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Nature

En Amazonie colombienne, les terres autochtones pillées par l’extractivisme

Feu vert au fracking, une technique d’extraction du gaz polluante, multiplication des projets miniers... En Colombie, le plan national de développement porté par le gouvernement menace le bassin amazonien et les peuples autochtones qui y vivent.

Le Putumayo, département limitrophe de l’Équateur, relie les dernières vallées andines aux premières étendues de la forêt d’Amazonie colombienne. Les concessions détenues par les compagnies pétrolières y recouvrent 70 % des territoires ancestraux des peuples autochtones. La présence et l’activité des compagnies pétrolières dans les resguardos [1], le plus souvent actées sans leur consentement, engendrent des dégâts considérables pour les écosystèmes environnants et pour la vie des communautés. Déforestation, contamination de l’eau et hausse de l’activité sismique : c’est par exemple ce que subit la communauté siona du resguardo Buenavista, situé près de la frontière équatorienne, qui doit cohabiter sur son territoire avec les agents de la pétrolière anglaise Amerisur Resources. La communauté est en outre exposée à la recrudescence du conflit au sein de ce même territoire, et se trouve encerclée par les positions des branches dissidentes Farc, des groupes narco-paramilitaires et de l’armée. Situation d’extrême vulnérabilité, qui s’illustre par le rétrécissement continu du territoire des Siona de Buenavista, qui comptent aujourd’hui 4.500 hectares reconnus et attendent une réponse gouvernementale pour les 52.029 hectares de territoires ancestraux qu’ils réclament.

Le gouvernement lance une offensive sur tous les sous-sols colombiens susceptibles de renfermer des hydrocarbures

Il n’y a pas qu’à Buenavista que la multinationale britannique Amerisur Resources explore et exploite les hydrocarbures du sous-sol. Elle fait partie des dix compagnies pétrolières les plus actives dans le pays en nombre d’hectares explorés et exploités, et a signé en 2019 onze nouveaux contrats avec l’Agence nationale d’hydrocarbures (ANH), dans le seul Putumayo, multipliant par quatre ses investissements par rapport à 2018. « Grâce à la signature de l’accord de paix, nous pouvons désormais étendre nos opérations sur des zones auxquelles nous n’avions pas accès et qui représentent selon les récentes études géologiques et les estimations de nos contrats, des réserves importantes, pouvant s’élever à plus de 500 millions de barils », analyse le Président exécutif d’Amerisur Exploracion Colombia, Carlos Andrés Martínez Bonillaii.

Ces onze nouveaux puits bientôt construits dans le Putumayo comptent parmi les 161 nouveaux sites de forage pétrolier programmés pour l’ensemble du pays d’ici à 2022, soit quatre fois plus que les 46 existants. Le secteur minier n’est pas en reste, puisque le gouvernement envisage, toujours par le biais du Plan national de développement 2018-2022, de relancer les marchés de l’or et du cuivre en Colombie, dont les réserves sont copieuses mais peu exploitées, alors que les mines existantes sont exploitées pour le charbon et le nickel.

Ambiente y Sociedad, une organisation environnementale, a documenté et publié en accès libre un géoportail sur lequel sont répertoriés plus de 2.400 alertes concernant les impacts déjà existants et dégâts potentiels de grands projets miniers, énergétiques et routiers dans des aires prioritaires de conservation de la biodiversité. Ce type de travaux est d’une importance cruciale car le gouvernement — au service des multinationales étrangères (la part des bénéfices de l’extraction versée à l’État a chuté au taux ridicule de 0,4 % pour l’or et l’argent, et 3,27 % pour les mines de charbon à ciel ouvert) — lance aujourd’hui une offensive d’une ampleur considérable sur tous les territoires colombiens susceptibles de renfermer ces richesses. Il ambitionne, pour ce faire, le recours à toutes les techniques possibles, y compris la fracturation hydraulique, plus couramment appelée fracking.

Le 11 mai, lors de la venue du Président Ivan Duque à Mocoa, les peuples autochtones se sont insurgés contre la politique extractiviste du gouvernement et la légalisation de la technique du « fracking ».

