C’est l’un des effets pervers de l’ubérisation. Les plates-formes proposant aux urbains la livraison de leur repas par des autoentrepreneurs, circulant le plus souvent à vélo (Deliveroo, Uber Eats, Glovo…), connaissent une dérive qui pourrait se résumer ainsi : des travailleurs précaires trouvent matière à rémunération en profitant de plus précaires qu’eux. En l’occurrence, des mineurs et des sans-papiers. Le phénomène, rampant, est exposé régulièrement dans les médias français. Ce week-end, c’est le quotidien américain The New York Times qui a consacré une enquête à ce business parallèle en France.
Tout part d’un procédé d’une simplicité enfantine. Une personne, en règle et majeure, s’inscrit sur la ou les plates-formes de son choix. Elle doit pour cela s’être préalablement enregistrée comme « travailleur indépendant » et prouver son âge en présentant une carte d’identité. Mais une fois son compte validé, rien d’autre que la morale ne l’empêche de le mettre à disposition d’autres qui ne seraient pas en mesure de passer la première étape. La mise en contact se fait via Facebook ou messagerie sécurisée, ou même directement dans la rue. Selon l’enquête du NYT, les coursiers récupèrent entre 30 et 50 % des sommes gagnées par leur « sous-traitant ».
« C’est mieux que de voler ou de faire la manche », explique auprès du quotidien l’un de ces « sous-traitants », un jeune Tunisien de 18 ans récemment arrivé à Paris. « Je le fais parce que j’ai besoin de manger. » Le jeune homme dit gagner environ 200 euros par semaine en travaillant jusqu’à 13 heures par jour. Début mai, Libération avait déjà consacré un article au phénomène des moins de 18 ans ayant recours au même stratagème pour gagner un peu d’argent, parfois aux dépens de leurs études.
Système d’exploitation
Combien de sans-papiers ou de mineurs figurent parmi les quelque 20 000 livreurs de repas en France ? Difficile, par essence, de quantifier le phénomène. Mais Alexandre Fitussi, le directeur général France de la start-up Glovo, estime auprès du New York Times qu’au moins 5 % des 1 200 livreurs hebdomadaires de sa société sont en situation irrégulière. Et déplore que les coursiers se prêtant à cette démarche aient créé leur propre système d’exploitation. Nicolas Breuil, responsable marketing au sein de la société française Stuart, regrette aussi des « pratiques illégales » par lesquelles « les gens profitent de la vulnérabilité des autres ».
Les témoignages recueillis par le quotidien américain lient l’essor de cette pratique à un afflux de coursiers ces dernières années et à des revenus en baisse. En octobre 2018, des livreurs de Deliveroo avaient protesté contre le changement de mode de rémunération de la plate-forme (d’un salaire horaire fixe plus 2 euros par course à un seul paiement de chaque course 5,75 euros).
Contrôles réguliers
« Si c’était mieux payé, tout le monde resterait à son compte », souligne un livreur de Uber Eats, qui a expliqué au New York Times avoir donné accès à son compte à une douzaine de sans-papiers rien que le mois dernier. Les sociétés de livraison, elles, contestent avoir diminué les rémunérations de leurs livreurs et affirment que les coursiers gagnent en moyenne entre 10 et 15 euros par heure.
Comment lutter contre le phénomène ? Deliveroo tolère la sous-traitance quand elle se fait dans un cadre légal, tandis que Uber Eats, Stuart et Glovo l’ont interdite. Tous, en tout cas, assurent prendre le sujet à cœur, effectuer des contrôles réguliers et supprimer des comptes ne respectant pas les règles. Uber Eats travaille, par ailleurs, sur un système de reconnaissance faciale.
Les plates-formes ne s’exposent, en revanche, pas à des sanctions, car ce ne sont pas elles qui emploient les sans-papiers ou les mineurs. En revanche, comme l’expliquait L’Express en octobre 2018, les autoentrepreneurs qui sous-louent leur compte peuvent être inquiétés pour « travail dissimulé de personnes en état de vulnérabilité » – et risquent jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende.
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