RT, la chaîne russe qui diffuse ce que lui murmure le Kremlin. 

Tandis le bruit des bottes se fait de plus en plus bruyant à la frontière entre la Russie et l'Ukraine, il existe parmi le PAF une chaîne d'information qui s'occupe de dédramatiser la situation à longueur de reportages et d'analyses. Pour RT, tout ira bien, l'armée de Vladimir Poutine n'envahira jamais son voisin. Mieux encore, elle est une force qui ne souhaite rien d'autre que la paix. Il ne fallait certainement pas s'attendre à autre chose de la part de la chaîne russe. Il y a quelques mois, à l'époque où RT se faisait le porte-voix du mouvement gilet jaunes, Vanity Fair avait enquêté sur cet étrange instrument d'influence qui n'aime rien tant que d'aller à contresens. Par Roman Bornstein.
Enquête sur RT la chaîne russe qui bouscule les mdias français

C’est une matinée pas comme les autres au palais de l’Élysée. Ce jeudi 31 janvier, en pleine crise des Gilets jaunes, le président a accepté de recevoir cinq journalistes de rédactions nationales, lui qui goûte si peu les échanges avec la presse. Assis au milieu du canapé, costume gris sur col roulé noir, Emmanuel Macron passe en revue le début de son mandat, rappelle le besoin de réformer l’État, ébauche une stratégie pour les élections européennes... Soudain, entre deux considérations sur « la détresse économique » et « la légitimité de certaines revendications », il dénonce « des influences extérieures » dans le climat de violence actuel, parle de mili-tants radicaux « conseillés par l’étranger » et du travail de sape mené par la « russosphère », ces sites web pro-Poutine. À l’entendre, les manifestations seraient encouragées, voire attisées, par un média nomméRussia Today qui bénéficierait d’une audience considérable. « Ce sont des gens qui achètent des comptes sur les réseaux sociaux, qui trollent, lance le chef de l’État. Regardez, à partir de décembre, sur le traitement des mouvements sociaux sur Internet, ce n’est plus BFM TV qui est en tête, mais Russia Today. »

À cet instant, personne ne prend au sérieux la menace brandie par Emmanuel Macron. D’ordinaire, les discours dénonçant la main de l’étranger derrière chaque contestation populaire sont plutôt l’apanage de despotes arabes ou de caudillos sud-américains. Avec les années, le monde s’est habitué à entendre Assad s’en prendre au Mossad, Erdogan attaquer CNN, Maduro pilonner la CIA. Et puis en France, qui connaît Russia Today, autrement appelée RT ? Certains observateurs ont bien relevé le succès sur Facebook des vidéos tournées par la chaîne durant les manifestations, en particulier quand il y avait de la castagne. Ils ont aussi noté que les figures du mouvement étaient souvent invitées sur ses plateaux. Mais de là à lui donner un premier rôle dans le conflit... Surprise : le 12 mars, une étude de l’ONG Avaaz, experte en analyse de données, confirme les dires du président de manière stupéfiante. À la faveur de la crise des Gilets jaunes, RT s’est hissée en tête des médias français sur la plateforme vidéo YouTube : ses reportages mis en ligne ont été vus 23 millions de fois, près du double de l’audience cumulée de quatre institutions comme Le Monde, Le Figaro-, L’Obs et le Huffington Post sur le même sujet. Depuis l’automne, l’audience du site a quasiment doublé, au point de dépasser celle de la chaîne d’info C News et de tailler des croupières à BFM TV...

« L'information n'a de valeur que si elle suscite de l'indignation »

Après la sidération vient donc le temps des questions. Comment une chaîne russe diffusée en France sur le canal 359 de la Freebox depuis à peine dix-huit mois s’est-elle si vite imposée ? Par quelle étrange alchimie est-elle devenue la principale caisse de résonance des Gilets jaunes ? Et comment se fabrique l’information dans une rédaction installée à Paris, mais dont la direction se trouve à Moscou ? Pour remonter ces pistes, il m’a fallu des mois d’enquête et de nombreux entretiens avec des journalistes de RT, anciens ou toujours en poste. Le plus souvent, ils se montraient d’une méfiance proche de la paranoïa, certains étant même persuadés d’être sous surveillance. À chacun, j’ai dû promettre l’anonymat complet (ni nom, ni âge, ni fonction) avant de lancer mon enregistreur. Mais tous avaient aussi envie de parler, de raconter ce qu’ils avaient vécu, cette « sensation d’écœurement » d’avoir été enrôlé dans la guerre d’influence du Kremlin. Plus j’écoutais leur récit, plus se dessinait un système inédit, passionnant et terrifiant, où « l’information » n’a de valeur que si elle suscite de l’indignation, et peut ainsi se répandre comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux.

