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Patrick Chappatte, caricaturiste gommé du « New York Times »

Le 10 juin, à la suite d’un texte de l’illustrateur suisse, le quotidien new-yorkais annonçait officiellement abandonner le dessin de presse.

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Publié le 28 juin 2019 à 12h26, modifié le 30 juin 2019 à 06h23

Temps de Lecture 6 min.

Patrick Chappatte chez lui, à Genève, le 21 juin.

Dans son pays, la Suisse, il est une vedette. Aussi connu que Roger Federer. Installé à Genève depuis les années 1970, Patrick Chappatte reçoit dans son atelier des Pâquis, un quartier cosmopolite populaire, et même rouge, du centre-ville. Un grand bureau blanc et une table à dessin qui le surplombe, une étagère contenant toutes ses archives et une célèbre « une » de Charlie, « Tout est pardonné », qui accroche l’œil dans un coin : c’est là que le dessinateur de presse « lance des flèches sur le monde », comme il aime définir son métier, dont il est l’une des grandes figures actuelles.

Dans la cuisine, Le Canard enchaîné de la semaine et un cadre blanc inhabituel : « Il est où le dessin ? » fait mine de s’interroger l’hebdo, illustrant la récente décision du New York Times d’abandonner le dessin de presse.

Une décision rendue publique en catastrophe, le 10 juin, à la suite de la publication d’un texte en anglais de Chappatte titré : « La fin du dessin de presse au New York Times ».

Averti de la fin de son contrat, il avait souhaité prendre les devants sur son propre site Internet. Son pétard est devenu bombe. « C’est vraisemblablement la fin de ma carrière américaine », confie le quinquagénaire aux airs de jeune homme, dont on devine que le pétillement habituel a été un peu terni par les dernières semaines.

L’art du contrepoint

Depuis tout jeune, Chappatte regarde, un brin claustrophobe, par-dessus la ligne blanche des Alpes. Il est l’un des rares à publier en trois langues – anglais, français, allemand –, jonglant avec des lignes éditoriales frôlant l’antagonisme : Le Temps, Der Spiegel, Le Canard enchaîné et, jusqu’à il y a peu, le New York Times. Mais aussi la Neue Zürcher Zeitung, ce journal historique de la droite suisse, dont l’édition dominicale, où il publie, s’encanaille jusqu’au centre.

C’est l’art du contrepoint de Chappatte. C’est peut-être aussi la trace d’une histoire familiale qui aura façonné son goût pour le regard décentré. Fruit de la rencontre à l’Hôtel Saint-Georges de Beyrouth d’un Suisse et d’une Libanaise au cœur aventurier, Chappatte naît au Pakistan et passe les premières années de sa vie à Singapour. En Suisse, où la famille s’installe, Chappatte commence, dès le lycée, à être publié par La Suisse, journal où il sera très vite embauché à temps plein, sautant, du même coup, la case études.

Le rêve américain de Chappatte commence sur la table du salon familial. Chappatte père, un horloger jurassien, a gardé de ses dix années de bourlingue le goût de la langue anglaise : il est abonné à Newsweek.

A 26 ans, Chappatte prend la route avec son épouse, Anne-Frédérique Widmann, devenue depuis journaliste pour la Radio télévision suisse (RTS) et réalisatrice de documentaires. Ce sera l’Amérique du Sud, puis New York, où le couple pose ses valises. En 1995, Chappatte rêve déjà du New York Times (NYT). Mais la « vieille dame grise » ne publie plus de dessins de presse depuis les années 1950. Il y va quand même, espérant les convaincre. « C’est chou, non ? », commente aujourd’hui l’homme de 52 ans qui contemple le jeune homme de 27.

Le rédacteur en chef qu’il rencontre lui assure qu’ils n’ont « jamais fait de dessin de presse », ce qui est, au mieux, une inexactitude, mais le prend à l’essai comme illustrateur. On lui reproche très vite d’être trop « cartoony », ce qui, dans la bouche de ses supérieurs, est un gros mot. Il se sent à l’étroit. L’aventure dure trois ans.

En vingt ans de collaboration, les couacs sont rares. Peut-être grâce à ce système de filtre que le dessinateur a mis en place : cinq ou six possibilités pour un seul dessin sont soumises au vote de la rédaction.

