Écho de presse

Le scandale de « L'Âge d'or » de Buñuel, film « satanique » et interdit

le 29/11/2023 par Pierre Ancery
le 02/07/2019 par Pierre Ancery - modifié le 29/11/2023
Image extraite du film surréaliste « L'Âge d'or » de Luis Bunuel, 1930 - source : Université populaire du cinéma
Image extraite du film surréaliste « L'Âge d'or » de Luis Bunuel, 1930 - source : Université populaire du cinéma

En décembre 1930, la projection d'un film surréaliste est interrompue par des militants d'extrême droite. L'Âge d'or, qualifié d' « ignoble » et de « satanique » dans la presse conservatrice, sera interdit par le préfet de police Jean Chiappe.

Exposition à la BnF

L'Invention du surréalisme : des Champs Magnétiques à Nadja.

2020 marque le centenaire de la publication du recueill Les Champs magnétiques – « première œuvre purement surréaliste », dira plus tard André Breton. La BnF et la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet associent la richesse de leurs collections pour présenter la première grande exposition consacrée au surréalisme littéraire.

 

Découvrir l'exposition

Automne 1930. Luis Buñuel, le réalisateur espagnol d'Un Chien andalou, a achevé son nouveau film, L'Âge d'or, coécrit avec Salvador Dalí et généreusement financé par un couple d'aristocrates, le vicomte et la vicomtesse de Noailles.

 

L'Âge d'or se présente comme un montage surréaliste de soixante minutes baignant tout entier dans un humour noir dévastateur et multipliant les atteintes à la bienséance. Un homme se roule dans la boue sur fond de bruit de chasse d'eau. Plus loin, il renverse sans raison un aveugle. Un évêque est défenestré. Des aristocrates assistent avec indifférence à la mort d'un enfant, descendu d'un coup de fusil par son père.

 

Avant sa sortie, quelques critiques paraissent. Celle de L'Européen est flatteuse :

« Il serait aussi absurde de raconter un film de Buñuel que de le faire pour un tableau, une partition. Buñuel est Buñuel, qui essaierait de faire un film à sa manière se casserait les reins. Il est – on ne peut pas dire que ce soit son œuvre ou ses interprètes, tant sa personnalité apparaît – violent, cruel, sensuel. Il puise aussi bien au fait divers qu'à l'imagination la plus pure.

 

On aime Buñuel ou on ne l'aime pas […]. Mais tous, pour ou contre lui, doivent lui rendre un hommage : il n'a jamais cédé à personne, il ose réaliser et montrer ce qu'il conçoit. La censure elle-même s'est inclinée devant la conviction, devant la force de son œuvre. »

Le journaliste a parlé un peu vite : rarement la sortie d'un film suscitera un tel tollé. Le 22 octobre, L'Âge d'or est présenté en avant-première à une poignée de happy few : André Breton, Marcel Duchamp, Paul Eluard, Georges Braque, Man Ray... Puis il est projeté à partir du 28 novembre au Studio 28, rue Tholozé, à Montmartre.

 

Le 3 décembre, la séance est envahie par des militants d'extrême droite et des membres de la Ligue des Patriotes. La représentation vire à l'émeute, comme le raconte le journal socialiste Le Populaire :

« Mercredi soir, peu après le début de la séance du Studio 28, rue Tholozé, un groupe de jeunes écervelés des Jeunesses patriotes et des antisémites, se sont livrés à un violent chahut. Des bouteilles d'encre furent répandues sur l'écran, des bombes fumigènes furent lancées dans la salle. Un second groupe venu de l'extérieur, vint alors prêter main-forte au premier.

 

Aux cris de “Mort aux Juifs” (on ne sait trop pourquoi), une quarantaine de ces apaches et bourgeois brisèrent toutes les vitrines, crevèrent les peintures appendues aux murs, frappèrent les spectateurs, démolirent le bureau de contrôle, saccagèrent le comptoir-bibliothèque et tentèrent de couper le fil téléphonique [...].

 

Quelques arrestations furent opérées, mais le commissariat des Grandes-Carrières relâcha peu après ce joli monde [...]. Si de telles mœurs continuent, il se trouvera bien assez de jeunes démocrates et socialistes pour calmer le zèle intempestif de ces fils à papa, brutaux, imbéciles et vauriens. »

Dans son édition du 5 décembre, Comœdia chiffre les dégâts à « 50 000 francs » et estime que « L'Age d'or est un film d'avant-garde, sans nuance politique, qui ne légitime en rien de pareilles manifestations ».

 

Mais le scandale ne s'arrête pas là : la presse de droite, et en particulier Le Figaro, va mener une violente campagne contre le film de Buñuel. Le 7 décembre, le quotidien publie dans ses pages cinéma une « lettre ouverte à M. Paul Ginisty, président de la Censure », signée par le critique Richard Pierre-Bodin :

« Monsieur le Président,

 

Un scandale sans précédent se déroule chaque soir au Studio 28, et cela avec l'acquiescement du service de Censure que vous présidez. Un film, intitulé L'Age d'or, auquel je défie quelque technicien autorisé de reconnaître la moindre valeur artistique, multiplie en spectacle public les épisodes les plus obscènes, les plus répugnants, les plus pauvres.