Si Emmanuel Macron a relevé l’influence de RT avant tout le monde, c’est parce qu’il a été l’un des premiers à faire les frais des médias russes. N’ont-ils pas, durant la campagne, tendu le micro à ceux qui le disaient tantôt homosexuel, tantôt détenteur d’un compte secret aux Bahamas ? Alors, le 29 mai 2017, à l’occasion de la visite de Vladimir Poutine en France, le président fraîchement élu entend tirer les choses au clair. À la dirigeante de RT qui profite de la conférence de presse donnée à Versailles pour le questionner sur son rapport aux médias internationaux, il répond, cinglant : « J’ai toujours eu une relation exemplaire avec les journalistes étrangers, encore faut-il qu’ils soient journalistes. » Un ange passe dans la galerie des Batailles. « Quand des organes de presse répandent des contrevérités infamantes, poursuit-il, ce ne sont plus des journalistes, mais des organes d’influence. » Vladimir Poutine, impavide, écoute la traduction dans l’oreillette. La question était posée par une journaliste, mais c’est bien au président de la Fédération de Russie que s’adresse la réponse.

Pour déchiffrer cet échange, il faut revenir au contexte de création de la chaîne. Cet « organe d’influence », c’est Poutine qui l’a voulu en 2005. Ancien officier du KGB, puis directeur du FSB qui lui a succédé, il est alors au pouvoir depuis cinq ans. Il a mis au pas les chaînes de télévision, confisqué les entreprises des oligarques trop critiques à son égard et profité de l’envolée des prix du pétrole pour se poser en garant de la croissance économique. Populaire et autoritaire, réélu avec 71 % des voix en 2004, il n’a plus rien à craindre sur le plan intérieur. Mais, sur la scène internationale, son pays enchaîne les revers. L’allié serbe a été bombardé par l’Otan en 1999 ; les États-Unis ont envahi l’Irak en 2003 malgré les protestations de la Russie à l’Onu ; huit anciens pays membres du bloc de l’Est ont rejoint l’Union européenne... Surtout, les « révolutions de couleur » ont porté au pouvoir des formations ouvertement pro-occidentales en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizistan, trois anciennes républiques soviétiques.

À ces déconvenues diplomatiques s’ajoute pour Moscou un sérieux problème médiatique. Les télévisions aiment les drames à grand spectacle et l’ex-URSS en fournit à l’envi : guerre de Tchétchénie, naufrage du Koursk, prise d’otages du théâtre de Moscou... Les écrans occidentaux renvoient le reflet d’un pays qui n’a pas enrayé la spirale du déclin soviétique. En 2005, Poutine s’en agace devant un parterre de jeunes militants nationalistes : « Je regarde souvent les chaînes étrangères, confie-t-il, désolé, et presque partout ils racontent la même chose sur la Russie : crise politique et dépression économique. » Ainsi naît Russia Today en juin de la même année. Lors du lancement, les dirigeants ne font guère mystère de leurs intentions : « En Occident, la Russie est associée à trois mots : communisme, neige et pauvreté. Nous aimerions présenter une image plus complète de la vie dans notre pays. » Son premier président, Mikhaïl Lessine, un fidèle de Poutine surnommé « le bulldozer », affirme ne plus craindre le mot « propagande » : « Nous devons promouvoir la Russie à l’étranger sinon nous aurons toujours l’air d’être des ours en train de hurler et de rôder. »

Malgré des moyens non négligeables (un budget annuel de 30 millions d’euros et une rédaction de deux cents journalistes), les débuts sont décevants. Qui a envie de voir des reportages légers, positifs et un brin téléguidés sur la Russie éternelle ? Pire : lorsque les troupes de Moscou pénètrent en Géorgie durant l’été 2008, au motif de voler au secours des minorités russes présentes en Ossétie du sud et en Abkhazie, la victoire militaire s’accompagne aussitôt d’une défaite symbolique. Le Kremlin est incapable de convaincre l’opinion internationale du bien-fondé de son intervention militaire, tandis que le président géorgien, Mikhaïl Saakachvili, brille sur les plateaux télévisés, en anglais comme en français, dans le rôle de victime expiatoire de l’ogre russe. « Nous n’avions pas de bureau de relations publiques pour expliquer la guerre, reconnaîtra Margarita Simonian, la patronne deRT,en 2012 dans un long entretien accordé au quotidien russe Kommersant. C’est comme si nous avions soudain compris qu’il existait des armes nucléaires dans le monde. » C’est peu dire que le Kremlin va alors se lancer dans la course à l’armement.

