Projet Venus, la ville futuriste gouvernée par les machines

L’architecte Jacque Fresco prônait la gestion optimale des vies humaines par des super-ordinateurs. Reportage dans le centre de recherche qu’il a ouvert.
Projet Venus, la ville futuriste gouvernée par les machines

Mort en 2017 à l’âge de 101 ans, l’architecte et designer Jacque Fresco ne croyait pas au libre arbitre et prônait la gestion optimale des vies humaines par des super-ordinateurs. Aujourd’hui, c’est sa compagne Roxanne Meadows qui porte le flambeau. En Floride, elle nous a accueillis au sein du Projet Venus, un centre de recherche ouvert au public, qui donne un avant-goût de leur société rêvée : une technocratie qui nous libérerait de la pauvreté, de la souffrance et des guerres. Quitte à sacrifier au passage l’art et la beauté…

Vu d’en haut, on dirait un mandala. Comme si des moines tibétains avaient passé des jours et des jours à construire une structure circulaire, déposant avec minutie des petits tas de sable coloré. Mais à bien y regarder, il s’agit plutôt d’une ville miniature bâtie en carton, avec des dômes blancs aux lignes épurées, des barres d’immeubles aux vitres teintées, des tours tentaculaires. « C’est juste un exemple », lance Roxanne Meadows en tentant d’épousseter délicatement la maquette. Une cinquantaine de modèles de sa « ville du futur » sont entassés sur des étagères : certaines flottent en pleine mer, d’autres sont perchées sur des îles, voire enfouies sous terre. Toutes les envergures et tous les terrains sont prévus : plaine, montagne, banquise, désert.

Nous sommes à Venus, en pleine zone rurale de Floride, et une femme de 70 ans fait visiter, comme tous les samedis, l’atelier dans lequel elle a tenté maintes fois de refaire le monde avec son compagnon Jacque Fresco. Le Projet Venus est un « centre de recherche » s’étendant sur une surface de 9 hectares, construit par le couple américain en 1980 pour donner un avant-goût de leur société rêvée : une technocratie qui nous libérerait de la pauvreté, de la souffrance et des guerres. Pour eux, ce programme est tout à fait à notre portée grâce aux technologies disponibles aujourd’hui. Il suffit de reconstruire nos villes de zéro, de renoncer à la démocratie et de mettre fin au capitalisme. Depuis la mort de Fresco à l’âge de 101 ans en 2017, Roxanne Meadows s’occupe seule de perpétuer un mouvement désormais privé de son gourou. Elle travaille d’arrache-pied, ne regrettant même pas d’avoir laissé tourner l’eau de sa piscine, qu’elle a choisi de peupler de poissons : « Le projet de Jacque est de plus en plus pertinent, affirme-t-elle. Il est devenu urgent de le réaliser. »

Karl Marx et le Ku Klux Klan

Jacque Fresco se présentait comme un « ingénieur du social ». Figure controversée, il fut tantôt qualifié de génie, tantôt d’utopiste ou de charlatan. Fresco quitte l’école à 13 ans et se forme en autodidacte. « Enfant, il refusait de porter allégeance au drapeau américain, révèle Roxanne Meadows en riant. Il a expliqué au directeur de l’école qu’il n’avait pas vécu dans les autres pays et que, du coup, il ne pouvait pas se décider. »

À New York, le jeune Fresco explore tout un tas de mouvements intellectuels. Il a lu Platon et rejoint une ligue communiste avant de décréter que « Karl Marx avait tort  ». Il a même fréquenté le Ku Klux Klan – « Il voulait voir si, en parlant leur langage, il arriverait à les faire changer d’avis sur la question raciale », précise Roxanne Meadows. Elle raconte avec fascination combien de casquettes cet expérimentateur a endossées : il a travaillé dans l’aéronautique, a été enrôlé puis congédié par l’armée, a mis au point des prothèses médicales et des « maisons-sandwichs » préfabriquées, à vendre pour quelques milliers de dollars. Il a même participé aux effets spéciaux de productions hollywoodiennes.

« L’homme n’est que le reflet de son environnement. Il n’y a ni nature humaine, ni libre arbitre. »

On serait tenté de décrire Fresco comme un électron libre. Sauf qu’il ne croyait pas du tout à sa liberté. Sa rencontre avec les sciences comportementales a été un tournant : « L’homme n’est que le reflet de son environnement, argue Roxanne Meadows. Il n’y a ni nature humaine, ni libre arbitre. Nous sommes gouvernés par les mêmes lois que toutes les choses de la nature. C’est notre langage qui est inadéquat : une pierre ne tombe pas, elle est poussée par la gravité ; un tournesol ne suit pas le soleil, c’est le soleil qui l’y force. » On retrouve ces phrases, mot pour mot, dans The Best That Money Can’t Buy, un livre que Fresco a autopublié en 2002. Meadows a beau avoir travaillé avec l’inventeur pendant quarante et un ans, dessinant ses idées, tapant et relisant ses textes et ses discours, mettant fin à sa propre carrière de dessinatrice et maquettiste pour des cabinets d’architecture, elle certifie que « toute cette œuvre est celle de Jacque ».

