Le retour des espèces sauvages a des effets « miraculeux » (Reportage)

Cette nouvelle approche de la conservation de la nature est apparue dans les années 1990 aux États-Unis, misant sur la réintroduction d’animaux sauvages pour rééquilibrer un écosystème et enrichir la biodiversité. Consacrant un documentaire sur le rewilding en Europe, diffusé sur la chaîne de télévision Arte (en replay jusqu’au 11 juin), le réalisateur Vincent Perazio pose la question de la viabilité d’un tel processus sur un continent aussi urbanisé et densément peuplé. Peut-on « réensauvager » le vieux continent pour y restaurer une biodiversité en déclin ? Article et reportage.

L’Europe à la reconquête de la biodiversité. Le documentaire s’ouvre sur ce titre encourageant et optimiste. Ne serait-il donc pas trop tard ? Pouvons-nous réellement retrouver cette nature que nous sommes en train de détruire ? Il semblerait que le rewilding puisse répondre à cette question, sans pour autant apporter une solution parfaite. Focus sur le continent européen, qui a la particularité d’être densément peuplé et fortement urbanisé, autrement dit un territoire sur lequel la présence humaine a un impact important. Quand on sait que cette crise majeure et globale de la biodiversité est directement induite par les activités humaines, il y a de quoi se sentir responsable, d’une part, et craindre pour la survie de la nature sur le continent, d’autre part. L’Europe est-elle plus menacée que d’autres territoires ?

« En Europe, entre agriculture, gestion des forêts et urbanisation, les espaces sauvages se font rares (…) L’influence de l’Homme est partout. »

« Depuis les années 1950, la conservation de la grande faune (ou mégafaune, constituée des espèces animales de grande taille, ndlr) a permis le retour de la biodiversité. 17.000 ours vivent dans 22 pays. Il y a désormais deux fois plus de loups en Europe qu’aux États-Unis », laisse-t-on espérer ce reportage. Si par le simple effet de la conservation, quelques éléments de la faune sauvage commencent à réapparaître, « à un niveau extrêmement faible par rapport au passé » est-il tout de même précisé, certains écologistes scientifiques et autres spécialistes de l’environnement suggèrent le rewilding pour accélérer le processus. Rewilding, littéralement réensauvagement. Comme son nom l’indique, cela consiste à recréer des espaces sauvages. Le phénomène est à l’origine artificiel, car provoqué par l’être-humain du fait de la réimplantation volontaire d’espèces, mais le principe demeure le libre épanouissement de la nature. Sans contrôle, sans gestion, sans exploitation maîtrisée ; il n’y a plus qu’à laisser faire, et à observer.

Crédit photo : Capture d’écran « L’Europe à la reconquête de la biodiversité ».

Retrouver l’équilibre d’un écosystème par la réintroduction d’une seule espèce

Et les effets sont étonnants. L’exemple le plus flagrant est celui de la réintroduction du loup dans le parc naturel de Yellowstone. Disparu dans les années 1920, réintroduit en 1994, le loup « a opéré une transformation à grande échelle d’un écosystème asphyxié ». La végétation, croulant jusqu’alors sous la gloutonnerie de cervidés sans prédateurs, a pu se développer normalement. Car chassant les cervidés, les loups modifient le déplacement de ces herbivores, les empêchant de dévorer les jeunes pousses. Les castors utilisent ces jeunes arbres pour recréer étangs et marais. Les poissons, amphibiens, insectes et oiseaux se multiplient. Un écosystème entier retrouve son équilibre d’antan par l’effet… d’une seule espèce ! Seulement, le phénomène se produit dans le plus grand parc naturel des Etats-Unis, couvrant un peu moins de 900.000 hectares. Peut-on faire de même en Europe ?

Crédit photo : Capture d’écran « L’Europe à la reconquête de la biodiversité ».