Organe d'influence

Première décision : sortir la chaîne de Russie pour l’implanter un peu partout dans le monde, à l’image de CNN ou de BBC World. Il faut que le téléspectateur de New York ou de Djeddah puisse tomber dessus en zappant, que les titres défilent sur les écrans plats accrochés aux murs des bars, des halls d’hôtel et des salles d’embarquement, que le site web surgisse en tête des résultats de recherches sur Google, et même, puisque tout se passera bientôt sur les réseaux sociaux, que la jeunesse s’abonne aux comptes YouTube, Facebook et Twitter de la chaîne. Pas question de lésiner sur les moyens. Des studios ultra-modernes sont inaugurés à Moscou. Le nombre de journalistes est multiplié par dix. Après RT Arabic dans les pays du Moyen-Orient, la version espagnole est lancée en 2009, puis vient RT America en 2010, suivie de versions anglaise et allemande quatre ans plus tard. En chemin, Russia Today change de nom pour devenirRT, un sigle moins connoté « guerre froide » et jugé plus rassurant.

Dans le même temps, la direction pose les bases d’une nouvelle ligne éditoriale audacieuse : sous prétexte de prendre le contre-pied des médias traditionnels, elle entend dénoncer ce que les autres chercheraient à cacher – en vrac, la misère des classes populaires, la montée des tensions raciales, la vérité sur la guerre en Syrie, la corruption des gouvernements occidentaux, la faillite des institutions démocratiques... Durant la campagne présidentielle américaine, RT ne cesse d’attaquer Hillary Clinton et de stigmatiser le poids des lobbys financiers. Au Royaume-Uni, elle accompagne la marche funèbre du Brexit tout en fustigeant le pouvoir de la technocratie bruxelloise. En Allemagne, RT Deutsch s’alarme de l’ouverture des frontières aux réfugiés musulmans. Sur tous les plateaux, les populistes sont accueillis comme des amis, quand ils ne sont pas directement embauchés. Après avoir tenté de recruter l’inspirateur du Brexit, Nigel Farage, la chaîne s’est offert les services de l’ex-premier ministre indépendantiste écossais Alex Salmond, désormais animateur d’une émission à son nom. En Équateur, l’ancien président anti-impérialiste Rafael Correa est devenu intervieweur politique pour RT Actualidad ; Jesse Ventura, jadis catcheur et gouverneur du Minnesota, connu pour avoir accusé George W. Bush d’être le cerveau du 11-Septembre, promet chaque semaine aux téléspectateurs de RT America de s’attaquer à « l’hypocrisie du gouvernement et aux fraudes des grandes entreprises ». Au-delà d’un complément de retraite non négligeable, chacun y trouve le frisson de la transgression et un supplément de lumière. En contrepartie, la maison s’offre un vernis de sérieux et de nouveaux amis pour la Russie.

Comme toute chaîne d’informations qui se respecte, RT doit aussi multiplier les débats avec des experts. Mais comme ceux-ci ne sont presque jamais dans la ligne, il faut improviser. Des blogueurs confidentiels sont donc présentés comme des chercheurs reconnus. Des militants d’organisations radicales deviennent « des interlocuteurs représentatifs ». Des essayistes publiés à compte d’auteur sont traités comme de prestigieux universitaires. Qu’importe la réalité du CV, la vérité n’a plus d’importance et tout se vaut : le youtubeur antisémite Alain Soral, rhabillé en « écrivain et fondateur d’un think tank », peut commenter le duel entre Sarkozy et Hollande sur RT America en 2012, tandis que l’inénarrable Thierry Meyssan, fervent négationniste des attentats du 11-Septembre et défenseur du régime de Bachar El-Assad, est invité à donner son avis sur la guerre en Syrie en qualité de « journaliste d’investigation indépendant ». Quant au gourou d’extrême droite Lyndon LaRouche, tristement connu pour avoir comparé Barack Obama à un singe, il a toute liberté de partager son analyse de la révolution égyptienne, pudiquement auréolé de l’étiquette « activiste politique ».