Tous les samedis, Roxanne Meadows fait visiter le site du Projet Venus à des curieux ou à des convaincus du monde entier
Tous les samedis, Roxanne Meadows fait visiter le site du Projet Venus à des curieux ou à des convaincus du monde entier. / © Laure Andrillon pour Usbek & Rica

Ce samedi de mars, le Projet Venus n’a que six visiteurs : deux retraités venus du New Jersey, deux étudiants norvégiens et un couple de touristes russes – qui, même s’ils ne comprennent pas l’anglais, suivront Roxanne Meadows avec enthousiasme pendant les cinq heures de visite. La plupart sont déjà plus que familiers de la pensée de Fresco : « YouTube », répondent-ils en chœur quand on leur demande comment. Ils comptent surtout voir de leurs propres yeux les huit dômes blancs que Fresco et sa compagne ont construits.

Meadows emmène le groupe sous une première voûte en aluminium et en fibre de verre, construite il y a trente-deux ans et qui n’a pas bougé d’un iota malgré le passage de l’ouragan Irma en 2017. « Le dôme est de loin la forme la plus efficace. Elle résiste aux tempêtes et couvre une surface importante avec très peu de matériau. » L’hôte montre une grue miniature aux allures de tank : « Ce sera très facile de produire en masse et de manière automatisée : si on moule les dômes à la chaîne, le robot pourra les pondre comme des œufs ! Mais les gens préféreront probablement vivre dans ces tours, poursuit-elle en empoignant une autre maquette. Un robot les fabriquera par extrusion continue, c’est-à-dire que le matériau sera poussé à travers une section de la forme voulue. Ensuite, on coupera des rondelles et on les encastrera sur la tour. On pourra installer un appartement supplémentaire en quelques heures… »

Complexe cybernétique

Jacque Fresco estimait que sa ville circulaire pourrait accueillir 150 000 habitants dans un rayon d’environ 3 kilomètres. Chaque anneau aurait une fonction spécifique : en périphérie, la ceinture énergétique et agricole, avec selon la localisation des éoliennes, des panneaux solaires, des stations géothermiques ou des turbines. Il y aurait aussi des serres, une aire récréative, une zone résidentielle, un complexe de recherche scientifique et, tout au centre, le complexe cybernétique. « Le gouvernement du futur, annonce fièrement Roxanne. Un groupe de super-ordinateurs qui prendront automatiquement les décisions pour allouer les ressources. »

« Les machines sont bien meilleures que nous pour prendre des décisions à grande échelle »

La société serait gérée par des machines plutôt que par des hommes politiques, et il n’y aurait plus besoin de lois : « Les machines sont bien meilleures que nous pour prendre des décisions à grande échelle, justifie Meadows. Et contrairement à nous, elles ne sont ni corruptibles, ni avides de pouvoir ! » Fresco imaginait qu’une intelligence artificielle pourrait maintenir en temps réel une base de données, sorte d’état des lieux des besoins de la ville. Elle superviserait automatiquement la production de nourriture, l’acheminement de l’eau ou la construction d’infrastructures, mesurant l’effet de ses décisions pour s’autocorriger.

Un portrait de Jacque Fresco accueille toujours les visiteurs dans la maison en dôme qu'il a occupée jusqu'à sa mort, en mai 2017
Un portrait de Jacque Fresco accueille toujours les visiteurs dans la maison en dôme qu’il a occupée jusqu’à sa mort, en mai 2017. / © Laure Andrillon pour Usbek & Rica

« C’est une ville de l’accès plutôt que de la propriété », commente Roxanne Meadows. Plus besoin de posséder le moindre objet car on peut tout emprunter dans un « centre d’accès », comme à la bibliothèque. Tous les déplacements se feraient en transports en commun autonomes. Jacque Fresco a notamment dessiné des trains électromagnétiques aux compartiments détachables, pour éviter de perdre du temps et de l’énergie à faire un stop complet. Roxanne Meadows ajoute, narquoise, qu’il n’y aurait pas besoin de tunnel comme pour l’Hyperloop, car Fresco a imaginé une antenne éliminant le bang supersonique par diffusion d’électricité. Et en cas d’urgence, il y aurait des hélicoptères : trois pales en rotation autour d’un habitacle fixe, design censé être peu gourmand en énergie. 

