Témoignage choc d'un aide-soignant d'Ehpad à Marseille : "Des règles de vie collective qui nient la personne"

Aide-soignant en Ehpad pendant 15 ans, Jérôme Pinon (médaillon à droite) décrit des établissements soumis au "travail à la chaîne", où le personnel et les résidents souffrent de la déshumanisation.

Aide-soignant en Ehpad pendant 15 ans, Jérôme Pinon (médaillon à droite) décrit des établissements soumis au "travail à la chaîne", où le personnel et les résidents souffrent de la déshumanisation.

Photo Frédéric Speich

Marseille

Jérôme Pinon, aide-soignant, a travaillé dans de nombreux Ehpad pendant 15 ans

À l'automne dernier, dans le magazine "Envoyé spécial", elle a témoigné à visage découvert. Hella Kherief, aide-soignante à Marseille, dénonçait les maltraitances et les conditions d'abandon des pensionnaires d'un Ehpad du groupe Korian. Elle les a filmés, délaissés et assoiffés, lors d'une mission d'intérim d'une nuit, avec une seule collègue pour prendre en charge de 94 personnes. Hella a aussitôt perdu son travail et peine à retrouver un poste (1).

Jérôme Pinon sera-il lui aussi "black listé" pour avoir osé parler ? Lui aussi est aide-soignant, et titulaire d'un master en gérontopsychologie. Des compétences qu'il a d'exercées dans les nombreux Ehpad où il a travaillé pendant 15 ans, "un peu partout en France, des structures aussi bien privées que publiques ou associatives". De cette expérience, il a tiré deux livres (2). Et une grande amertume.

Jérôme décrit "une course folle", "un travail à la chaîne", évoquant pêle-mêle, "les aliments mixés, injectés dans la bouche avec une seringue pour que ça aille plus vite" ; "les résidents catapultés au lit, à 17 h 30, rideaux baissés, pour que l'équipe de jour puisse partir à temps" ; les repas à 5 € par jour, "avec du vin coupé et des fromages sous plastique, quand les familles paient 3 000 par mois" ; les produits de toilettes bas de gamme, "des savons qui décapent tellement la peau que les soignants ont les mains ravagées".

"Une soupe chaude servie à 18h en été"

Aide-soignant en Ehpad pendant 15 ans, Jérôme Pinon (médaillon à droite) décrit des établissements soumis au "travail à la chaîne", où le personnel et les résidents souffrent de la déshumanisation.
Aide-soignant en Ehpad pendant 15 ans, Jérôme Pinon (médaillon à droite) décrit des établissements soumis au "travail à la chaîne", où le personnel et les résidents souffrent de la déshumanisation.

Jérôme se souvient de cette dame aux longs cheveux : "Elle les portait ainsi depuis qu'elle était toute petite, c'était son charme. A peine entrée à l'Ehpad, on lui a fait une coupe au bol, "par hygiène" c'est-à-dire pour s'épargner les shampooings". Il évoque aussi ce monsieur à qui on a rasé la barbe. "Il la portait depuis toujours. Il a serré les dents, 48 heures après il était mort".

La mort, une familière en Ehpad. "Une nuit, j'ai dû faire trois toilettes mortuaires", se souvient Jérôme. "Le personnel n'est pas formé à affronter cela". Les aide-soignants à 1300€ parmois sont à 80 % des femmes, jeunes pour la plupart car le travail est épuisant physiquement et moralement. "Dans la majorité des Ehpad, elles sont passées à la journée de 12h, afin de finir leur semaine en 3 ou 4 jours, et aller faire des vacations ailleurs pour arrondir leurs fins de mois", nous a expliqué un directeur d'Ehpad. Des soignants qui se heurtent à la méfiance les familles. Avec les scandales à répétition, le soupçon s'est installé. "Les cas de réelle maltraitance existent, mais sont exceptionnels", estime Jérôme. Qui dénonce plutôt une maltraitance institutionnelle banalisée : "Des personnes attachées sur leur lit pour leur sécurité, mais aussi parce qu'on ne peut pas surveiller tout le monde". Et puis, "quand vous passez une nuit tout seuls avec 13 malades d'Alzheimer qui hurlent, vous pouvez péter un câble..."

Mais ce qui choque le plus cet aide-soignant, c'est "l'infantilisation des vieux, la dépersonnalisation des individus, broyés dans une prise en charge collectiviste. Déguiser des hommes et des femmes de 80 ans en citrouilles à Halloween, leur infliger des animations débiles comme le coloriage, c'est un manque de respect, même si c'est fait avec bonne conscience ".

En Ehpad, tutoyer les résidents est en principe interdit : "Pourtant certains apprécient. En revanche, les doucher de force en 5 minutes, ça ne pose pas de problème. Ils ont 80 ans et, tout d'un coup, on leur impose des règles. On leur sert une soupe chaude à 18h en été, alors qu'ils aimeraient un verre de rosé. On rationne leurs repas parce que, soi-disant, c'est bon pour leur santé. On leur interdit d'avoir des meubles et objets personnels, de choisir leurs vêtements tout seuls, de garder avec eux animal de compagnie". Des pensionnaires dont le personnel ignore tout : "On n'a pas le temps de leur parler. Certains ont été résistants, sportifs de haut niveau. On le découvre parfois, après leur mort".

Du marbre pour masquer le manque d'humanité

D'un Ehpad à l'autre, ce sont souvent les directeurs qui font la différence : "Certains sont très à l'écoute mais sans moyens. Eux aussi sont parfois en burn-out. D'autres sont de purs gestionnaires, inaccessibles, qui ne parlent que chiffres". Pour Jérôme, les grands groupes "misent sur l'hôtellerie, le clinquant, pour attirer les familles et mieux masquer le manque d'humanité. Moi, quand je vois du marbre dans une entrée d'Ehpad, c'est un indicateur de méfiance". Structures associatives et publiques seraient globalement plus décentes, "mais j'y ai vu aussi des choses horribles. Inversement des Ehpad privés peuvent être très corrects. Tout n'est pas à jeter. Il y a parfois de belles choses : les cantines scolaires organisées dans le réfectoire, les résidents qu'on amène au stade, l'introduction des animaux. Quand il y a la volonté et un minimum de moyens, c'est possible".

Jérôme s'est reconverti comme aide-soignant à domicile, "parce qu'on a encore le temps de s'occuper des gens". Mais pour combien de temps encore ? "De grands groupes commencent à investir ce secteur. Et vouloir faire du fric, c'est incompatible avec une bonne prise en charge ". Cet aide-soignant s'ets fait une promesse: "Je n'irai jamais en Ehpad. Plutôt me suicider".

1. Hella Kherief a publié un livre sur le sujet : "Le scandale des Ehpad". Ed. Hugo & cie. 2. "Emmanuelle, aide-soignante à Grenoble" et "Ehpad, j'entre en maison de retraite". Ed. Maloloire.