Dans cette quatrième dimension du journalisme, les invités peuvent même monter en compétence d’une interview à l’autre : un certain Ryan Dawson a été présenté comme « journaliste » pour parler de la guerre au Yémen, puis comme « blogueur politique » pour s’épancher sur l’annexion de la Crimée, avant d’être promu « militant pour la paix et activiste des droits de l’homme » sur la question des bases militaires américaines au Japon, puis « auteur et analyste » sur le conflit territorial sino-japonais, ou encore « journaliste spécialiste des affaires asiatiques » au sujet des tensions entre les deux Corées. Sa carrière sur RT connaît son apogée en 2013, lorsqu’il est couronné « analyste géopolitique » – excusez du peu – pour critiquer à l’antenne les conditions de détention à Guantánamo. À aucun moment, la chaîne n’aura donc précisé sa principale activité : blogueur négationniste.

Et l’information, dans ce grand n’importe quoi ? Ici, on promet sans cesse des révélations sur les grands enjeux géopolitiques du moment, mais on montre surtout la violence sous toutes ses formes : des avions qui s’écrasent, des bateaux qui coulent, des sous-marins militaires qui tirent des missiles. Les ouragans qui s’abattent sur le sud des États-Unis précédent les chars russes qui foncent sur Palmyre. Venez pour l’accident de train meurtrier en Colombie, restez pour Daech aux portes de Damas ! L’objectif est à peine dissimulé : il faut former le téléspectateur à douter des médias occidentaux pour qu’il croie ensuite la version russe le jour où les intérêts du Kremlin seront mis en cause. « C’est important d’avoir une chaîne à laquelle les gens s’habituent, pour ensuite, quand c’est nécessaire, leur montrer ce que nous avons besoin de leur montrer, a théorisé Margarita Simonian. En un sens, ne pas avoir notre propre média, c’est comme ne pas avoir de ministère de la défense : quand il n’y a pas de guerre, on a l’impression qu’on n’en a pas besoin, mais quand il y a une guerre, ça devient essentiel. » À l’écran, cela donne parfois des images à la limite du ridicule, comme cette interview délirante des deux agents russes accusés d’avoir empoisonné un ex-agent double à Salisbury. Eux, des officiers du GRU ? Pensez-vous, ils travaillent comme entraîneurs sportifs à Moscou. Ce qu’ils étaient venus faire dans cette petite ville sans intérêt du sud de l’Angleterre ? Visiter « la célèbre cathédrale, connue pour sa flèche de 123 mètres de haut et son horloge, la plus ancienne du monde encore en état », ânonnent-ils en récitant la page Wikipédia... Mais qui va s’en plaindre ?

« Shut up ! »

En 2015, RT débarque en France. Sur la carte du monde, un pays idéal pour qui sait jouer la partition antisystème : un président historiquement impopulaire, un peuple traumatisé par les attentats, un chômage en hausse constante, des institutions en crise... Encore faut-il trouver un chef et recruter des journalistes prêts à adhérer au projet. Une patronne est vite nommée par Margarita Simonian. Elle s’appelle Xenia Fedorova. Née à Kazan en 1980, cette brune élancée a débuté comme reporter à Moscou avant de rejoindre l’agence de presse russe Ruptly à Berlin. Anglophone, elle incarne le visage doux et rassurant de RT France, toujours prête à parler d’indépendance éditoriale. Dès son arrivée, elle constitue les équipes. Dans un secteur sinistré comme la presse, où les journalistes ont appris à naviguer entre contrats courts, piges incertaines et rendez-vous à Pôle emploi, les candidatures affluent, et pas seulement de Radio Courtoisie. « J’en avais marre d’être pigiste, de n’avoir ni week-ends ni vacances, m’a confié un ancien salarié. J’avais fait le tour des rédactions et j’avais envie de me poser, de m’installer, juste de vivre... Alors quand j'ai appris que les Russes allaient créer une chaîne en France, je me suis renseigné. »

Le DRH de RT France ne dit pas d’emblée aux candidats qu’ils vont travailler dans une chaîne d’obédience poutinienne : au téléphone, il évoque sobrement « un point de vue russe sur l’actualité nationale et internationale ». À ceux qui s’inquiètent de la ligne, il parle « liberté d’expression, indépendance, grands reportages ». « On ne fera pas du mainstream, martèle-t-il, ça sera ambitieux. » Les plus motivés sont reçus par Xenia Fedorova. L’entretien se déroule en anglais et les questions fusent : « Vous connaissez RT ? Ça ne vous dérange pas de travailler pour un média un peu polémique ? » À ce stade du processus d’embauche, rares sont ceux qui osent dire non.