Jacque Fresco pensait que ces technologies de pointe pourraient être accessibles à tous si la société se débarrassait du système monétaire, source de tous les maux. « La monnaie a eu son utilité par le passé, pour en finir avec la servitude et le troc, explique Meadows. Mais le progrès technologique l’a rendue obsolète et nous n’avons pas su nous détacher de cette habitude. » Fresco voulait passer d’une « économie de la rareté » à une « économie fondée sur les ressources ». Cette pensée est étroitement rattachée à ses souvenirs new-yorkais de la crise de 1929 : « Le monde était le même : les usines étaient intactes, les ressources étaient toujours là, mais les gens n’avaient pas d’argent pour les acheter », rapporte-t-il dans le documentaire Paradise or Oblivion.

Le futuriste était persuadé que nous manquons aujourd’hui de ressources parce que la technologie n’est pas utilisée à bon escient, c’est-à-dire focalisée sur l’accès à l’eau, la nourriture, les vêtements, le logement, la santé et l’éducation : « Ce n’est qu’en temps de guerre ou de catastrophe que nous allons au-delà de l’argent pour allouer les ressources et les talents nécessaires pour arriver à nos priorités. Au début de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis avaient 600 avions de chasse dernier cri, mais ils ont réussi à pousser la production jusqu’à 90 000 par an ! »

Allégeance à la Terre

Sur toutes les maquettes du Projet Venus, les robots sont au travail et les humains se promènent. L’idée est que les machines accomplissent les tâches répétitives pour répondre à nos besoins. Pendant ce temps-là, les humains se consacrent à l’avancée de la recherche scientifique quelques heures par jour, et à leurs loisirs le reste du temps. « La culture du profit incite à maintenir la rareté des ressources à cause de l’intérêt des riches et des puissants, assène Meadows, mais la faim dans le monde est loin d’être une fatalité. » Elle promet un monde dans lequel « les ressources seront notre héritage commun » : « Le revenu universel, c’est de la connerie, lance-t-elle. C’est mettre un pansement sur une plaie béante. Il faut se débarrasser de l’argent tout court, et permettre à tous d’avoir un niveau de vie élevé, pas juste de quoi survivre dans son coin. » Pour le dire autrement, l’ambition du Projet Venus est de porter allégeance à la Terre plutôt qu’à une entreprise, un drapeau ou un dieu.

The Venus Project, ville expérimentale construite par les futuristes Jacque Fresco et Roxanne Meadows à Venus, en Floride (États-Unis)
The Venus Project, ville expérimentale construite par les futuristes Jacque Fresco et Roxanne Meadows à Venus, en Floride (États-Unis). / © Laure Andrillon pour Usbek & Rica

Jacque Fresco a obtenu tardivement une certaine renommée pour son œuvre prolifique de designer. Certains des objets qu’il a imaginés sans jamais les breveter sont aujourd’hui sur les plans de travail d’entreprises privées : Boeing s’intéresse au compartiment détachable pour ses avions, Toyota à une voiture dont le moteur serait situé dans les trois roues. Quant à la société Pavegen, elle crée des trottoirs générant de l’électricité au passage des piétons, comme celui que Fresco voulait installer sur le pont menant à sa maison. Difficile de déterminer si ces idées sont venues de Venus ou d’ailleurs – « comme souvent en design », fait remarquer Meadows. La première reconnaissance officielle de Fresco lui a été décernée pour ses plans urbains lors du Novus Summit en 2016, au siège des Nations unies. Fresco avait alors 100 ans. La fondation X Prize l’a ensuite sollicité pour être jury d’un concours sur l’habitat du futur : « Hors de question de décider qui va remporter vos millions de dollars », aurait répondu l’intéressé.

C’est le pan politique du Projet Venus qui fait le plus polémique. Est-il fou de mettre le gouvernement aux mains de machines, alors que même les acteurs de la tech admettent ne pas pouvoir prévoir avec assurance comment les algorithmes vont se comporter ? « La façon dont nous utilisons la technologie maintenant me fout bien plus la trouille que cette perspective », répond Roxanne Meadows, sans argumenter davantage. On lui demande souvent comment se passera la transition de notre société à celle de Venus, puisqu’une culture ne se métamorphose pas du jour au lendemain : « Cela ne pourra passer que par un effondrement économique, expose-t-elle avec un calme surprenant. Mais nous y fonçons à toute zingue de toute façon !  »