Quelques projets de rewilding déjà réalisés sur le vieux —et petit— continent, prouvent qu’un réensauvagement sur des surfaces plus petites et moins bien adaptées, peut fonctionner.

Le plus significatif réside probablement au polder d’Oostvaardersplassen, au Pays-Bas. Une zone humide de 6.000 hectares dans le pays d’Europe le plus densément peuplé.  L’écologiste Frans Vera a eu une « réponse radicale et non-conformiste » à un problème de prolifération des roseaux. Après avoir remarqué que l’oie maintenait l’espace ouvert en mangeant les roseaux, il a souhaité installer des troupeaux d’animaux en totale liberté sur le polder. Des chevaux, des vaches et des cerfs, pour remplacer les aurochs, les bisons, les chevaux tarpans et les élans aujourd’hui disparus du territoire. Complémentaires, ils structurent la flore et l’empêchent de se densifier, permettant aux insectes, oiseaux et plantes diverses de recoloniser le milieu.

Crédit photo : Capture d’écran « L’Europe à la reconquête de la biodiversité ».

Des résultats similaires sont observés en Roumanie, grâce à la réintroduction du bison, le plus gros animal terrestre d’Europe, dont il ne reste que 5.000 individus sur le continent européen. Côté ouest de l’Europe, dans le Sussex anglais, à 20 kilomètres de l’aéroport de Londres, un couple d’anciens éleveurs laitiers a libéré son troupeau sur les terres de l’ancienne exploitation pour un programme de rewilding. Vaches et cochons sont entièrement libres, sans nourriture complémentaire. « Nous redécouvrons leur comportement : les vaches ne se contentent pas de brouter l’herbe, elles aiment explorer, mangent une végétation plus riche et transportent des graines dans leur ventre », témoigne l’ancienne éleveuse anglaise. Le paysage se transforme : les terres agricoles cultivées, bien ordonnées et désertes, laissent place à des étendues verdoyantes et arborées. Les tourterelles, en voie de disparition au Royaume-Uni, voient leur population augmenter car trouvent plus facilement leur nourriture dans les trous creusés par les cochons dédomestiqués.

Qu’est-ce que la nature sans ces grands animaux ?

Ces expériences font redescendre l’Homme de son piédestal. Le rewilding, replaçant l’animal à sa fonction naturelle de régulateur des écosystèmes, remet en cause notre conception de la nature, et nous interroge aussi indirectement sur notre propre place dans le monde sauvage.

« Les oies cendrées ont prouvé que les herbivores pouvaient influencer la formation végétale », exprime Franz Vera devant la caméra. Une révolution, puisque jusqu’alors les spécialistes pensaient au contraire qu’ils ne faisaient que s’adapter passivement à leur milieu. « Les herbivores, incapables de façonner un paysage ? » Sans eux, les roseaux, les arbustes et herbes hautes auraient envahi l’espace. Sans eux, des personnes humaines auraient dû intervenir pour remédier à l’invasion, ce qui aurait coûté beaucoup d’argent à la collectivité. « Ces animaux ne coûtent rien (…) ce sont eux qui dirigent l’évolution végétale. »

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« Qu’est-ce la nature sans ces grands animaux ? », questionne le documentaire. « Tout en haut de la chaîne alimentaire, ils ont un rôle prépondérant dans la structure des écosystèmes. Avant l’apparition de l’agriculture, ils étaient présents dans quasiment tous les écosystèmes ». La situation actuelle n’est pas normale. Sur nos sols artificialisés, sans mégafaune, la nature de régénère difficilement et lentement. Avec une mégafaune plus riche, la biodiversité décuple en quelques semaines.

Crédit photo : Capture d’écran « L’Europe à la reconquête de la biodiversité ».

Et nous, humains ?

