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Interview

Michel Duclos : «Pour Al-Assad, tout est permis, il n’y a pas de limite à l’inhumanité»

Ancien ambassadeur de France en Syrie, Michel Duclos vient de publier un ouvrage sur l'impasse diplomatique en Syrie. Il explique pourquoi Bachar al-Assad a survécu à huit années de guerre. Outre le désengagement américain et le retour de la Russie dans le jeu régional, il pointe les ressorts intérieurs d’un régime prêt à tout.
par Luc Mathieu et Hala Kodmani
publié le 6 juin 2019 à 20h26

Michel Duclos a été ambassadeur de France en Syrie de 2006 à 2009 et représentant permanent adjoint de la France auprès des Nations unies. Aujourd'hui conseiller spécial à l'Institut Montaigne, il vient de publier La longue nuit syrienne (1) aux Editions de l'Observatoire.

Comment expliquez-vous que le régime syrien ait survécu à ces huit années de guerre ?

C’est avant tout la nature du système qui explique le drame syrien. C’est impressionnant de voir que dans la série des printemps arabes, Bachar al-Assad est le seul tyran qui ait tenu. Il faut se demander pourquoi. L’un des éléments de réponse est ce que j’appelle la démographie ottomane, la division sociologique de la Syrie entre différentes confessions, où la minorité alaouite tient le haut du pavé avec d’autres minorités, notamment chrétienne. L’autre élément tient à la nature très particulière de ce régime minoritaire, dominé par un clan, qui a tenu en otage sa propre communauté et le reste de la population. Un régime qui obéit à un code, à un héritage de l’histoire d’une minorité alaouite opprimée qui doit se défendre, et qui veut prendre sa revanche. Cet héritage a été transformé en méthode de pouvoir par le clan Assad qui a mis la main sur le parti Baas, sur l’armée, et finalement sur le pays. Cette méthode de pouvoir prépare les gens qui l’exercent à tenir quelles que soient les circonstances, parce qu’ils n’ont pas de porte de sortie. Chaque jour est une victoire. Dans le même temps, tout est permis, il n’y a pas de limite à l’inhumanité. C’est la marque de ce régime avec lequel il est illusoire de croire qu’on peut faire des accommodements.

Pourquoi les Occidentaux paraissent-ils aussi impuissants depuis le début du conflit ?

Pour les Américains, la Syrie n’existe pas comme un pays charnel, c’est un objet stratégique. Le drame du soulèvement syrien est qu’il est intervenu au moment où les Etats-Unis de Barack Obama étaient en phase de désengagement du Moyen-Orient. Le tout a été accentué par la volonté d’Obama d’obtenir un accord avec l’Iran sur la question nucléaire. Le panorama international se résumait à des Etats-Unis qui ne voulaient pas se mêler de la question syrienne, alors que les Russes étaient en phase d’expansion et de retour, dans la région.

Côté iranien, la révolte syrienne a constitué un enjeu stratégique dès le début, même si au départ, le président de l’époque, Mahmoud Ahmadinejad, voulait appuyer le soulèvement. Ce sont les Gardiens de la révolution qui ont convaincu Ali Khamenei qu’il fallait soutenir Bachar al-Assad, que c’était une question stratégique. Ce sont donc les exigences des tenants de l’expansionnisme iranien qui ont prévalu.

Les Occidentaux ont-ils aujourd’hui un quelconque intérêt à intervenir en Syrie ?

Les intérêts des Européens ne sont pas entièrement concordants avec ceux des Américains. Les Etats-Unis ont un objectif précis qui est de contenir l'influence iranienne. Et même si Trump donne parfois l'impression de vouloir se retirer, il y a quand même une logique stratégique de garder un pied en Syrie. Pour les Européens, les effets en matière de terrorisme et d'immigration font qu'ils ne peuvent pas s'en désintéresser. Au croisement des deux, il y a la Turquie. Il reste donc malgré tout pour les Occidentaux des motifs d'essayer à orienter les choses. Et puis il y a l'impact métapolitique, la Syrie est un incubateur des nouveaux régimes autoritaires. Toutes les normes humanitaires et les lois de la guerre que nous avions tant bien que mal réussi à faire passer dans la règle internationale à la fin du XXe siècle ont été détruites. Tout cela a disparu. Si cela continue, comme les autoritaires prennent un peu partout le pouvoir, à chaque fois qu'il y aura une révolte, les recettes d'Al-Assad apparaîtront comme accessibles puisque les Occidentaux ne réagissent pas.

Considérez-vous que le régime de Bachar al-Assad a gagné ?

Oui, mais il est en difficulté vis-à-vis de sa propre base à cause des sanctions américaines et de l’étouffement de l’économie. Par ailleurs, il est tributaire d’un jeu international où les Russes peuvent le trahir, soit avec les Turcs, soit avec les Israéliens, soit avec les deux en même temps. Il est enfin tributaire de l’alliance avec les Iraniens qui entraîne la malédiction des Américains. Il a gagné, mais il a encore pas mal d’obstacles à franchir. Les Occidentaux peuvent exploiter ce pourrissement. Tout le monde dit que la seule passerelle est la Russie, il faut essayer, répéter inlassablement aux Russes qu’on est prêts à travailler avec eux sur une solution de sortie mais à nos conditions, pas aux leurs.

(1)

La longue nuit syrienne

de Michel Duclos, Editions de l’Observatoire, 240 pages, juin 2019.

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