James Baldwin : « Ce monde n’est plus blanc, il ne le sera plus jamais ! » (Chroniques d’un enfant du pays)

James Baldwin (détail couverture Chroniques d'un enfant du pays)

La nouvelle traduction française de Notes of a native son (Chroniques d’un enfant du pays) de James Baldwin se trouve dans ma pile depuis un moment, et il m’a fallu plusieurs détours pour y revenir après tant d’années, un peu sous ce poids que Baldwin décrit dans les premières pages : « on a tant écrit sur le problème noir. Les rayonnages gémissent sous le poids de l’information, et tout le monde, par conséquent, se considère informé.

Ce n’est pas que je me crois suffisamment informé, c’était juste l’appréhension de relire des textes qui datent des années cinquante du siècle dernier, comme on croit toujours, et cela malgré les horreurs que l’on peut voir tous les jours, que les choses évoluent malgré tout. Et replonger dans l’univers de l’enfant de Harlem de cette manière pourrait peut-être déprécier l’image que je conserve d’une lecture essentielle, mais d’une époque datée. Si je me suis mis à relire, ce n’était pas non plus par curiosité de la nouvelle traduction de Marie Darrieussecq, très réussie, soit dit au passant, mais parce qu’une amie m’a fait découvrir un autre écrivain noir, Teju Cole, et surtout son essai : Black Body.

Black Body ouvre le recueil d’essais Known and strange things, publié en 2016 et peut-être traduit un jour en français. Cet essai prend appui sur « Un étranger dans le village », texte de Baldwin figurant dans les Chroniques, et un voyage de nos jours, qui mène l’auteur environ soixante ans après la visite de Baldwin dans le même village reculé des Alpes suisses, en quelque sorte pour revivre l’expérience de son aîné, telle une traversée de l’histoire du racisme. Mon intuition du départ s’y trouve confirmée, à savoir que les choses ont évolué en dépit de la phrase visionnaire par laquelle Baldwin clôt sa villégiature suisse dans les années cinquante : « Ce monde n’est plus blanc, il ne le sera plus jamais ! ». Comment a-t-il pu dire cela, tout en étant le seul Noir dans un village suisse reculé dans les montagnes ? Cela ressemble à un sortilège qui tente de conjurer la réalité qu’il vit pendant son séjour, y compris les souvenirs de Harlem qui ne sont jamais très loin, peu importe où James Baldwin se trouve dans le monde.

When they see us

Comme Teju Cole à Leuk, petit village suisse, sur les traces de Baldwin, je replonge du coup dans les Chroniques d’un enfant du pays. Pendant cette lecture, la minisérie When they see us, qui condense en quatre épisodes le sort de cinq jeunes New-Yorkais d’East Harlem, injustement condamnés en 1989 pour un viol et une tentative de meurtre qu’ils n’avaient pas commis, me pousse définitivement à rembobiner le fil du temps et revenir aux sources de ce qui est toujours en train de se passer, aux États-Unis et devant nos portes. La lecture de Baldwin prolonge cette expérience de pauvres, jeunes et désorientés en prison par l’histoire de son propre emprisonnement bref, mais marquant à Paris en 1949. Contrairement à cette scandaleuse affaire de 1989, celle de Baldwin se conclut par l’hilarité de la salle lors du procès quand elle apprend que Baldwin a passé plusieurs jours en prison pour une affaire de drap d’hôtel volé par un compatriote. Or, son observation du fonctionnement judiciaire et pénal français n’est pas moins saisissante, jusque dans l’expérience déroutante du pauvre Américain noir d’être privé de ses astuces et des stratégies qu’il saurait déployer dans une situation identique à Harlem.

Ainsi et à travers plusieurs époques, nous prenons conscience d’un racisme structurel persistant qui se pose comme une chape sur cette même évidence, à savoir que le monde ne sera plus jamais blanc. Si l’on peut y percevoir aujourd’hui de violentes batailles en retraite, qui sont le fond de toute volonté de suprématie et hégémonie anciennes, elles ne sont pas moins oppressantes et dangereuses, car menées depuis les centres du pouvoir. Dans When they see us, ce sont l’appareil judiciaire et pénal, les médias, le conseil municipal, les élites new-yorkaises qui adhèrent tous ensemble d’un côté à la construction de coupables idéaux, de l’autre au symbole de la femme blanche, dynamique, brillante, la running woman, incarnant de la sorte les valeurs de la métropole, comme Joan Didion, une des rares voix dissonantes dans ce chœur, l’écrivait dans un article reprenant l’affaire, en 1991 :

