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Reportage

Coupe du monde : à Buenos Aires les femmes ont conquis leur terrain

Coupe du monde féminine de football 2023dossier
Dans l'un des plus grands bidonvilles de la capitale argentine, une association de femmes a réussi à imposer son équipe.
par Mathilde Guillaume, Correspondante à Buenos Aires
publié le 10 juin 2019 à 12h23

En plein cœur de Buenos Aires, entre la gare de Retiro, le port et la très chic avenue Libertador s'étend l'un des plus grands bidonvilles de la capitale argentine : la Villa 31 ou, pour ses habitants, le quartier Mugica, du nom d'un prêtre jésuite qui y a travaillé durant la dictature. Et au centre de ce rectangle de plus de 6 kilomètres de long, entrelacs de ruelles rouge parpaing, trône le terrain de football Güemes, l'un des rares espaces publics, lieu de passage et de rendez-vous préféré du quartier. En cette soirée d'automne austral, une centaine de femmes et fillettes, âgées de 5 à plus de 40 ans, s'entraîne sous la lumière puissante de projecteurs récemment installés par la municipalité. Elles font partie de l'association la Nuestra («la nôtre»). «Au premier coup d'œil, ça peut sembler être une image totalement banale, des femmes qui jouent ensemble au foot, déclare Juliana Roman Lozano, l'une des entraîneures. Mais c'est le fruit d'une révolution, d'une vraie transformation symbolique dans l'imaginaire du quartier sur ce qu'une femme peut et ne peut pas faire. Avoir fait sortir les garçons du terrain pour que nous puissions y entrer est une véritable conquête de l'espace public.»

«On nous a jeté des pierres, insultées»

Une guerre de position qui a commencé il y a douze ans. Allison Lasser, une sociologue américaine à Buenos Aires pour sa thèse en a jeté les bases : «Elle n'arrivait pas à comprendre que dans un pays de foot comme l'Argentine, les filles du quartier n'aient pas accès au sport, se souvient Monica Santino, qui a repris le flambeau une fois l'Américaine repartie. Il a fallu un an pour générer un lien. Dans le quartier, c'est très important d'installer une présence dans la durée, les habitantes sont fatiguées de ceux qui viennent, promettent et repartent sans rien avoir laissé.» L'autre défi, très concret, a été de conquérir le terrain, ou plutôt à l'époque le terrain vague envahi de débris et non clos. «Au début, quand nous jouions, les garçons continuaient à se passer la balle au-dessus de nos têtes, ils interrompaient le jeu en traversant avec leurs vélos ou mobylettes.»

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Maria José Figueroa, une autre des entraîneures, se souvient : «C'était de l'intimidation. Ils étaient convaincus que nous n'avions droit ni au terrain, ni de jouer au foot. Ils nous renvoyaient laver la vaisselle, faire le ménage. On nous a jeté des pierres, insultées. Mais les filles n'ont pas cédé.» Deux fois par semaine, le mardi et le jeudi de 18 heures à 20 heures, qu'il pleuve ou vente, les quinze pionnières étaient là. D'autres les ont rejointes et petit à petit, les garçons ont été refoulés. Comme le dit le slogan féministe, «le privé est politique» et le caractère émancipateur de la Nuestra va bien au-delà du sport. «Les femmes du quartier sont éduquées pour la maternité, explique Monica Santino. Les premières choses qu'on leur apprend sont les tâches domestiques ou les soins à leurs frères et sœurs.»

«Comprendre que les transformations sont collectives»

Pour beaucoup de ces femmes, le simple fait de venir s'entraîner deux fois par semaine a représenté un courageux combat personnel. Elizabeth Rios a 34 ans et huit filles, elle travaille comme agent d'entretien de la ville et garde les buts pour la Nuestra. Lorsqu'elle a commencé à jouer, il y a neuf ans, elle devait venir en cachette de son mari, convaincu que la place d'une femme était à la maison et pas dans des buts. «Grâce à la pédagogie de toute l'équipe, il a changé sa manière machiste de penser les femmes, la maison, le football. Aujourd'hui il garde les filles les plus petites pendant que je m'entraîne et il m'accompagne pendant les matchs, c'est mon plus grand supporteur.» Des petits pas pour les hommes du quartier, un grand bond pour les femmes qui construisent une sororité. «Je me sens plus forte, plus courageuse aussi, sourit Elizabeth, rayonnante. Avant j'étais timide, fermée. Aujourd'hui j'ai trouvé des amies, des compagnonnes, tout un système de soutien. Et puis je joue avec mes filles, elles sont dans mon équipe, on se respecte sur le terrain et à l'extérieur. Ma vie a changé complètement grâce au football entre femmes.» Mais la Nuestra n'est pas qu'un espace d'entraide : on y joue au football, on y recherche la performance et on y affûte son corps. «Le type d'alimentation du quartier, c'est beaucoup de farines, de friture, les corps s'empâtent à l'adolescence, analyse Monica Santino. Le football permet d'interpréter que ton corps peut servir à autre chose qu'à enfanter, à le libérer. A gagner en confiance. La majorité des filles viennent à nous la tête baissée. Le foot sert à la leur faire relever, pour faire une passe à une partenaire. A comprendre que les transformations sont collectives, ne dépendent pas que de toi.»

L'impact qu'a eu la Nuestra est reconnu. Cinq de ses joueuses ont été invitées en France à jouer fin juin, en marge du Mondial, le plus long match du monde, qui durera quarante-huit heures durant lesquelles se relayeront des équipes du monde entier. Pour Elizabeth et la plupart d'entre elles, ce sera la première fois qu'elles prendront l'avion. Mais leur plus grande fierté est de pouvoir voyager pour faire ce pour quoi elles s'entraînent dur depuis des années : jouer au football. Toutes suivront passionnément les matchs de la sélection argentine, en pensant au chemin qu'il reste à parcourir. Encore aujourd'hui, elles doivent parfois lutter contre des caïds qui refusent de libérer l'espace. Mais le terrain Güemes a depuis quelques années gagné un nouveau surnom : «la cancha de las mujeres», le terrain des femmes.

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