Pour Robert Murphy, professeur d’économie à l’université Texas Tech, le projet cultive de bonnes intentions mais pèche par méconnaissance de l’histoire : « L’exemple des avions pendant la Seconde Guerre mondiale est étonnant, détaille-t-il. C’est oublier que le gouvernement fédéral américain a forcé les citoyens à restreindre leur consommation personnelle pour consacrer les rares ressources disponibles à l’effort de guerre, tout en faisant marcher la planche à billets et en interdisant la moindre augmentation des prix dans le privé. » Un exemple de contrôle par la monnaie, en somme. Le professeur considère qu’en quittant le système monétaire, le Projet Venus se priverait d’un outil de calcul fort utile à la gestion raisonnée des ressources : « Il faudra bien décider combien économiser, et combien investir dans l’expérimentation… »

La fin de la beauté

Le couple a beau affirmer que « le gouvernement du futur régulera les ressources et non les gens », répéter qu’« on sera encore plus libres si on dispose de ce dont on a besoin », c’est le design de leur ville du futur qui dicterait les modes de vie. La compétition étant considérée comme malsaine, les enfants feraient du sport autrement : « Il suffit de construire les écoles au sommet des collines », écrivait Fresco. La cuisine individuelle étant « un gâchis d’espace » selon Meadows, elle serait proposée « par habitude, mais à terme les gens préféreront aller au restaurant automatisé plutôt que de perdre leur temps à cuisiner ». Il n’y aurait pas de contrôle formel des naissances, mais on « éduquerait les enfants sur le problème de la surpopulation » (à ce stade de la conversation, Meadows dessine des carottes et des lapins sur un coin de table).

« Comme la musique ne produit rien, il est possible que les gens s’éloignent de cette pratique »

« Avec le temps, les gens ressentiront probablement moins le besoin égoïste d’avoir des enfants », estime-t-elle, confiant ne pas en avoir eu elle-même pour « contribuer autant que possible à la société actuelle ». La ville du futur aura des salles de concert, « mais comme la musique ne produit rien, il est possible que les gens s’éloignent de cette pratique ». Roxanne Meadows reprend son interlocuteur s’il lui parle de beauté : « Ça ne veut rien dire la beauté, c’est culturel : il faut plutôt se demander si scientifiquement, expérimentalement, telle chose est efficace. »

Dans ce dôme, construit en 1900, habite aujourd'hui l'archiviste du Projet Venus, Nate Dinwiddie. Mais l'espace n'appartient à personne et le va-et-vient de ses collègues est constant
Dans ce dôme, construit en 1900, habite aujourd’hui l’archiviste du Projet Venus, Nate Dinwiddie. Mais l’espace n’appartient à personne et le va-et-vient de ses collègues est constant. / © Laure Andrillon pour Usbek & Rica

Nate Dinwiddie, 28 ans, est l’archiviste et le raconteur d’histoires de Fresco. Il ne pense pas que ce soit son libre arbitre qui l’ait mené à Venus : « J’avais 7 ans quand j’ai lu un article sur Jacque qui m’a intrigué, confie-t-il. À 12 ans, je suis tombé sur une vidéo où il montrait comment un mélange de nickel et de titanium pouvait être tordu et reprendre complètement sa forme quand on le réchauffait. C’était magique. Depuis, mon cerveau associe Jacque à de la curiosité, une forme de récompense. C’est ça qui a dû m’encourager à le rencontrer. » Pour Nate, « la société de Fresco ne laisse pas de place aux préférences personnelles ». Ce qui ne le dérange pas : « Tout cela n’a pas été construit pour satisfaire le goût d’un homme, explique-t-il en tapotant la paroi du dôme. Chaque détail a été choisi après le test d’une hypothèse. »

Malgré les critiques, le Projet Venus a réussi à s’entourer d’une communauté en ligne de plus de 700 bénévoles et promeut son modèle dans une vingtaine de langues, avec une équipe russophone particulièrement active. Roxanne Meadows est actuellement à la recherche de financements pour construire une ville expérimentale grandeur nature, à partir des dessins de Fresco. Cette cité accueillerait 300 à 400 personnes et ne serait pas, cette fois, localisée aux États-Unis, les Américains étant « trop individualistes et trop gâtés », selon Meadows, qui répète, en refermant le portail, qu’elle n’imposera jamais le monde imaginé par Fresco : « Je veux juste que la société puisse être exposée à ses idées pour décider en connaissance de cause, quitte à ce qu’elle les rejette. » Et d’ajouter, le sourire amer : « La société n’est peut-être pas encore prête pour tout cela. »

 

Retrouvez cet article dans le nouveau numéro d’Usbek & Rica, en kiosque depuis le mois d’avril.

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Photo à la une : © Laure Andrillon pour Usbek & Rica

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