En tant que sujet médiatique, « la Joggeuse » tournait aux yeux de tous autour de la « différence » flagrante entre la victime et ses agresseurs présumés – quatre d’entre eux vivaient à Schomburg Plaza, un complexe résidentiel subventionné par l’État fédéral à l’angle nord-est de la Cinquième Avenue et de la 110e Rue dans le quartier de East Harlem, et les autres vivaient dans les HLM et les taudis réhabilités au nord et à l’ouest de Schomburg Plaza.  […] La victime, à l’inverse, était une meneuse, faisait partie, comme disait le Times, de cette « vague de jeunes professionnels qui s’emparèrent de New York dans les années 80 », de ces jeunes gens « beaux, charmants, instruits et blancs » qui, toujours selon le Times, non seulement « croyaient que le monde leur appartenait », mais « avaient de bonnes raisons de le croire ». […] on la força à correspondre […], à l’image de la New-Yorkaise idéale, sœur, fille et jeune mariée de Bacharach : une jeune femme incarnant les privilèges et les promesses de la classe moyenne conventionnelle dont la situation était telle que beaucoup eurent tendance à oublier que le dossier d’accusation contre ses agresseurs n’était pas inattaquable.

Ce racisme structurel fait partie de notre histoire, aussi de l’importance de nos pays dans le monde. Ceux-ci ne seraient pas arrivés à leur position d’aujourd’hui sans leurs empires coloniaux, sans la traite et l’esclavagisme. Raciser des personnes, qui veut dire les stigmatiser à cause de la couleur de leur peau, leur religion, leur nom, leur provenance, c’est inventer une race, voire deux, car la « race blanche » ne date que du moment où est inventée sa supériorité pour justifier l’esclavage. L’historienne Nell Irvin Painter, après avoir reconstruit l’invention de l’homme noir (Creating Black Americans: African-American History and Its Meanings, 1619 to the Present), a pris cette dialectique au sérieux en rétablissant « la construction de l’homme blanc de l’antiquité à nos jours » dans son livre de 2010 : The history of white people (traduit récemment en français sous le titre : Histoire des blancs).

S’il n’est pas historien, la grande force de James Baldwin est d’en être conscient et de savoir qu’il est impossible de séparer l’histoire des Noirs de celle des Blancs et vice versa. Cela veut dire aussi qu’il faut remonter dans le passé. C’est d’essayer de sortir d’une fatalité qui pour lui s’étend à un siècle de distance du roman et bestseller de l’autrice blanche et abolitionniste Harriet Beecher Stowe, Uncle Tom’s Cabin (La case de l’oncle Tom) jusqu’au roman militant noir de son ami Richard Wright, Native son (Un enfant du pays), l’un étant motivé par « une terreur théologique, la terreur de la damnation », l’autre par la vengeance et la haine, où « la peur pousse à tuer et la haine à violer ». Baldwin avertit : « N’oublions pas que l’opprimé et l’oppresseur sont liés au sein de la même société : ils acceptent les mêmes critères, ils partagent les mêmes croyances, ils dépendent tous deux de la même réalité. »

Cette double conscience est difficilement acceptable pour un jeune Noir après 1968, comme l’écrit Edward P. Jones en 2012 dans une nouvelle introduction aux Chroniques d’un enfant du pays, qui n’a pas été retenue dans la nouvelle traduction publiée par Gallimard. Jones trouve que cette vision intégrale allait à l’encontre de ce qu’il ressentait après l’assassinat de Martin Luther King et pendant la contestation de la guerre au Vietnam. Soit il ne l’acceptait pas, soit il ne la comprenait pas et il a fallu quelques années de plus pour saisir le caractère visionnaire de ces essais, et cela en dépit de la proximité d’expérience qu’il ressentait dans les fictions de l’enfant de Harlem, facilement transposable à sa propre vie à Washington DC.

Mais revenons à ce que Baldwin analyse sous le signe identitaire et héréditaire, à la fois de l’écrivain noir qu’il est et des Américains et Américaines en général, car « dans le contexte du problème noir, ni les Blancs, ni les Noirs, chacun pour d’excellentes raisons, n’ont le moindre désir de regarder en arrière ; mais [il] pense que le passé est la seule chose qui rende le présent cohérent et, en outre, que le passé restera horrible exactement aussi longtemps que nous refuserons de la prendre honnêtement en compte. »

Pendant son séjour parisien, il fait le même constat, vu de loin, tel un Walter Benjamin qui se déplaçait dans des villes étrangères pour mieux comprendre et avoir un regard plus aiguisé sur sa ville de Berlin : « [La] confusion américaine semble être fondée sur la croyance quasi inconsciente en la possibilité de considérer une personne isolément de toutes les forces qui l’ont produite. Or cette croyance n’est fondée sur rien moins que notre histoire, qui est l’histoire de peuples entiers s’aliénant totalement et volontairement de leurs ancêtres. »