Après un court passage par Newsweek, Chappatte atterrit finalement à l’International Herald Tribune (IHT). Cette fois, c’est la bonne. La collaboration commence en 2001. Un an plus tard, le processus de rachat par le New York Times commence. L’IHT devient l’édition internationale du NYT en 2003. « Ils ont envoyé des gens de New York pour gérer le bureau parisien et j’ai pensé que j’étais foutu », se souvient-il. Mais c’est le contraire qui se produit : le New York Times garde Chappatte – et finalement publie du dessin de presse. Jusqu’à tout récemment, il était même l’un des deux seuls dessinateurs maison du journal, avec le Singapourien Heng, qui couvre l’Asie.

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Le New York Times publie alors trois dessins de presse par semaine, dont deux de Chappatte, qui brode un « mix assez savant » des actus américaine et mondiale : l’édition internationale du journal est distribuée dans 160 pays tandis que le site Web, lui, est fréquenté à 85 % par des Américains. C’est le grand écart, un sport dans lequel Chappatte excelle. En vingt ans de collaboration, les couacs sont rares. Peut-être grâce à ce système de filtre que le dessinateur a lui-même mis en place : cinq ou six possibilités pour un seul dessin sont soumises au vote de la rédaction. « Il m’arrive encore que je me dise “Ça, c’est pas mal”, et que le dessin arrive dernier du vote », explique-t-il.

Patrick Chappatte travaille dans son atelier, en juin.

Un homme trahi par le journal de ses rêves

Le 25 avril, le NYT publie un dessin du Portugais Antonio Moreira Antunes, choisi par la rédaction parmi des dizaines de propositions. Représentant le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou avec une étoile de David sur le cou, tenu en laisse par un Trump aveugle, coiffé d’une kippa, le dessin est vite taxé d’antisémitisme.

Bret Stephens, un éditorialiste de droite du NYT, embauché en 2017 pour faire entendre une diversité de voix au sein d’une rédaction hypersensibilisée par les attaques récurrentes de Donald Trump contre elle, écrit un papier dans lequel il remonte jusqu’à la seconde guerre mondiale, citant un « vieux problème juif du NYT ».

Dans une ambiance de crise, Chappatte continue à dessiner, mais note que le journal, dans les semaines qui suivent, publie une photo à la place d’un dessin une fois sur deux.

Au téléphone, il essaie d’avoir des éclaircissements qui ne viennent pas et commence à douter. Et même à imaginer un scénario du type : « On arrête gentiment d’ici à l’été. » « J’ai réfléchi une semaine et puis je me suis dit que ça allait au-delà de moi », se souvient le dessinateur. Il décide de publier son texte, où résonne la déception d’un homme trahi par le journal de ses rêves : « Après vingt ans d’une collaboration bihebdomadaire, je pensais que l’utilité du dessin de presse politique n’était plus à démontrer », écrit Chappatte, rappelant au passage qu’il a été trois fois lauréat du prix Overseas Press Club of America, un prix jamais décerné à un étranger avant lui.

A la grande surprise de son auteur, le texte entraîne des réactions massives et émues, avec des menaces de désabonnement à la clé. Au-delà de son cas personnel, Chappatte pense à ceux tombés avant lui.

En 2018, les renvois de Nick Anderson et de Rob Rogers, parmi les meilleurs de leur génération, ont précédé de peu celui de David Horsey, du Los Angeles Times, et en Allemagne, celui de Dieter Hanitzsch, de la Süddeutsche Zeitung, pour un dessin jugé antisémite.

A la fin de son texte, Chappatte republie le dessin qu’il avait réalisé après l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo : « Sans humour, nous sommes tous morts. » « Symboliquement, cette décision du New York Times est un pas énorme, commente tristement Chappatte. Bien sûr, c’est plus simple sans les dessins. Franchement, c’est compliqué, la liberté. ça peut être salissant, un peu incontrôlable. »

Depuis deux semaines, le dessinateur a coupé CNN et la radio américaine National Public Radio, dont il se nourrissait depuis vingt ans. Ce vide lui pèse. « C’est toute l’immensité de ce que je perds. »

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