Une première équipe est formée. Avant de travailler sur la chaîne, certains s’activaient déjà sur le site web. On trouve, parmi ces pionniers, un assemblage hétéroclite de journalistes fraîchement diplômés et d’anciens activistes pour le moins douteux, proches de Dieudonné, aficionados du régime de Chávez. « J’ai des disques durs entiers sur certains d’entre eux », soupire le politologue Rudy Reichstadt, qui cartographie la nébuleuse complotiste sur Internet depuis plus de dix ans. Présents dès les premiers jours, politisés et proches de la ligne de Moscou, ils vont former l’ossature de la rédaction deRT France. Pour marquer leur territoire, ils affichent un calendrier de Vladimir Poutine dans leur partie de l’open space : Poutine fait du tir, Poutine torse nu sur un cheval, Poutine en judoka... Les assistantes de Xenia Fedorova apporteront également leur touche déco : un drapeau russe géant surplombe leur bureau.

Les semaines suivantes, de nouveaux journalistes arrivent. Ils ont droit à la formation maison, parfois dispensée par des présentateurs américains de la chaîne dépêchés à Paris. « C’était lunaire, se souvient un témoin. Ils nous montraient des vidéos de pure propagande, avec le méchant Obama et le gentil Kim, ou le gentil Poutine face à Trump et ses missiles. » Un jeune reporter se demande à voix haute : « Mais où est-ce que je suis tombé ? » Un autre lui répond : « En tout cas, pas dans une télévision. » Au fond de la salle, une jeune femme russe passe son temps à prendre des notes sur son téléphone portable. « On se disait qu’elle faisait des comptes rendus sur chacun », se souvient un ancien. Impression renforcée par la présence de nombreux Russes dans les bureaux les premiers temps. « Ils étaient hyperlouches, collés à notre ordinateur, se rappelle un autre. Ils ne se présentaient pas, mais ils étaient toujours derrière nous. » Un jour, Xenia Fedorova convoque une réunion générale à la cafétéria pour faire une annonce : désormais, ce sont les jeunes du site qui vont s’occuper de l’antenne. Un ancien de LCI, plus expérimenté, tente de prendre la parole. « Shut up ! » lui intime la patronne, avant de demander si la salle a des questions. Silence dans les rangs.

Penser le moindre reportage comme un objet viral

En réalité, cette décision de confier les plateaux à ceux qui ont monté le site n’est pas anodine. C’est d’abord une façon de récompenser les premiers venus chez RT*,* souvent par idéologie. Ensuite, ce virage annonce la future stratégie de la chaîne : penser le moindre reportage comme un objet viral prêt à être diffusé sur les réseaux sociaux. Le rédacteur en chef du site, Jérôme Bonnet, passé par L’Écho des Savanes et Siné Hebdo, est ainsi propulsé aux commandes. Et qu’importe si certains se plaignent de son manque d’expérience audiovisuelle. À chaque candidat, il pose la même question : « Qu’est-ce que tu penses du processus d’Astana ? » (le nom donné aux rencontres organisées en 2017 dans la capitale kazakhe entre la Russie, l’Iran et la Turquie pour créer quatre zones de cessez-le-feu en Syrie). Le journalisme est, pour lui, avant tout un combat politique : « Nous sommes un média d’opposition », répète-t-il à ses troupes.

Pour les rôles de présentateurs, la chaîne fait comme toutes celles qui se lancent : elle recrute jeunes ambitieux et vieilles gloires du petit écran. Larry King, figure de CNN poussée vers la retraite, s’est ainsi laissé convaincre de rejoindre RT America à l’âge de 80 ans. En France, la chaîne a commencé par approcher la polémiste Natacha Polony, sans succès. Puis elle a embauché l’ancien chroniqueur économique de TF1, Jean-Marc Sylvestre, avant de jeter son dévolu sur Frédéric Taddeï. L’ex-animateur de « Ce soir ou jamais », poussé vers la sortie par France Télévisions, présente alors un profil idéal pour la chaîne : cultivé, hors courant et provocateur. En plus, il fait savoir qu’il a besoin d’argent. Xenia Fedorova lui propose un contrat sur mesure, avec une émission quotidienne malicieusement baptisée « Interdit d’interdire ». « Je me fous de savoir qui me paie du moment que je peux faire ce que je veux, se défendra-t-il sur RMC. J’ai été payé pendant dix ans par l’État français, ça n’a jamais empêché mon émission dans laquelle on disait le meilleur et le pire sur les gouvernements qui se sont succédé. S’ils voulaient un propagandiste, ce n’est pas moi qu’ils seraient venus chercher. »