En Amazonie colombienne, « nous avons déjà connaissance de deux points, dans les départements du Caquetá et du Vichada, où la technique du fracking projette d’être utilisée. C’est une grande préoccupation pour nous car l’emploi de cette technique menace de contaminer plus encore les fleuves et les nappes phréatiques que l’extraction classique, et pourrait provoquer des catastrophes environnementales de grande ampleur étant donné l’activité sismique importante qui caractérise le territoire colombien », explique Julio Cesar Jamioy, président de l’Organisation nationale des peuples indigènes de l’Amazonie Colombienne (OPIAC). En dépit de tous les appels à la précaution de la part des organisations environnementales et des interrogations de la communauté scientifique, la technique est en cours de légalisation en Colombie. Le texte de loi du Plan national de développement, adopté par le Congrès dans la nuit du 2 au 3 mai dernier, à 58 votes contre quatre (soit une participation de 62 députés sur les 350 élu.e.s qui siègent au Congrès), prévoit le lancement des pilotes pour « approfondir les phases d’exploration de gisements de gaz et de pétrole brut non conventionnels, avec la réalisation d’études de sécurité pour garantir un emploi responsable de la technique du fracking », peut-on lire sur le site de l’Agence nationale d’hydrocarbures.

« Les sites d’exploitation par le fracking risquent de détruire de manière irréversible de larges pans de l’Amazonie colombienne »

On peut déjà constater, sur ce même site, que 18 gisements non conventionnels sont en phase d’exploration en Colombie, les concessions étant détenues par les géants du secteur : l’étasunienne Exxon Mobil, l’anglo-néerlandaise Shell, la canadienne Sintana Energy Inc ou encore la firme nationale colombienne EcoPetrol. Sept grands blocs de gisements non conventionnels ont été répertoriés sur l’ensemble du pays, principalement dans le Nord et tout au long du fleuve Magdalena (département du Boyacá en particulier), qui font de la Colombie le troisième pays sud-américain avec le plus haut potentiel de gisements non conventionnels, derrière l’Argentine et le Brésil. « Les premiers sites d’exploration et d’exploitation par le fracking risquent de dicter une norme qui pourrait polluer et détruire de manière irréversible de larges pans de l’Amazonie colombienne. C’est pourquoi nous voulons rendre cette situation bien visible devant le monde entier, depuis la minga  [2] de résistance du Putumayo, en montrant la contradiction totale qui existe entre la campagne de communication contre la déforestation menée par le gouvernement et les motivations de son Plan national de développement, qui s’annonce particulièrement écocide », dit Julio Cesar Jamioy à Reporterre le 9 mai, à la suite à l’annulation du dialogue qui devait se tenir à Condagua ce jour-là, entre les 14 peuples autochtones du Putumayo, rassemblés en minga depuis 50 jours, et le gouvernement.

La minga a rassemblé des volontaires de ces 14 peuples en assemblée permanente pendant les mois de mars, avril et mai, d’abord dans le village de Villagarzón, puis au nord de la capitale départementale, Mocoa, dans le resguardo Condagua, donnant lieu à des actions de blocage routier destinées à donner de la visibilité aux problématiques propres aux peuples autochtones. Ils demandent l’application de nombreux accords signés entre l’Organisation zonale indigène du Putumayo (Ozip), le gouvernement actuel et les précédentes administrations, qui incluent :

• La reconnaissance et l’extension de resguardos et cabildos n’ayant jamais été titularisés par l’État, en partie occupés par les compagnies pétrolières et les activités minières illégales. La minga demande que soit créée une Agence nationale des terres dans le Putumayo, comme il en existe normalement dans chaque département, et que soit pris en compte l’avis des populations autochtones dans les politiques de gestion du territoire et de conservation de la biodiversité en Amazonie.

• L’application de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail rendant obligatoire le processus de consultation préalable des habitant.e.s avant lancement de tout projet d’extraction, ainsi que le respect de l’Amazonie comme sujet de droits spécial depuis avril 2018.

• Le respect des droits humains pour les peuples autochtones, dont les leaders et représentants politiques sont continuellement menacés, agressés ou tués dès lors qu’ils prennent position pour la défense de leurs territoires et de leurs droits.

L’ONG Ambiente y Sociedad a créé une carte recensant l’impact des grands projets (miniers, énergétiques...) dans des aires de conservation de la biodiversité.

