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Russie

Arrestation d'Ivan Golounov : l’enquête qui a mis le feu aux poudres

Avant d’être arrêté, le journaliste d’investigation Ivan Golounov avait publié une série d’articles sur la corruption dans les services funéraires en Russie.
par Lucien Jacques, Correspondant à Moscou
publié le 10 juin 2019 à 21h06

Samedi soir, à l'ouverture de sa première audience, Ivan Golounov était formel. «C'est à cause des entreprises funéraires», a-t-il déclaré depuis la cage d'acier du box des accusés. Le journaliste indépendant venait d'achever un nouveau volet d'une longue enquête consacrée à la corruption dans le milieu des pompes funèbres. Depuis la publication de sa première partie, il recevait régulièrement des menaces de la part des acteurs de ce marché, l'un des plus criminogènes du pays, gangrené par la mafia, et qui n'hésite pas à recourir à la manière forte.

A l'été 2016, raconte Ivan Golounov dans son enquête «Cercueil, cimetière et centaines de milliards de roubles, comment les fonctionnaires, les bandits et les services de sécurité se partagent le marché des services funéraires» publiée le 14 août 2018 sur le site internet Meduza, Tatiana Popova, habitant Volgograd, dans le sud de la Russie, refuse de payer les 20 000 roubles (environ 270 euros) qu'exigent les agents de l'entreprise Pamyat, fondée par l'épouse de l'ex-responsable des pompes funèbres municipales et en situation de quasi-monopole dans la ville. Décidée à obtenir l'enterrement gratuit que lui garantit en principe la législation russe, elle s'adresse à l'une des rares entreprises concurrentes. Pendant plusieurs jours, la morgue, gérée par Pamyat, refuse alors de lui rendre le corps de son oncle et même de lui délivrer un certificat de décès. Puis les gardes du cimetière municipal bloquent le passage au cortège et au cercueil. Dès que les fossoyeurs tentent de creuser la tombe, les employés de Pamyat la rebouchent aussitôt. L'enterrement ne peut finalement se faire que grâce à l'intervention d'un député et sous surveillance policière.

«Coups de feu»

Le marché des services funéraires est d'autant plus lucratif, explique Golounov, «qu'en règle générale, les parents des morts paient ce qu'on leur demande». En 2016, estime-t-il, les deux entrepreneurs contrôlant ensemble 90 % du marché à Saint-Pétersbourg ont touché 2,3 milliards de roubles (32 millions d'euros). L'un est l'ancien responsable de la sécurité dans les cimetières municipaux, son associé est directeur de l'agence municipale des services funéraires. Leur position remonte aux années 90. A l'époque, écrit Golounov, «le marché des services funéraires se partage à coups de feu et d'explosion. Les fonctionnaires municipaux et la police sont au service des entrepreneurs du secteur». Puis, au milieu des années 2000, «le secteur connaît la même évolution que le reste de l'économie russe» : les hauts fonctionnaires prennent le contrôle du marché en évinçant les mafieux. La police devient leur bras armé, et les enquêtes criminelles remplacent les fusillades. Mais le milieu des pompes funèbres n'en est pas devenu moins criminel.

Ambulanciers

La corruption a remplacé le grand banditisme. «Dans certaines villes, de nouveaux monopoles sont apparus, sous la direction de hauts fonctionnaires, de députés ou d'officiers des services de sécurité. Dans d'autres, les mafieux sont simplement devenus fonctionnaires ou députés.» Dans d'autres régions, et même à Moscou, la lutte fait toujours rage entre les autorités et les groupes criminels, qui contrôlent encore des pans entiers du marché. Dans cette lutte, deux ressources essentielles : «la terre» et «l'information». «La terre, assure Golounov, est le principal actif des entrepreneurs du secteur funéraire.» Qui contrôle l'accès aux cimetières et aux morgues contrôle leur fonctionnement.

A Ekaterinbourg, dans l’Oural, une entreprise de pompes funèbres s’est illustrée en construisant un bâtiment qui bloquait directement l’accès à l’une des morgues municipales. Les employés de la concurrence, contraints de payer un tribut pour passer, ont fini par jeter les corps par-dessus les murs pendant la nuit !

Quant à l'information, il s'agit d'être le premier au courant lorsqu'un décès est constaté afin de pouvoir immédiatement vendre les services de son entreprise à la famille endeuillée. Pour ça, rien de mieux que d'avoir à son service des employés d'hôpitaux, des ambulanciers, rémunérés en moyenne «entre 15 000 et 20 000 roubles par mort rapporté», précise Ivan Golounov. Un système si efficace qu'il arrive parfois que les employés des pompes funèbres arrivent sur place avant même l'ambulance chargée de constater officiellement le décès !

Le système dénoncé par Ivan Golounov a de beaux jours devant lui. En 2010, Irina Solovieva, propriétaire de l'entreprise Pamyat de Volgograd, a été élue députée sous la bannière «Russie unie». En 2016, Pamyat affichait un chiffre d'affaires de 561 millions de roubles et 83 millions de roubles de revenus. La même année, l'entreprise recevait 26 millions de roubles de subventions du budget municipal. En 2017, le contrat de Pamyat a été renouvelé pour dix ans sans appel d'offres. La même année, la mairie a décrété une dispense de fiscalité pour le secteur funéraire en raison «de la trop faible concurrence». Aujourd'hui vice-présidente du parlement régional, Irina Solovieva est considérée comme l'une des fonctionnaires les plus riches de la région. En 2017, ses revenus étaient estimés à plus de 18 millions de roubles.

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