Si les femmes représentent aujourd'hui entre 10% à 15% des étudiantes en informatique, il fut un temps, pas si lointain, où elles trustaient la discipline. Une histoire sur laquelle s'est longuement penché la chercheuse Isabelle Collet. Cette informaticienne scientifique de formation a publié en 2006, « L’informatique a-t-elle un sexe ? » (éditions L’Harmattan). Désormais Maîtresse d'enseignement et de recherche sur les questions de Genre et éducation à l'Université de Genève, elle revient pour nous sur le processus de masculinisation de ce domaine très genré.

Marie Claire : Aux balbutiements de l'informatique, dans les années 1950-1960, il semble que les femmes étaient assez représentées ?

Effectivement, il y avait des femmes. L'informatique reste un métier technique, apparu à une période où elles ne travaillaient pas toutes, encore moins dans l'ingénierie. Mais pour une telle discipline, à cette époque, on a de bons chiffres, tournant entre 30% et 40% de salariées. Puis, à partir des années 1980, on chute pour arriver à 15% de femmes dans ce domaine au milieu des années 1990.

Pourquoi ?

Ce n'est pas tant que les femmes n'y sont plus allées, mais que les hommes s'y sont engouffrés. Leur arrivée massive s'est produite car le recrutement était dirigé vers eux. L'informatique devenait un milieu avec un emploi assuré, la promesse d'une carrière et d'un avenir. Or, ce sont les hommes qui devaient avoir une belle carrière.

Comment expliquer ce basculement ?

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Dans les années 1950-1960, beaucoup de femmes évoluaient dans le secteur informatique car il n'intéressait personne. À l'époque, toute l'importance était mise dans le matériel, comme les gros ordinateurs ou les machines impressionnantes, et pas du tout dans le logiciel, où se situaient les emplois féminins. Donc il y avait de la place pour les mathématiciennes qui s'engouffraient dans le « calcul numérique », peu reconnu par rapport à maths sup' par exemple. À partir du moment où le logiciel prend de la valeur, on a vu les hommes s'insérer dans la filière. On a alors demandé aux informaticiennes de les former, puis ils sont devenus leurs chefs et on les a virées elles à la première crise venue – un phénomène qui a été étudié notamment en Grande-Bretagne.

Cette image s'est construite en vingt ans mais on l'imagine comme un effet de la nature.

Y a-t-il d'autres facteurs ?

Disons qu'il y a une « association de malfaiteurs ». En plus de ce phénomène là, le micro-ordinateur est arrivé dans les années 1980. Et comme à chaque fois qu'un nouvel outil apparaît, les hommes sont équipés les premiers. Le micro-ordinateur conduit tout ce que la science fiction nous avait entraînés à connaître, le fantasme de pouvoir et de puissance sur le monde. Les jeunes garçons ont été les premiers à en posséder, pas forcément les plus riches d'ailleurs, créant ici l'image du geek qu'on a encore actuellement.

Quel est le poids de cette histoire désormais ?

Ça a transformé les représentations au point qu'en 2005, quand j'ai fait ma thèse sur le sujet, les personnes que j'ai interrogées avaient complètement oublié cette histoire. On me disait : « Mais, on n'empêche pas les filles de venir en informatique, si elles ne viennent pas c'est qu'elles ne le veulent pas. » C'est intéressant car aujourd'hui encore, on perçoit l'informatique comme un milieu profondément masculin. Ce qui montre à quel point on veut à tout prix aller chercher une rationalité dans la nature des hommes et des femmes. Cette image s'est construite en vingt ans mais on l'imagine comme un effet de la nature.

Vous expliquez que cette représentation n'est pas la même partout...

Oui  ! En Malaisie par exemple, mais aussi dans bon nombre de pays non-Occidentaux, la perception de la discipline est différente. Ici, en Occident, on considère que l'informatique signifie un pouvoir sur le monde. Hors de l'Occident, on le voit plus comme un métier que l'on peut faire chez soi, pas salissant et qui ne demande pas d'effort physique. Donc comme un emploi féminin. Il s'agit d'un choix genré aussi, mais qui pousse les femmes dans cette filière. Cela montre bien les effets des représentations genrées.

En Occident justement, y a-t-il des efforts d'ouverture vers les femmes ?

Deux écoles ont établi deux stratégies différentes, mais avec des résultats équivalents. Toutes deux ont fait le constat de la faiblesse du nombre d'étudiantes et ont mis en place des projets de recherche sur le temps long, afin de trouver des leviers. À la NTNU (Norwegian University of Science and Technology), en Norvège, ils ont développé une campagne d'information envers les jeunes filles, avec des visites de l'école, des contacts avec des professeurs du secondaire. Et ils ont ouvert 30 places supplémentaires dans la filière informatique, réservées aux filles. C'est à dire qu'ils recrutaient normalement pour cette filière, puis prenaient trente étudiantes en plus. Ils ont ensuite veillé à ce qu'elles se socialisent bien dans l'école, les ont mises en relation avec des réseaux professionnels féminins, ont mis en avant les femmes dans l'équipe pédagogique... Ils ont aussi créé un safe space, un endroit non mixte où elles pouvaient travailler mais qui est plutôt devenu un lieu de vie. D'une année sur l'autre, la proportion de femmes est passée de 8% à 30%. La politique de quotas a été abandonnée au bout de quelques temps elle n'est plus nécessaire pour atteindre le ratio de 30% des femmes.

Et qu'a fait la seconde école ?

Il s'agit de l'école de science informatique Carnegie Mellon, aux États-Unis. Ils ont repensé le système pédagogique et leur mode de recrutement. En plus d'avoir lancé une démarche envers les écoles, ils se sont aperçus que l'expérience antérieure en informatique, mise en avant par les candidats au moment du recrutement, pesait énormément dans la sélection. Mais que cette expérience ne disait finalement rien de l'ingénieur que vous pourriez devenir après être sorti de la formation. Donc ils ont communiqué sur le fait qu'ils recrutaient des gens impliqués dans la communauté – engagés dans des associations, dans une démarche artistique – ce qui a incité les filles à postuler. Ils se sont aussi rendu compte que les filles, les élèves noirs ou défavorisés avaient tendance à décrocher une fois à l'école. En fait, les cours nécessitaient des pré-requis implicites, qu'avaient surtout les garçons blancs. Donc ils ont créé des cours de niveau pour donner ces pré-requis. La proportion de filles est passée à 40%. D'ailleurs, eux disent que ce travail sur l'inclusion a amélioré leur formation.