Vitaly Belousov / Getty

Comme la loi l’y oblige, RT France se dote aussi d’un comité d’éthique, afin de veiller à « l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme de l’information et des programmes ». À la surprise générale, l’ancien président de Radio France, Jean-Luc Hees, accepte d’en prendre la tête. « Tout ça est absolument bénévole, je ne suis pas vendu à l’étranger, me glisse-t-il au téléphone. Quand on est journaliste, on regarde d’abord ce qui se passe avant de condamner. » Bon, c’est vrai, reconnaît-il, lui-même n’avait jamais regardé les déclinaisons étrangères de RT avant d’accepter le poste, zappe rarement sur la version française, ne connaît personne dans la rédaction et n’y a jamais mis les pieds – « sauf une fois, en plateau, pour vendre mon dernier livre », précise-t-il... Ceci explique peut-être cela.

Dans l’organigramme, entre Xenia Fedorova et Jérôme Bonnet, le titre de directrice de l’information est occupé par Ekaterina Lazareva, dite « Katya ». Un personnage, elle aussi. 27 ans à peine, présentée comme un bourreau de travail, qui envoie ses derniers e-mails à une heure du matin avant de recommencer à cinq heures. Personne ne connaît son niveau de français puisqu’elle s’exprime uniquement en anglais devant ses équipes. Avec une inclination toute particulière pour le mot « fuck ». « Vous posez une question qui lui déplaît, elle vous balance un “fuck you” et c’est la fin de la discussion », indique un collaborateur. Les conférences de rédaction sont glaçantes. Impossible de discuter des sujets. « Ici, raconte un témoin, la première qualité consiste à être docile. Dans tous les journaux où je suis passé, il y avait un espace pour échanger, dialoguer. Pas chez RT. »

Au quotidien, la ligne est claire : il faut multiplier les sujets susceptibles de diffuser une piètre image de la France dans le monde. Pas de fake news, mais des angles bien choisis sur la crise des migrants, l'affaire Benalla, les violences en banlieue ou le fiasco de Notre-Dame-des-Landes, histoire de montrer à quel point le pays est mal géré. Chaque matin, la rédaction en chef consulte le site Démosphère, qui liste les manifestations à venir, puis envoie ses reporters filmer le moindre regroupement. Qu’importe s’il s’agit d’un défilé de Sud Rail à Montparnasse ou d’une poignée de protestataires devant l’ambassade d’Iran. Il suffit de fixer trois quatre personnes en gros plan pour obtenir les images recherchées. « Le principe, raconte un ancien, c’est : “Si des gens ne sont pas contents, c’est très bien. Et si en plus ils tapent sur Macron, c’est parfait.” » Inutile de chercher des sujets légers sur RT, ouverture d’un théâtre en banlieue ou résultats des matchs de football de la veille. « Quelqu’un est mort ? Non ? Alors ça n’a aucun intérêt. Boring », répond Katya à ceux qui osent encore proposer des sujets pétris de bons sentiments. Un bon reportage est un reportage morbide. Il fallait la voir le jour de l’attentat qui a coûté la vie au colonel Arnaud Beltrame, lancer, folle d’excitation : « Vite, des reporters à Carcassonne. C’est à combien de stations de RER ? »

Lorsque les sujets français viennent à manquer, la chaîne diffuse ce qu’elle appelle des « adaptations » : des reportages envoyés clé en main de Moscou, souvent sur la guerre en Syrie ou à la gloire de l’armée russe. Là encore, le journaliste n’a pas son mot à dire sur le fond ni même sur l’exactitude des faits rapportés : il doit se contenter de prononcer, à la virgule près, un texte écrit et traduit à l’avance par d’autres. Et si dans le sujet original, on aperçoit le reporter face caméra, son homologue français doit l’imiter, dans un décor similaire. « C’est à la fois triste et cocasse, me raconte un témoin de la scène. On peut se retrouver devant l’entrée de RT en train de réciter un texte pour coller à la version transmise par le siège. » Le registre sémantique fait aussi l’objet d’une réflexion particulière. Le mot « régime » est par exemple interdit, comme « dictateur ». Pour parler de Kim Jong-un, on dit simplement le « président nord-coréen ». Chez RT,il n’y a pas de despotes, seulement des dirigeants. En revanche, pour désigner l’opposition à Assad, les « rebelles » deviennent des « terroristes ». Et les Casques blancs, souvent considérés comme des humanitaires dans les médias traditionnels, sont présentés comme un « groupe controversé », au même titre que « le controversé Observatoire syrien des droits de l’homme ». La moindre entorse aux règles est punie. Il a suffi qu’un envoyé spécial au Venezuela parle de Maduro comme d’un « président non légitime » pour qu’il soit immé-dia-tement rapatrié à Paris. Dernière astuce pour meubler les temps morts : parler de soi, de préférence sur le registre de la victimisation. À chaque fois qu’un reporter de RT se voit refuser l’accès à l’Élysée, il est invité de longues minutes en plateau, ton grave et regard péné-tré, pour expliquer que « le palais présidentiel est devenu une forteresse impé-né-trable pour les journalistes indépendants de RT ». Le rédacteur en chef y va ensuite de son couplet sur les menaces qui pèseraient sur la liberté de la presse, sous-entendu : « Vous trouvez que Poutine est un dictateur ? Ouvrez les yeux, vous n’avez pas mieux en France. »