Ce qu’il dit ici d’un touriste américain à Paris n’est pas moins valable pour les Afro-Américain·e·s. Or, le retour aux origines présente un prix à payer : Baldwin cite Caliban s’adressant à Prospéro : « Tu m’as appris le langage et tout ce que j’y gagne est que je sais maudire. » Autrement dit, c’est de commencer par s’approprier cet héritage de l’occident qui n’est pas celui de la communauté noire, parce qu’aucun d’autre n’est à sa disposition. Baldwin le formule d’une manière encore plus désespérante dans ce qu’il retient de l’Europe :

Le plus illettré d’entre eux est relié, comme moi je ne le suis pas, à Dante, Shakespeare, Michel-Ange, Eschyle, Léonard da Vinci, Rembrandt et Racine ; la cathédrale de Chartres leur dit quelque chose qu’elle ne peut pas me dire, et que leur dirait aussi l’Empire State Building, si quelqu’un ici le voyait un jour. On entend Beethoven et Bach derrière leurs hymnes et leurs danses. Si on remonte de quelques siècles, les voilà en pleine gloire – mais moi je suis en Afrique, à regarder venir les conquérants.

Ce sentiment d’infériorité par rapport aux moindre villageois et péquenaud suisse surprend dans la lecture de ce recueil et semble exagéré, vivement critiqué par Teju Cole. Pour ce dernier, non seulement l’héritage occidental n’est pas la propriété exclusivement blanche, mais aussi l’histoire et la culture africaines (on pourrait l’élargir à d’autres continents) regorgent d’un héritage qui n’a pas à pâlir devant l’occident. Il est vrai que cet héritage africain avait été peu étudié pendant la vie de Baldwin, et Cole peut redresser ce tort grâce à une recherche beaucoup plus approfondie de nos jours. « Nous savons mieux aujourd’hui », dit-il, l’Afrique et son héritage ne sauraient être réduits à une caricature telle « regarder venir les conquérants. »

Baldwin ne s’arrête jamais à un binarisme frontal, noir et blanc. Bien au contraire, il décèle dans le comportement de la communauté noire de Harlem, celle qui lui tient le plus à cœur, un grand nombre d’ambiguïtés et de tares auxquelles il faudrait remédier. Dans « Le ghetto de Harlem », il passe en revue leurs organes de presse. Ceux-ci semblent tout simplement reprendre les mêmes grossièretés, imiter le même goût pour le sensationnalisme des tabloïds blancs, sauf que les protagonistes changent de couleur, et sont par moment tellement essentialisés que rien que leur peau en fasse des génies.

Le rapport à la communauté juive n’est pas moins paradoxal. Dans l’église, lieu préféré pour expier les grandes souffrances du quotidien en espérant et en différant la justice au jour du dernier jugement, une proximité peut être très grande, étant donné que la plupart des prières et des chants s’inspirent de l’Ancien Testament, sont donc d’origine juive et créent ainsi une solidarité entre victimes, exilés et élus pour un meilleur avenir. En revanche, les représentants juifs qu’ils affrontent au quotidien sont ceux qui récoltent les loyers, qui dirigent les petits commerces et accordent les prêts sur gages, somme toute ils ajoutent à la souffrance de la communauté noire, entendez les pauvres. Baldwin y voit une source irréductible de l’antisémitisme (encore un mimétisme des autres Blancs). Il relate les discussions avec une jeune fille noire, à laquelle il avait beau expliquer « que l’exploitation dont elle accusait les Juifs était américaine, pas juive ; qu’en fait derrière le visage juif se tenait la réalité américaine. », elle maintenait son ressentiment. Cette confusion met « à mal tous les efforts de compréhension interraciale » et il en résulte que « l’Américain blanc non juif fait d’une pierre deux coups avec deux légendes [l’infériorité noire et la cupidité sémitique] à son service : il divise les minorités et il règne ».