Tous ces accords, malgré leur valeur juridique et constitutionnelle censée garantir les besoins et les droits les plus vitaux des populations amérindiennes, souffrent cruellement de l’absence de volonté politique du gouvernement pour les mettre en œuvre. « Déjà en 2008 et en 2012 nous nous sommes réunis avec le gouvernement pour que soient appliqués ces accords, et jamais ça ne s’est produit. Cette année se répète le même schéma, à savoir que le gouvernement repousse constamment les dialogues auxquels il s’est engagé, afin d’épuiser la minga, et envoie les forces de l’ordre nous réprimer et nous dégager de la route, comme tu as pu le constater ce matin », explique Nixon López Hernández, coordinateur de la commission Territoire, environnement et production au sein de l’Ozip. Six mingueros venaient d’être blessés par l’intervention de l’Esmad (l’escadron mobile anti-émeutes) lors d’une séquence de blocage de l’axe routier Mocoa-Pitalito. « Malgré les blessés, et en dépit des assassinats et menaces de morts qui continuent de toucher les leaders autochtones, le gouvernement ferme les yeux et mène son Plan national de développement sans nous concerter ni considérer nos réalités et notre plan de vie, qui est bien différent du leur. Leur vision de nos territoires et de l’Amazonie est celle d’un puits de ressources qu’il faut extraire, au plus vite et par tous les moyens possibles », ajoute Nixon López.

Après avoir annulé sa venue pour les rencontres prévues les 6 et 9 mai avec la minga, une délégation interministérielle s’est finalement déplacée à Mocoa les 21, 22 et 23 mai derniers. Prêts à débattre et à négocier, les mingueras et mingueros du Putumayo se sont heurtés à des hauts fonctionnaires inflexibles et ne se positionnant que par le biais de l’offre institutionnelle du PND 2018-2022, alors que les premiers entendaient discuter d’un accord bien plus rétrocédant et apportant des pistes concrètes visant à solutionner les problèmes structurels qui les touchent. Ces divergences entre les deux parties quant à la portée historique de ce dialogue ont empêché l’obtention d’un véritable accord, et la délégation représentée par le vice-ministre de l’Intérieur, Carlos Soler, est repartie de Mocoa en s’engageant seulement à enclencher et/ou à poursuivre des procédures de consultation, d’études techniques et de travail d’observation auprès des populations, sans modifier les montants des budgets assignés ni prendre en compte les revendications et propositions formulées par la minga.

Dans le Cauca voisin, la mobilisation contre le Plan national de développement est aussi intense

Au cours des mois de mars et avril derniers, les peuples autochtones du Putumayo n’ont pas été les seuls à se mobiliser contre la politique d’Iván Duque puisque, dans le Cauca voisin, ce sont plus de 20.000 personnes qui ont bloqué pendant 27 jours la route Panaméricaine et obtenu la venue du Président, ainsi que quelques contreparties budgétaires, toutefois bien en-deçà des demandes formulées par le Conseil régional indigène du Cauca (Cric). La mobilisation sociale s’est étendue à l’échelon national avec le ralliement de nombreuses catégories sociales — populations autochtones, afro-descendants, agriculteurs, professeurs, étudiants... — au blocage national du jeudi 25 avril dernier, qui a rassemblé des milliers de manifestants opposés au Plan national de développement dans plusieurs grandes villes du pays. Du 28 avril au 2 mai, un collectif de plus de 3.000 leaders sociaux venus de différents endroits du pays s’est constitué en Refuge humanitaire pour la paix, installé sur la Plaza de Toros de Bogotá, pour réclamer des mesures de sécurité de la part du gouvernement face aux assassinats et menaces de mort qui les frappent toujours. Le collectif a aussi entrepris un tour des ambassades française, espagnole et allemande, ainsi que celle de l’Union Européenne, afin de sensibiliser la communauté internationale sur les violations des droits humains perpétrés en Colombie envers les leaders sociaux, et relayer le message des différentes mingas. Malheureusement, ces mouvements de contestation pacifiques ne parviennent pas à provoquer la marche arrière du gouvernement au sujet de ce PND, qui annonce quatre nouvelles années difficiles.

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