Et nous, humains, quel rôle occupons-nous dans la biosphère ? Au même titre que les cervidés avant le retour du loup à Yellowstone, nous sommes sans prédateurs, occupant même une position de superprédateur sur Terre. Et de la même manière, nous provoquons alors un déséquilibre sur notre environnement. En l’occurrence, sur l’ensemble de l’environnement, puisque nous avons réussi à nous répandre sur la surface entière du globe. En tant que superprédateurs doués d’une intelligence particulière, un nouveau rôle nous est proposé : le lâcher-prise.

Pas si simple, encore moins en Europe où la moindre parcelle est occupée par l’Homme.

Dans la forêt polonaise de Bialowieza, l’un des rares vestiges de forêt primaire, l’absence d’activité forestière depuis près de cent ans a permis une structuration naturelle unique en Europe. « Nous sommes en présence d’un écosystème complet. » Le phénomène est le même qu’à Yellowstone : la végétation croît par l’effet de la prédation des loups sur les herbivores. La différence tient à la superficie (la forêt polonaise est 85 fois plus petite que Yellowstone) et à l’humain, qui n’est qu’un simple visiteur dans la réserve américaine. « En Europe, entre agriculture, gestion des forêts et urbanisation, les espaces sauvages se font rares (…) L’influence de l’Homme est partout. » Frans Schepers, directeur de Rewilding Europe, responsable de la réimplantation du bison dans les Carpates, estime que les Européens se sont habitués à prendre le contrôle sur le paysage : « Nous gérons tout et pensons que si ce n’est pas le cas, c’est que ça ne fonctionne pas ou que c’est problématique. Les Européens sont les seuls à associer la conservation à des paysages contrôlés. »

Une vision alternative du rewilding : créer une nature nouvelle

Il existe une vision du rewilding qui met l’être-humain de côté. Si elle est faisable en Amérique du Nord, elle ne l’est pas en Europe. Comment redonner de l’espace à la nature sur un continent miné par les infrastructures routières et ferroviaires ? « 1/4 du territoire européen se trouve à 500 m de la route la plus proche ; la moitié à 1,5 km ; le reste à moins de 9 km. Il n’y a plus réellement d’espaces reculés », révèle une équipe de chercheurs.

Crédit photo : Capture d’écran « L’Europe à la reconquête de la biodiversité ».

Le sauvage n’aurait-il donc plus sa place sur notre vieux continent ? Sa configuration entraîne une autre vision du réensauvagement, dans laquelle il ne s’agit pas de protéger une nature passée —dont le déclin semble d’ailleurs irréversible— mais de créer une nature nouvelle, sur des zones qui ne sont pas prévues à cet effet et en y intégrant l’être-humain. Une question se pose alors : Quelle cohabitation entre l’homme et l’animal ? La caméra montre la mine défaite d’un paysan roumain dont les arbres ont été saccagés par des bisons. Ce genre de désagrément rappelle le conflit qui oppose, en France, les éleveurs à la présence de l’ours ou du loup. « Chaque pierre, chaque arbre, chaque champ appartient au tissu culturel et social. On ne peut pas débarquer avec un plan de sauvegarde et demander aux habitants de dégager pour laisser libre cours à la nature. Cela fait sens du point de vue de la conservation de la nature, mais cela reste provocateur pour ces personnes qui ont vécu sur ces territoires depuis des générations », interpelle un écologue irlandais, qui traite de ce sujet au niveau européen.

L’Europe peut-elle sereinement partir à la reconquête de la biodiversité ? L’approche du rewilding telle qu’elle se développe en Europe est en balbutiement. Elle appelle à opérer un changement de paradigme, à aller plus loin que la seule logique de conservation des espèces végétales et animales pour un déploiement plus important, à sortir les animaux des zoos pour les laisser vivre selon leur vraie nature. Alors forcément, cela bouleverse, cela questionne. « Sommes-nous prêts à accepter la libre évolution des écosystèmes ? » Sommes-nous prêts à sortir du contrôle de tout ce qui bouge sur Terre, à relâcher la pression sur une biodiversité martyrisée ?

L.R

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