C’est du jamais-vu dans la Russie de Vladimir Poutine. Après seulement quatre jours de protestations, le pouvoir a cédé face à une intelligentsia libérale marginalisée et « entendu la société ». Par ces mots forts, le site russe d’informations indépendant Meduza a célébré la libération, mardi 11 juin au soir, à Moscou, de son journaliste Ivan Golounov, inculpé pour trafic de drogue et placé en résidence surveillée.
En larmes à sa sortie du poste de police, accueilli par une foule l’applaudissant et scandant son diminutif, « Vania », le journaliste de 36 ans a promis de « continuer à faire [son] travail, à enquêter, (…) pour être à la hauteur de la confiance de ceux [l]’ont soutenu ». Interrogé pour savoir s’il allait demander des compensations, le reporter a sobrement dit espérer « que personne d’autre ne connaîtra une telle situation ».
Ce dénouement, accompagné du limogeage de deux généraux de la police, est sans précédent en Russie, où un accusé est presque toujours coupable, où les forces de sécurité ne reviennent pas en arrière, où l’Etat ne se dédit pas et, surtout, n’offre pas ses troupes en pâture à la foule.
Dans le cas d’Ivan Golounov, la pression était apparemment devenue trop forte. Lorsque le reporter de Meduza, site installé à Riga pour échapper au contrôle des autorités russes, a été arrêté vendredi 7 juin, la mobilisation s’est vite organisée dans les rédactions et sur les réseaux sociaux. Ainsi qu’en face du siège moscovite de la police, où des centaines d’anonymes se sont succédé jour et nuit pour protester seuls, debout pendant quelques minutes, se conformant à la stricte loi russe sur les rassemblements publics, qui n’autorise des manifestations individuelles qu’à condition que les protestataires soient séparés de 50 mètres.
Ainsi se sont-ils relayés à trois sur 150 mètres, seuls avec une pancarte « Nous sommes Ivan Golounov ». La formule vient des « unes » de Kommersant, Vedomosti et RBK, ces trois journaux respectés aussi bien dans l’opposition que dans l’élite au pouvoir. Fait unique, les trois ont titré ainsi ensemble lundi dans un clin d’œil au mouvement de solidarité français « Je suis Charlie ».
Affaire montée de toutes pièces
Ivan Golounov a aussi profité de la préparation très brouillonne du coup monté le visant. Selon la version officielle initiale, il a été interpellé en possession de substances interdites, et rapidement accusé de vente de méphédrone, une drogue de synthèse. La police a publié des clichés de son appartement transformé en atelier de narcotrafiquant… avant de reconnaître que ces photos n’avaient pas été prises à son domicile. Les analyses n’ont trouvé aucune trace de drogue dans le sang du journaliste. Et aucun des sachets saisis ne portait ses empreintes. De quoi semer le doute sur le bien-fondé des accusations.
Assurant qu’il ne consommait pas de drogue, les collègues d’Ivan Golounov rappelaient par contre qu’il enquêtait sur des sujets sensibles, dernièrement sur la corruption à la mairie de Moscou et la mafia du « business des cimetières ». Les soutiens du journaliste ont dénoncé une affaire montée de toutes pièces précisément pour se venger de ses enquêtes. La pratique est courante et par le passé, la police a déjà été soupçonnée d’utiliser de telles méthodes. Pour défendre Ivan Golounov, des médias au ton critique, la radio Echo de Moscou et la télévision Dojd, se sont mobilisés.
Fait beaucoup plus inattendu, plusieurs médias d’Etat ont aussi exprimé leurs doutes. La rédactrice en chef de la télévision RT, Margarita Simonian, a demandé des réponses à « toutes les questions que se pose la société » sur cette affaire. Mardi soir, quelques journalistes des télévisions publiques, d’habitude si enclines à dénigrer toute protestation, ont cru bon de se joindre à la petite foule acclamant Ivan Golounov.
Peut-être l’explication de ces « ralliements » se trouve-t-elle dans les mots prononcés lundi soir par l’acteur Konstantin Khabenski, d’ordinaire discret, sous les applaudissements d’un festival de cinéma à Sotchi : « Aujourd’hui, on essaie d’enfermer un journaliste qui dérange. Si cela réussit, rien ne dit que demain nous ne serons pas à notre tour considérés comme dérangeants. »
Faute de preuves et placée sous pression de la rue et du pouvoir, la police a été contrainte d’abandonner toutes les charges. Signe supplémentaire de fragilité d’un Etat habitué à ne montrer que sa force, le ministre de l’intérieur, Vladimir Kolokoltsev, a annoncé la suspension de plusieurs policiers et le limogeage de deux officiers de haut rang. Le Kremlin, que cette affaire semble avoir pris au dépourvu, n’a pas fait de commentaire depuis la libération d’Ivan Golounov, décidée sans aucun doute au plus haut niveau.
« Beaucoup de questions »
Traduisant bien l’embarras de la présidence, alors qu’une pétition de soutien sur Internet se rapprochait des 200 000 signatures, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, avait dès lundi reconnu que, dans « ce cas concret », il y avait « quelques, ou plutôt beaucoup de questions ».
Camouflet pour les autorités, ce dénouement est aussi vécu comme une petite victoire par l’opposition au Kremlin. « Un exemple de ce que la solidarité peut accomplir », s’est réjoui son chef de file, Alexeï Navalny, dont l’adjoint, Leonid Volkov, purge une peine d’au moins 35 jours de prison pour une manifestation non autorisée et, parallèlement, est poursuivi pour offense aux autorités, un nouveau délit.
Récemment, les autorités ont déjà dû faire machine arrière lorsque des foules se sont rassemblées contre des projets locaux, une usine à déchets dans la région d’Arkhangelsk ou un chantier de cathédrale à Iekaterinbourg. L’affaire Golounov est bien plus emblématique, et les plus optimistes voudraient y voir plus qu’un retrait tactique, l’annonce de plus profonds changements. Parmi les supporteurs manifestant devant le siège de la police à Moscou, certains anonymes disaient être venus défendre « une certaine idée de la liberté ». D’autres voulaient transformer la marche prévue mercredi en soutien à Ivan Golounov en célébration d’une victoire, et en point de départ d’un mouvement plus vaste.
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