Le monument aux morts de Montfort et les moratoires inutiles

L’inauguration, le 4 novembre 1923, du monument aux morts de Montfort-sur-Meu, petite sous-préfecture de l’ouest du département d’Ille-et-Vilaine, constitue un passionnant sujet d’histoire. En soi, l’événement n’a a priori rien d’exceptionnel puisqu’on sait que toutes les communes de Bretagne et de France ou presque inaugurent, à peu près à cette période, de semblables lieux de mémoire. Mais la manière dont en rend compte L’Ouest-Eclair dit bien toute l’ampleur d’une démobilisation culturelle qui, en ce début des années 1920, est assurément incomplète.

Carte postale. Collection particulière.

Œuvre du sculpteur Louis Nicot, le monument aux morts de Montfort-sur-Meu est, il faut bien le reconnaître, de facture assez classique. Un obélisque portant la mention « Montfort à ses morts pour la France 1914-1918 » et le nom de 85 défunts surplombent une allégorie « représentant la ville de Montfort glorifiant un soldat français »1. L’emboitement des appartenances est également suggéré par la matière employée puisque c’est en granit de Kersanton que le monument est réalisé. Le message est donc particulièrement explicite : bretons de Montfort-sur-Meu, ces poilus ont combattus et sont morts pour la France.

Le déroulement de cérémonie est parfaitement classique et semble rappeler les vertus de l’Union sacrée. L’inauguration a lieu après la messe et devant un parterre de personnalités parmi lesquelles on distingue le général Fénélon Passaga commandant le 10e corps d’armée2 mais également le ministre des travaux publics Yves Le Trocquer, invité d’honneur et régional de l’étape puisque natif de Pontrieux et élu député des Côtes-du-Nord en 1919, ou encore le cardinal Charost. L’appel des défunts est fait par trois mutilés, dont Léon Thébault, ancien officier du 47e RI, aveugle de guerre, président départemental de l’Union nationale des combattants (UNC) et futur député. A chaque nom, les membres de la section de Montfort-sur-Meu de l’UNC – a priori le seul groupement de vétérans de la commune d’après ce que l’on peut percevoir à travers les archives – scandent « Mort au champ d’honneur ».

S’en suivent – classiquement là encore – un certain nombre de discours qui disent à la fois le poids du deuil et des anciens combattants dans cette société française du début des années 1920, et plus globalement de l’entre-deux-guerres3, mais aussi la persistance d’un certain nombre de représentations mentales de la Grande Guerre. De manière assez attendue, Léon Thébault en appelle « à la bienveillante attention des pouvoirs publics sur la situation des grands mutilés et des familles malheureuses des disparus » tandis que le député Louis Deschamps paraphrase la célèbre formule de Clemenceau en rendant aux morts « l’hommage auxquels ils ont droit ». S’exprimant en dernier, comme le veut le protocole, Yves Le Troquer rassure les autres orateurs et affirme que le gouvernement « n’oubliera pas ceux qui se sont sacrifiés pour la Justice et pour la Liberté du monde »4, message attendu mais qui sonne incontestablement comme un rappel du discours dominant de la période 1914-1918.

Meeting du parti nazi à la Bürgerbräukeller à Muncih, lieu du célèbre putsch fomenté par Hitler le 9 novembre 1923. Bundesarchiv: Bild 146-1978-004-12A.

Mais le ministre ne s’arrête pas là et profite de l’occasion pour développer une parole très politique, quitte à dépasser largement le périmètre de son maroquin des Travaux publics pour mieux s’ancrer dans l’actualité du moment. C’est ainsi qu’il affirme que :

« On a beaucoup tergiversé, en organisant des conférences qui n’ont abouti qu’à accorder à l’Allemagne des moratoires inutiles. Mais déjà l’horizon s’éclaircit, notre ennemi d’hier comprend l’inutilité de sa résistance et sa capitulation ne saurait tarder. »5

La mémoire étant l’outil politique du temps présent, de tels propos ne doivent pas étonner. Mais la chronologie doit néanmoins attirer l’attention. Alors qu’il rapporte ces propos d’Yves Le Troquer, le grand quotidien breton L’Ouest-Eclair annonce en première page que « la situation est grave en Bavière » et que « les troupes illégales bavaroises préparent de toute évidence une action militaire contre la République allemande »6. On sait d’ailleurs que c’est dans la nuit du 8 au 9 novembre 1923 qu’à lieu à Munich un putsch dans une brasserie, opération fomentée par un certain Adolphe Hitler. Face à l’instabilité qui règne en Allemagne, on comprend dès lors que les monuments aux morts constituent autant de rappels à la vigilance vis-à-vis de l’outre-Rhin, signe d’une démobilisation culturelle très partielle. Le paradoxe est que cette dernière coexiste avec le vibrant pacifisme qui émane, dans chaque village de Bretagne et de France, des associations d’anciens combattants7.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

 

 

1 « L’inauguration du monument aux morts », L’Ouest-Eclair, 25e année, n°8087, 5 novembre 1923, p. 5.

2 Sur cet officier on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Fénélon Passaga. Un grand officier rennais », Place publique Rennes et métropole, n°30, juillet-août 2014, p. 71-75.

3 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Unis comme au front (populaire) ? Les anciens combattants d’Ille-et-Vilaine et le scrutin du printemps 1936 », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François, C’était 1936, Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2016, p. 256-285.

4 « L’inauguration du monument… », art. cit.

5 Ibid.

6 « La situation est grave en Bavière », L’Ouest-Eclair, 25e année, n°8087, 5 novembre 1923, p. 1.

7 Sur la question PROST, Antoine, Les Anciens combattants et la société française, 1914-1939, Paris, Presses de la Fondation des Sciences politiques, 1977 (3 tomes).