification et quelques clics plus tard, la note est accessible. Un retard de cinq minutes ? Un SMS vous prévient automatiquement. Une punition jugée injuste ? Vous pouvez immédiatement vous plaindre auprès de l’enseignant via une messagerie interne.

"L'élève est nu face au système"

Ultra connexion, transparence et instantanéité… Tels sont les atouts de cette nouvelle école "en continu", qui a émergé ces dernières années, d’abord dans l’enseignement privé. "Ce sont les parents, qui sont maintenant des jeunes surconnectés qui ont poussé pour toujours plus de fonctionnalités", assure Marc Lefebvre, cofondateur de Statim, qui édite Ecole Directe. "Il ne faut pas oublier non plus que dans le privé, les familles payent cher et attendent des résultats."

Concrètement, ce logiciel - comme "Pronote", son pendant dans le public - permet aux parents d’avoir accès à une foule d’informations, sans devoir compter sur la bonne foi de leurs enfants : un carnet de texte numérique rempli après chaque cours par le professeur, les notes qui tombent en temps réel, un carnet de correspondance dématérialisé. "Une après-midi, mon petit frère rentre des cours et se fait gronder par ma mère parce qu’il a eu un mot de bavardage en cours de religion, raconte Tiphaine. Mais la prof ne l’avait même pas prévenu qu’elle l’avait sanctionné. Il l’a découvert parce que ma mère lui a demandé des comptes". "On est une génération de parents inquiets pour l’avenir. Mon fils ne me raconte rien et c’est rassurant d’avoir ces informations", renchérit sa mère.

Un relevé de notes par matière et un graphique qui replace la moyenne de l'élève par matière par rapport à la classe, sur Ecole Directe. 

"Quand les parents reçoivent les notes et les punitions avant que les élèves y aient eux-mêmes accès, c’est une dérive", déplore Pierre Merle*, sociologue spécialiste des questions scolaires et du droit des élèves. "L’élève est nu face au système, ça lui enlève toute stratégie défensive. Même si parfois ce sont des signaux d’alerte utiles pour son parcours, cela peut provoquer une perte d’autonomie qui lui est, à terme, plutôt défavorable", estime le chercheur. Alors des stratégies se mettent en place : "Le sport national des élèves c’est d’essayer de craquer Ecole directe", s’amuse son concepteur, qui se désole que certains parents "barjos" se connectent "10 fois par jour pour vérifier les notes". "Mais bon, la moyenne c’est cinq visites par semaine, dont la moitié concerne des infos administratives banales", assure-t-il.

Des effets anti-décrochage

Marc Lefebvre préfère vanter les effets anti-décrochage de ce genre de logiciel. Car au-delà de l’aspect "flicage", ces outils séduisent pour leurs qualités pédagogiques : les élèves peuvent à tout moment retrouver leurs cours en ligne et des ressources supplémentaires, anticiper sur les devoirs à faire… Pour les parents, c’est l’instinct de contrôle qui est mis à rude à épreuve. "Au tout début, j’étais trop mobilisée", se souvient Samira, mère d’un adolescent en classe de 4e. "Maintenant j’ai apprivoisé l’outil, et ça me permet justement d’éviter le conflit, en allant chercher les réponses. L’enjeu n’est plus de découvrir ce qui est caché, mais de sauter directement à l'étape importante : comment on résout ce cinq en maths ?"

La communication école-famille est également facilitée. Enfants comme parents (qui disposent de codes d’accès différents) peuvent contacter un enseignant par message privé. Et vice versa. "La période d’orientation en 3e est un stress intense pour les parents, c’est rassurant pour eux de nous envoyer un mail le samedi à 22h. Ça ne veut pas dire qu’on doit répondre dans l’heure", assure Sébastien, prof d’histoire-géo en internat. Il reconnait pourtant "une masse de boulot plus importante", "des parents plus demandeurs" et "le risque de se laisser bouffer". Soir, week-end, vacances… avec ces logiciels, l’école peut-être partout et tout le temps, si l’on n’y prend pas garde. Ce qui fait émerger des interrogations sur le droit à la déconnexion des élèves. "Le jour de Noël, j’ai corrigé des copies, je me suis demandée si j’allais rentrer les notes le 24 décembre au matin dans le logiciel, quitte à pourrir l’ambiance pour certains. Et puis je me suis dit que non, la trêve de Noël, c’est important", fait valoir Sébastien. 

Du côté des élèves, on se prend également au jeu : "J’ai toujours connu ce système", explique Tiphaine, jeune bachelière lorraine et étudiante en première année de médecine. "Je consultais mes notes tous les jours. Ce qui m’a marquée c’est que les mauvaises sont affichées en gras et en rouge, ça insiste sur l’échec", se souvient cette bonne élève, qui pointe le risque accru de se focaliser sur la note plus que sur la copie. "Les profs devraient toujours rendre les copies avant de communiquer la note, au risque de renforcer le découragement et les comparaisons, qui plombent les élèves les plus fragiles", tranche Pierre Merle. Certaines établissements ont d'ailleurs fait le choix de désactiver l'affichage des notes sur le logiciel, pour prévenir ces effets pervers.

Finalement ces logiciels ont-ils véritablement changé l'école ? "Oui et non. Les élèves seront toujours plus malins que les parents. Et les parents qui ne s'intéressent pas à la scolarité de leurs enfants ne s'y intéresseront pas plus avec un logiciel", relativise Marc Lefebvre, éditeur du logiciel Ecole Directe, présent dans 2.000 écoles privée. "Mais j'admets, je suis content d'avoir pu y échapper."

*Pierre Merle a publié "Les pratiques d'évaluation scolaire : Historique, difficultés, perspectives", aux PUF (2018)

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