 

La Patrie, la Famille, la Religion y sont traînées dans l'ordure : un ostensoir est posé près du ruisseau, frôlé par les jambes de femmes haut troussées. Le Christ y est présenté, sur un air de paso-doble, comme “le principal organisateur de la plus bestiale des orgies, avec huit merveilleuses filles, huit splendides adolescents, etc... ” Je cite textuellement les sous-titres [...].

 

Souffrez que l'opinion publique vous pose ici une question précise : quel est, parmi vos collaborateurs, le responsable de cette extorsion de visa ministériel ? Le pays a le droit de savoir. »

L'Écho de Paris surenchérit le 10 décembre avec un article intitulé « Les censeurs de films ne font pas leur métier », dans lequel l'auteur soutient sans ambiguïté les militants qui ont perturbé la séance du 3 décembre.

« Ce pensum prétentieux et morne n'a aucun rapport ni avec l'art d'avant-garde, ni avec l'art tout court. L'exécution technique est d'une pauvreté qui soulève des huées dans la plus humble salle du dernier des chefs-lieux de canton... Aussi le margoulin auteur du scénario n'a-t-il point compté sur les qualités intrinsèques de son œuvre pour attirer le public. Afin de rompre l'épouvantable ennui qui suinte de chaque centimète de sa pellicule, il a intercalé des scènes qui sont de la plus basse et de la plus écœurante pornographie [...].

 

Que ces messieurs de la censure aient pu accorder leur approbation à ces inepties solennelles et obscènes, cela n'est pas fait pour nous donner une haute idée de leur goût ni de leur bon sens [...]. De toute façon, ce film doit être interdit. »

Le coup de grâce est donné dans Le Figaro du même jour par le conseiller municipal Gaston Le Provost de Launay, qui n'y va pas par quatre chemins pour réclamer l'interdiction du film :

« Un film obscène, injurieux pour tout ce qui est dignité humaine, y est projeté. Sous le titre : L'Age d'or, il contient une série de blasphèmes et offre des visions dégradantes qui rappellent les plus horribles évocations de Là-Bas ; son maintien équivaudrait, de la part des pouvoirs publics, à une véritable complicité dans l'œuvre de bolchevisme intellectuel dont un tel scénario marque, en plein Paris, une étape particulièrement ignoble.

 

Les manifestations et les protestations que L'Age d'or a déjà suscitées ne furent pas seulement légitimes. Elles apparaissent comme l'instinctive défense des honnêtes gens contre une entreprise où je n'hésite pas, pour ma part, à discerner l'influence satanique. »

L'Âge d'or aura beau être défendu entre autres par L'Humanité qui y voit «  un élément de destruction sociale de la bourgeoisie », il sera purement interdit par le préfet de police Jean Chiappe, proche des milieux d'extrême droite. Le 12 décembre, le film est saisi.

 

Les surréalistes, Breton en tête, vont protester, diffusant un tract de quatre pages prenant la défense du film de Buñuel. Il est reproduit en partie par L'Humanité :

« Depuis quand n'a-t-on pas le droit, en France, de mettre gravement en question la religion, ses fondements, les mœurs de ses représentants, etc. ? Depuis quand la police est-elle au service de l'antisémitisme ? L'intervention de la police sanctionnant le “pogrome” de la Ligue des Patriotes est-elle un encouragement officiel des méthodes fascistes en France ?

 

Cette intervention se faisant sous le prétexte de protéger l'enfance, la jeunesse, la famille, la patrie et la religion, peut-on un instant prétendre que cette fascisation évidente n'a pas pour but de détruire tout ce qui tend à s'opposer à la guerre qui vient ? »

Le négatif original de L'Âge d'or sera toutefois conservé et caché par le vicomte de Noailles. En 1949, le film figurera dans la sélection de la Cinémathèque française des Cent chefs-d’œuvre du cinéma.

 

Luis Buñuel poursuivra sa carrière et produira dans les décennies suivantes une quantité impressionnante de grands films, de L'Ange exterminateur (1962) à Cet obscur objet du désir (1977), en passant par Belle de jour (1967) ou Le Charme discret de la bourgeoisie (1972). À la fin de son adaptation du Journal d'une femme de chambre (1964) de Mirbeau, il se vengera de Jean Chiappe en faisant crier « Vive Chiappe ! » à l'assassin d'une jeune fille.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Jean-Luc Douin, « L'Âge d'or » interdit, article paru sur Le Monde.fr, 18 août 2006

 

Jean-Paul Clébert, Dictionnaire du surréalisme, Editions du Seuil, 1996