Je n’ai pas la place ici pour détailler toute la richesse de ces Chroniques, il n’y a aucun doute sur leur actualité, je voudrais juste pointer une absence. James Baldwin parle peu de la situation et condition des femmes noires, même si son homosexualité ne l’a pas empêché de voir des femmes. Cette lacune semble le point aveugle lorsqu’il porte son regard sur la communauté noire. C’est d’autant plus étonnant parce qu’on peut voir en lui une figure intersectionnelle avant que le terme existe. Et des consœurs contemporaines avaient déjà pointé les violences faites aux femmes dans la communauté noire. Pour en nommer qu’un exemple datant de 1976, la pièce de Ntozake Shange, For Colored Girls Who Have Considered Suicide / When the Rainbow Is Enuf, s’attaque à la fois au racisme et au sexisme dont souffrent les Afro-Américaines jusque dans leur propre communauté. Les Chroniques sont publiées en 1984, mais datent des années cinquante. Baldwin ne peut être de tous les combats. C’est pourquoi je n’ai pas insisté sur l’écriture inclusive, puisque Baldwin semble essentiellement parler de la gente masculine.

Un article dans le recueil aborde pourtant la condition des femmes noires par le biais d’une critique de film : Carmen Jones, l’adaptation cinématographique hollywoodienne de l’opéra de Georges Bizet et du texte de Prosper Mérimée, mis en scène par Otto Preminger en 1954 avec une distribution entièrement noire. La critique de Baldwin est dévastatrice. Après un début attendu prêtant à Hollywood le talent de « traire à la fois la chèvre et le chou – et faire passer le résultat pour de la limonade », il décortique à la fois le contexte sociopolitique avec lequel Preminger doit composer et les astuces hollywoodiennes pour l’invisibiliser, l’approchant ainsi à La case de l’oncle Tom, où les « meilleurs Noirs » se trouvent en quelque sorte blanchis. C’est la distance historique et géographique, le statut d’œuvre d’art de l’opéra qui vient à la rescousse, bien que complètement détruit : « la musique aide, car elle n’a assurément jamais sonné de façon aussi brute que dans ce film, jamais été chanté aussi mal [tous les acteurs – y compris Harry Belafonte – et toutes actrices sont doublées], jamais eu moins de rapport avec la vie, la vie de quiconque. » Le film doit réussir l’exploit de jouer sur le côté sexy de l’allumeuse noire des classes populaires sans faire « un parallèle entre la violence de Bizet et la violence du ghetto noir ». La première astuce pour éviter cela est de n’y avoir recours à aucun Blanc ni Blanche dans le casting. La couleur noire devient ainsi une sorte de vide qui peut être rempli par n’importe quel contenu, seul le côté plus ou moins foncé ajoute au caractère vicieux du personnage, par exemple le sergent méchant est plus noir que noir.

Le résultat d’après Baldwin « est qu’ils sonnent de façon ridiculement fausse et affectée, comme des Noirs d’avant-guerre imitant leurs maîtres ». Malgré cela il lui reste une ambiguïté, « la clef du véritable message du film : Carmen Jones, ce sont les noces du sexe et de la couleur, les premières que Hollywood ait jamais arrangées, et les plus explicites – et de très loin le plus consciemment » : « Étant donné que les races plus foncées semblent toujours avoir pour les races plus claires une aura de sexualité, ce fait [mettre des corps noirs devant la caméra] n’est pas affligeant en soi. Ce qui est affligeant, c’est que ce film nous laisse à penser quant à ce que les Américains croient être le sexe. »

 

Derrière cette association au sexe, ce sont bien les corps noirs qui font peur, c’est pourquoi Baldwin les voit dans ce film réduits à des fantoches, mais continue à croire en leur côté incorrigible, tant « ils ont jusqu’ici survécu à des images publiques encore plus effarantes. C’est pourquoi, en lisant ces lignes, je suis toujours impressionné que, malgré la noirceur côtoyant par moments le désabusement, Baldwin reste un incorrigible optimiste, soit dans sa lecture de Carmen Jones, soit dans cette visite extraterrestre des montagnes suisses où il relève que « le drame interracial qui se joue sur le continent américain n’a pas seulement créé un nouvel homme noir, il a aussi créé un nouvel homme blanc. »

Baldwin à la fois observe et alimente la construction de ce nouvel homme noir. Nous autres Blancs et Blanches n’avons qu’à faire notre travail de notre côté, James Baldwin, Teju Cole et plein d’autres pouvant nous servir de sources d’inspiration. Le dernier, en citant Ralph Ellison, en fait une sorte de synthèse pour l’Amérique qui reste néanmoins à remplir de sens : « Les valeurs des nôtres ne sont ni “blanches” ni “noires”, mais américaines. Je n’arrive même pas à voir comment cela pourrait être autrement, parce que nous sommes des individus pleinement impliqués dans la construction de cette expérience américaine. »

James Baldwin, Chroniques d’un enfant du pays (Notes of a natif son), nouvelle traduction de Marie Darrieussecq, Gallimard Du monde entier, avril 2019, 224 pages, 20 € — Le livre est désormais disponible en poche aux éditions Folio — Lire un extrait