«Aux hommes qui nous lisent, j’ai envie de dire: «Vous devriez vous intéresser à ces questions, car elles s’intéressent à vous.» Pour agir correctement, il faut d’abord prendre conscience de son privilège. Qu’on soit un homme sympa ou pas, on bénéficie des avantages associés à la discrimination envers les femmes, quand bien même on n’y participe pas personnellement.
Il faut identifier son propre privilège et ne pas attendre d’être félicité à chaque initiative
Je pense aux femmes qui renoncent à faire carrière, à cause du harcèlement sexuel ou de la culture de «boys’ club» dans tel ou tel milieu professionnel. Qui dit discrimination des unes dit privilège des autres! Autre exemple: dans l’univers domestique, il ne suffit pas de partager les tâches. Les travaux sur la «charge mentale» ont montré que le seul temps n’était pas une bonne mesure du partage réel: si on se contente d’«aider» en laissant la charge aux femmes, aux mères et aux sœurs, alors les dés sont pipés. En outre, lorsqu’un homme s’efforce d’assurer davantage de tâches, par exemple liées à la parentalité, on a tendance à lui dire bravo et à le juger particulièrement vertueux. Cela alors que les mêmes tâches effectuées par des femmes sont perçues comme normales! Partager réellement, c’est aussi accepter de ne pas être félicité.
Le féminisme est un projet de justice sociale qui vise l’égalité entre hommes et femmes et l’émancipation vis-à-vis des normes de genre et de sexualité. Aujourd’hui, le féminisme est devenu si populaire que, dans certains milieux, tout le monde se dit féministe. Autant dire qu’il ne suffit pas de se dire féministe pour l’être et qu’il faut sans doute se méfier d’un tel féminisme déclaratif. Car être féministe, c’est aussi être lucide sur le fait que les logiques sexistes nous dépassent et qu’il est impossible d’y échapper complètement à l’échelle individuelle. Pour commencer, voilà quelques conseils de lecture: King Kong Theorie (Virginie Despentes); Caliban et la Sorcière (Silvia Federici), Sexe, race et pratique du pouvoir (Colette Guillaumin); Living a feminist life (Sara Ahmed); et Masculinities de Raewyn Connell.»
Mélissa Blais est post-doctorante à l’Institut d’étude de la citoyenneté, Université de Genève, et codirectrice de l’ouvrage Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, publié aux Presses universitaires de France.
«La féministe Rebecca West disait: «Je n’ai jamais réussi à définir le féminisme. Tout ce que je sais, c’est que les gens me traitent de féministe chaque fois que mon comportement ne permet plus de me confondre avec un paillasson.» Le féminisme est difficile à définir parce qu’il est pluriel. Il s’agit selon moi d’un mouvement social multiforme traversé par une constellation de discours et de pratiques qui convergent toutefois dans sa volonté à redéfinir les rôles des femmes. Selon les tendances ou les courants de pensée, le projet de société que les féministes défendent vise l’émancipation des femmes de la domination et de l’exploitation des hommes ou bien l’élargissement de l’horizon des possibles par-delà les catégories hommes et femmes et les comportements qui leur sont assignés.
Il est crucial d’écouter les femmes, de lire les textes féministes, de désapprendre certains comportements, et de faire un travail sur soi-même
Depuis des années, voire des siècles, bon nombre de féministes ont demandé aux hommes de laisser la pleine autonomie d’action et d’organisation aux femmes, sans chercher à se mettre à l’avant-scène. Parmi les suggestions, on pourrait reprendre celle de la féministe indienne Gayatri Chakravorty Spivak, qui propose d’écouter et de désapprendre: cela passe par les lectures de textes et d’ouvrages féministes, la participation à titre d’auxiliaire des luttes féministes (c'est à dire en soutenant et participant à leurs revendications sans chercher à se mettre en avant – le fameux «soutien mais retrait» qui a tant fait débat), et aussi par un travail sur soi-même.
Enfin, on ne dit pas suffisamment que les hommes doivent accepter de perdre, de la même manière que les patrons d’entreprise perdent du contrôle et du revenu lorsque les syndicats revendiquent de meilleurs salaires. En ce sens, les hommes doivent accepter de perdre notamment du temps de loisir puisqu’ils doivent accomplir plus de tâches domestiques.
Les hommes qui ne se sentent pas concernés par la question sont lucides: ils ont compris tout ce que le féminisme exigeait d’eux. Mais ils pourraient faire preuve d’empathie en s’érigeant contre les discriminations et les violences qui marquent la vie de tant de femmes. Sur une note plus optimiste, les hommes hétérosexuels qui s’intéressent de près aux luttes féministes sont susceptibles d’avoir une vie de couple plus épanouissante et une sexualité plus satisfaisante, comme le souligne l’étude menée à l’Université d’Indianapolis.»
Francis Dupuis-Déri est professeur en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), auteur deLa Crise de la masculinité: autopsie d’un mythe tenace (Ed. Remue-ménage, 2018)
«Les hommes pro-féministes devraient – je présume – écouter les féministes et agir en conséquence, être des complices de leurs combat. Cela passe par exemple par les conversations en non-mixité masculine, quand les hommes se retrouvent seuls entre eux: il nous est possible de nous confronter à des hommes sexistes ou lesbophobes et de rompre des liens importants, inhérents à ce qu’on a appelé les «boys’ clubs», par solidarité avec les femmes et les féministes.
Les hommes pourraient commencer par se confronter à d’autres hommes en relevant les propos sexistes qu’ils tiennent entre eux
Le féminisme est diversifié, mais il s’agit – selon moi – d’un mouvement pour la liberté, l’égalité, la sécurité et la dignité des femmes face aux hommes. Cela implique pour les hommes une certaine solidarité envers les femmes, et une conflictualité certaine à l’égard des hommes.
Je me demande: les hommes qui ne se sentent pas concernés n’ont-il pas une mère, des sœurs, une conjointe (s’ils sont hétéros) et des filles qui méritent un salaire égal et la fin des violences physiques et sexuelles, entre autres enjeux? En même temps, pourquoi s’étonner que des hommes, même progressistes, résistent et contre-attaquent sous diverses formes, y compris par l’indifférence ou en accusant les féministes d’aller «trop loin» et de nous faire souffrir? L’antiféminisme s’exprime sur tous les fronts parce que les groupes dominants n’abandonnent jamais le moindre privilège sans résister, sans ridiculiser, sans mentir. Les féministes ont bien des luttes à mener pour que nous cédions enfin.»