« Attention, images perturbantes »

Le mouvement des Gilets jaunes arrive à point nommé. Chez RT, l’information se nourrit de la peur : on aime les foules en colère et les rassemblements qui dégénèrent. On encense la mobilisation pour mieux filmer en gros plan la répression. Altermondialistes d’Occupy Wall Street, Indignados madrilènes, anti-austérité grecs, bobos de Nuit debout, xénophobes de Pegida, indépendantistes catalans : depuis dix ans, les fractures politiques se multiplient et les défilés s’enchaînent. Les banderoles déchirées précèdent les bandeaux sensationnalistes et les électeurs occidentaux contemplent sur RT le reflet vacillant de leurs démocraties noyées dans les fumées de gaz lacrymogènes. « Certains nous accusent d’être uniquement concentrés sur les sujets violents comme les affrontements ou les manifestations, mais en tant que journaliste, est-ce que vous vous tiendriez éloigné d’un affrontement violent avec la police ? avait prévenu Xenia Fedorova dans une interview prémonitoire accordée à la chaîne YouTube Thinkerview. Est-ce que vous ne seriez pas au milieu de l’action avec votre caméra pour diffuser en direct sur vos réseaux sociaux ? » Dès le début du mouvement, les reporters sont donc envoyés au cœur de l’action. Ils filment sans relâche : l’arc de triomphe en flammes, les manifestants en sang, la police parfois contrainte de battre en retraite. Les reportages sont retrans-mis en direct sur Facebook et sur YouTube. Les séquences les plus fortes sont découpées en clips de moins d’une minute afin d’être partagées sur les réseaux sociaux. Les plateaux de RT, eux, deviennent des tribunes pour les figures des Gilets jaunes, où, contrairement aux autres chaînes d’information, elles ne rencontrent guère de contradicteurs. « RT n’a cessé de jeter de l’huile sur le feu, en montrant que le gouvernement avait une attitude extrêmement agressive à l’égard du mouvement, analyse le chercheur Romain Mielcarek, spécialiste des questions de défense. Ça peut être un choix éditorial, mais je ne connais pas beaucoup de médias qui se sont comportés ainsi de manière aussi répétitive, systématique et durable. »

Sur le terrain, les équipes de la chaîne ne passent pas inaperçues. Souvent acclamées par les manifestants, aux cris de « Merci RT »,elles se distinguent par leur attirail : même quand les défilés sont terminés depuis plusieurs heures, les journalistes s’affichent à l’antenne avec leur équipement lourd, casque militaire et masque à gaz, afin d’accréditer l’idée d’une guerre civile. Certains manquent d’expérience ; d’autres se sentent paumés. Assez vite, une jeune journaliste de RT est blessée à la tête par un projectile. Elle est invitée à témoigner à l’antenne de la violence de la situation. La direction veut du sang et de l’action. Au lieu de protéger ses troupes, elle les envoie partout où ça dérape. Les reporters sont guidés par téléphone depuis la rédaction, avec instruction de se rendre « là où ça pète ». À trop s’approcher des flammes, il arrive que RT se brûle. Le 16 mars 2019, lorsque des manifestants mettent à sac et incendient le Fouquet’s, une rumeur parcourt les réseaux sociaux : les CRS et leurs grenades seraient en réalité à l’origine du brasier. Quand ils remontent le fil de cette intox, les fact-checkers identifient plusieurs sources : des comptes de militants d’extrême gauche et celui d’un reporter de RT France. Ironie de l’histoire, ce sont des images tournées par les camarades de la chaîne Sputnik qui permettent de rétablir les faits et forcent le journaliste à supprimer son tweet.

