Illectronisme : quelles solutions pour les exclus du numérique ?

Le Syndicat de la Presse sociale (SPS) publie un Livre Blanc contre l’illectronisme. Un phénomène qui concerne 23% de la population française.

Illectronisme : quelles solutions pour les exclus du numérique ?

23% : le chiffre, paru en 2018, est considérable. Près d’un quart des Français, soit 11 millions de personnes, sont « mal à l’aise » avec le numérique. On parle en ce qui les concerne d’« illectronisme », terme utilisé pour la première fois en France en 1999, quand la France comptait 5,5 millions d’internautes. « À travers l’école, en particulier, l’État peut prévenir l’illectronisme, avant qu’il ne devienne un nouvel avatar de l’illettrisme », déclarait Lionel Jospin, alors Premier ministre. C’est plus ou moins raté : vingt ans plus tard, l’école n’a pas suffi et l’écart se creuse entre la vitesse à laquelle les services publics se dématérialisent et celle à laquelle les Français s’adaptent au « tout numérique ».

En 2022, le gouvernement s’est fixé l’objectif de parvenir à 100% de services dématérialisés. Une dynamique « intensive, parfois à “marche forcée” et trop souvent sans grande considération pour les usagers, utilisateurs obligés des services de l’État », note le Syndicat de la Presse Sociale, en introduction de son Livre Blanc, réalisé sur dix mois en collaboration avec des experts-contributeurs (ANLCI, Assemblée Nationale, Avenir santé, CESE, CNAF, CNNum, CSA Research, Demain A.I., DGCS, DINSIC, Orange, Pôle emploi, UFC Que Choisir, Université Lumière – Lyon 2, Wexperience).

La responsabilité des designers

« Des efforts considérables sont faits par le gouvernement en termes de formation, reconnaît Philippe Marchal, président du SPS, ce mardi 25 juin, lors de la présentation du Livre Blanc contre l’illectronisme. Mais 11 millions de personnes, on ne va pas les former du jour au lendemain ! Il faut donc intervenir en aval : on ne pourra pas grand chose si les concepteurs de sites ne font rien pour que les sites soient faciles d’utilisation, fiables, cohérents. »

« Il faut former ceux qui font le web à ces questions-là »

Le Livre Blanc appelle ainsi les concepteurs à améliorer la simplicité d’accès, estimant qu’une « grande part de responsabilité » incombe aux designers d’interface (UX designers) dans l’intégration des problématiques d’accessibilité aux outils du numérique. « Les concepteurs de sites ont tendance à créer des sites pour eux-mêmes, commente Olivier Sauvage, entrepreneur et fondateur de Wexperience, société de conseil en UX Design. C’est aussi un problème de formation : pendant leurs études, pratiquement aucun UX designer n’entend parler d’illectronisme. Il faut absolument former ceux qui font le web à ces questions-là ».

Le rapport propose ainsi de sensibiliser et mieux former les concepteurs de sites web, ainsi que tous les producteurs de contenus, de faire participer les publics en situation d’illectronisme à la conception des interfaces et de se préoccuper des parcours « hors numérique ». « Le numérique ne permettra jamais à tous les utilisateurs d’accéder aux services des administrations. Certains publics resteront récalcitrants ou inaptes aux outils du numérique », note le rapport, qui préconise de recommander à ceux-ci la mise en relation avec un réseau d’entraide et des informations sur d’autres moyens comme le téléphone, la prise de rendez-vous, le courrier, etc.

Déclarer ses impôts par la voix 

À moins que les personnes concernées par l’illectronisme ne soient aidées par les interfaces vocales. C’est le pari d’Olivier Mejean, directeur de demain.ai, un cabinet de conseil en stratégie spécialisé dans l’intelligence artificielle, et également contributeur du rapport. À ses yeux, la solution peut résider en deux lettres désormais bien connues : IA. « Pour apporter un service à ceux qui ne sont pas capables de communiquer via des interfaces, la meilleure solution n’est-elle pas de créer une interface sans interface ?  », explique-t-il, estimant qu’on peut « récupérer une partie des gens par la voix ».

« La machine est capable d’identifier la personne qui est sur le point d’abandonner »

L’apprentissage machine pourrait également permettre d’identifier les « abandonnistes », soit les 19% des Français qui, au cours des douze derniers mois, ont renoncé plus d’une fois à faire quelque chose parce qu’il fallait utiliser Internet. « La machine est capable de déceler les comportements anormaux, et donc d’identifier la personne qui est sur le point d’abandonner et de la rattraper, en lui proposant soit d’appeler un numéro, soit de prendre un rendez-vous, soit d’échanger avec un chatbot  ». Soit exactement les stratégies déployées par les sites de e-commerce pour vous rattraper quand vous avez déguerpi avant de « valider votre panier » – leur hantise ultime.

Pourra-t-on bientôt déclarer ses revenus en ligne en se contentant de parler à son smartphone ? Cela pourrait sans doute soulager une partie du public qui vit particulièrement mal la dynamique « à marche forcée » de la dématérialisation. « Il n’y a jamais eu une volonté de réduire tout contact humain : on renforce les accueils, on crée les maisons « France Service »… », s’est défendu lors de la présentation du rapport la députée des Yvelines Béatrice Piron, par ailleurs présidente du groupe d’études consacré à l’illettrisme et à l’illectronisme à l’Assemblée nationale.

Édouard Philippe a en effet annoncé le 3 mai dernier la création de 500 maisons France service dans les 6 prochains mois (1 500 autres devant suivre dans un second temps), dans lesquelles les agents aideront à la constitution de dossiers, à la déclaration d’impôts, et à la simulation des aides et droits. « En parallèle de l’illectronisme, 50% de la population déclare qu’elle souhaite faire toutes ses démarches en ligne, l’administration est prise entre ces deux tendances-là », argumente pour sa part Bénedicte Roullier, de la Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État (DINSIC).

Alors que rien ne semble pouvoir arrêter la dématérialisation, le « cyberminimalisme » et l’émergence d’un « droit à la non-connexion qui donnerait le droit, par exemple, d’accéder aux services publics sans passer par un écran, en allant trouver un humain à un guichet  » ne semblent donc toujours pas être des options pour notre futur. 


SUR LE MÊME SUJET : 

> « Le cyberminimalisme libère du temps, réhabilite les rencontres, préserve la biosphère »

> « Pour les familles modestes, le mail est un instrument de torture »

> Pourquoi le gouvernement veut lutter contre « l’illectronisme »

« Le numérique est politique plus que technologique »

« Plusieurs France se dessinent dans nos rapports aux IA » 

Addiction à la technologie : la faute aux designers ?

L’innovation, sociale avant d’être numérique

1978–2018 : la France face au numérique

Image à la une : © Shutterstock