Cette obsession pour la violence vise à montrer que la situation échappe au chef de l’État. Le titre de leur vidéo la plus populaire sur le mouvement, vue par 863 000 personnes ? « Roué de coups sous une pluie de projectiles, un CRS exfiltré par un Gilet jaune. » On y voit un gendarme mis à terre par une meute qui entreprend de le lyncher dans un nuage de fumée et sous une pluie de pavés. Les Anglo-Saxons ont une expression pour désigner ce genre de séquences violentes diffusées sans commentaire ni élément de contexte : le « riot porn ». Feignant de vouloir protéger la sensibilité de son audience, RT prend soin d’y incruster un bandeau « Attention images perturbantes » qui tient, en l’occurrence, plus de la promesse voyeuriste que de l’avertissement humaniste. Par un subtil choix des mots utilisés dans les titres, les premières lignes et les textes, vidéos et articles de la chaîne se retrouvent en tête des suggestions des moteurs de recherche. Au lendemain de l’« acte XXIV », quand on tape « Gilets jaunes violence », Google propose trois vidéos de RT France parmi les cinq premiers choix. Les titres ? « Violences policières : des Gilets jaunes “mutilés pour l’exemple” » ; « Strasbourg : affrontements entre Gilets jaunes et policiers » ou encore « Cinq coups de matraque, dix jours d’ITT : un Gilet jaune victime de violences policières témoigne ».

Avec plus d’un millier de vidéos sur le mouvement posté sur les réseaux sociaux entre novembre- et mars, RT a compris l’évolution de la télévision. L’opinion publique ne se forme plus par l’information, mais par le divertissement. La grande messe du 20-Heures est obsolète depuis des années, comme le seront bientôt les petits sermons des chaînes d’information en continu. Le public ne veut plus d’analyse, mais de l’image brute et sensationnaliste, courte et hypnotique. Dans les groupes Facebook des Gilets jaunes, on s’envoie à longueur de journée les reportages de RT France. À mesure que s’effondre la confiance dans les médias, l’attachement à la chaîne russe progresse. Les autres mentent, la presse française serait asservie au pouvoir, eux seuls diraient la vérité. La symbiose avec le mouvement est telle qu’Éric Drouet, l’homme qui a lancé le premier appel Facebook à occuper les ronds-points, va jusqu’à qualifier la chaîne de « seul média libre de France ». Cette bienveillance mutuelle permet à RT d’obtenir des exclusivités. Le 2 janvier, quand Éric Drouet se fait interpeller par les CRS alors qu’il « marche tranquillement près des Champs-Élysées », les images de son arrestation musclée tournent en boucle sur RT. Politiques et journalistes s’indignent de « la criminalisation d’un simple opposant » et de « la dérive autoritaire d’un pouvoir paniqué ». À sa sortie de garde à vue, Éric Drouet reconnaîtra dans un live Facebook qu’il s’agissait en réalité d’une mise en scène : certain qu’il serait arrêté s’il se rendait à proximité de l’Élysée, il avait donné rendez-vous à RT France et à Brut, le média vidéo des réseaux sociaux, pour être certain que leurs caméras immortalisent l’instant. La chaîne russe en profitera pour faire défiler pendant plusieurs jours sur son plateau
des invités venus dénoncer « une nouvelle manœuvre d’intimidation du président ».

Le besoin de notoriété vient à bout de toutes les pudeurs. À présent, même les partisans de la France insoumise acceptent de se rendre sur les plateaux deRT pour débattre. Avant d’annoncer au mois de mai son ralliement surprise au Rassemblement national, Andréa Kotarac, un jeune conseiller régional proche de Jean-Luc Mélenchon sur les questions internationales, avait été reçu près de vingt fois sur la chaîne pour critiquer Macron ou défendre la politique étrangère russe. Sa dévotion a été récompensée. Kotarac a été invité au Forum économique international de Yalta au mois d’avril 2019, où se croisent dirigeants d’entreprises, leaders d’extrême droite comme Marion Maréchal-Le Pen ou même le ministre de l’économie d’Assad. En acceptant ces invitations, de plus en plus d’experts autorisés et de politiques sont convaincus de faire ainsi avancer leur carrière – et accessoirement leur cause. Mais savent-ils au moins à quoi ils participent ? En 2014, la journaliste américaine Liz Wahl démissionnait en direct à l’antenne de RT America, expliquant d’une voix tremblante, « ne plus pouvoir travailler pour une entreprise financée par un gouvernement russe qui blanchit les actions de Poutine ». Quand j’ai touché un mot de ces questions à Jean-Luc Hees, le président du comité d’éthique de la chaîne russe en France, il a fini par laisser échapper un léger soupir : « Ça m’inquiète un peu ce que vous me racontez, pour tout vous dire. Ça m’inquiète un peu... »