Port de Mourmansk, ancien cimetière de sous-marins nucléaires, dans le nord-ouest de la Russie. C’est de là que la première centrale nucléaire flottante conçue comme telle est partie le 23 août 2019 pour rejoindre le 14 septembre le port de Pevek, dans la péninsule de Tchoukotka, au-delà du cercle polaire arctique. Baptisée Akademik Lomonosov et construite dans les chantiers de la Baltique à Saint-Pétersbourg, elle a fait une halte à Mourmansk pour charger en combustible ses deux réacteurs à eau pressurisée KLT-40S, similaires à ceux utilisés pour propulser les brise-glaces russes. Mais à la différence de ceux-ci, qui utilisent de l’uranium hautement enrichi, les réacteurs de l’Akademik Lomonosov fonctionneront à l’uranium faiblement enrichi, afin d’éteindre d’emblée les inquiétudes internationales quant à la prolifération de ces nouveaux réacteurs nucléaires "de poche". Le combustible a été chargé en décembre 2018 et les deux réacteurs ont ensuite été soumis à divers tests. La centrale a été remorquée sur plus de 4.200 kilomètres jusqu’au port de Pevek. "Elle sera pleinement opérationnelle très probablement en avril 2020", a déclaré Mikhail Sobolev, premier sous-gouverneur de Tchoukotka, à l’agence de presse russe TASS.
Une nouvelle catastrophe nucléaire menace la Russie
Cette centrale nucléaire d’un nouveau genre a été installée sur une barge de 144 mètres de long. Ses réacteurs d’une puissance de 35 MW chacun peuvent alimenter une région de 100.000 habitants, soit deux fois plus que la population actuelle de la Tchoukotka. L’Akademik Lomonosov est destiné à remplacer les centrales à charbon de Tchaounskaïa et nucléaire de Bilibino, la plus septentrionale au monde. Avec ses quatre réacteurs nucléaires de 12 MW de même génération que ceux de Tchernobyl, cette dernière a été édifiée sur du pergélisol. Soit un sol arctique gelé qui, en raison du réchauffement climatique, fond aujourd’hui et menace de déstabiliser les fondations et la structure de la centrale. Une nouvelle catastrophe nucléaire menace la Russie et… l’Europe. Pour Rosatom, le temps presse, car la centrale aurait dû être démantelée en 2004. Mais faute d’alternative, elle ne le sera qu’après la mise en service de l’Akademik Lomonosov, en 2021. Une deuxième centrale flottante russe devrait équiper la ville de Vilioutchinsk, dans la péninsule du Kamtchatka. Dans ces régions du Grand Nord, une centrale nucléaire installée en pleine mer prend tout son sens, les sols étant devenus impraticables, dangereux, s’ouvrant parfois sur des trous béants. C’est sans doute cette urgence qui a impulsé le développement de centrales nucléaires flottantes, présentées comme la seule solution énergétique face à ces nouveaux défis.
Rosatom projette de produire en série ces centrales et de les équiper de nouveaux réacteurs moins lourds et plus puissants afin de les exporter : Brésil, Indonésie, Chili et Soudan seraient déjà sur les rangs. "Pour les pays qui ne disposent pas de centrale nucléaire, il est intéressant de commencer par ce type de réacteur, tout en étant accompagné, remarque Karine Herviou, directrice des systèmes, nouveaux réacteurs et démarches de sûreté à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). L’avantage, c’est que pour recharger le combustible ou traiter l’installation en fin de vie, les modules seront ramenés et gérés à Mourmansk, sur un site dédié." Historiquement, l’Akademik Lomonosov n’est pas la première centrale nucléaire à prendre la mer. Si la propulsion nucléaire a été utilisée dès 1955 sur des navires, avec le sous-marin américain USS Nautilus, la première centrale flottante fut le Sturgis, un navire de l’US Navy reconverti et équipé d’un réacteur à eau sous pression de 10 MW. Après avoir fonctionné de 1968 à 1975 dans la zone du canal de Panama, le Sturgis est en cours de démantèlement au Texas. Les militaires américains prévoyaient dès les années 1970 de développer des petits réacteurs nucléaires pour fournir électricité et chauffage à des sites éloignés ou inaccessibles. L’idée fut ensuite délaissée outre-Atlantique avant de ressurgir en Russie, au début des années 1990. Elle ne s’y est toutefois concrétisée qu’en 2007, avec la mise en chantier de l’Akademik Lomonosov.
Aujourd’hui, c’est au tour de la Chine d’annoncer qu’elle va mettre en service, dans les prochains mois, la première d’une série de 20 centrales nucléaires flottantes construites dans les chantiers navals de Shanghai, sous la direction de la China National Nuclear Power (CNNP). Également installés sur des barges, les réacteurs ACPR50S, d’une puissance de 60 MW, serviront à alimenter les plates-formes pétrolières et gazières en mer de Chine, en lieu et place de coûteux générateurs Diesel. Mais la mer de Chine méridionale est par ailleurs le théâtre d’un véritable bras de fer entre Pékin et les autres pays riverains, à savoir les Philippines, la Malaisie, Taïwan, Brunei et le Viêt Nam. En jeu, la souveraineté sur des centaines d’îles et récifs. Pour renforcer son influence dans la région, la Chine a entrepris d’y construire de nombreuses infrastructures et des îles artificielles. Des centrales nucléaires flottantes permettraient de satisfaire leurs besoins en électricité, chauffage et de désaliniser l’eau de mer. Ou comment transformer des centrales de poche en instrument de suprématie politique… Comme la Russie, la Chine envisage aussi de les vendre à d’autres nations.
Les fonds marins source de refroidissement
Deuxième pays producteur d’électricité nucléaire, la France n’est pas en reste, puisqu’elle a aussi étudié dès 2008 un concept de petites centrales nucléaires, non pas flottantes mais immergées. Le projet Flexblue, aujourd’hui abandonné, était développé par Naval Group, en partenariat avec EDF et le CEA, autour de réacteurs de 50 à 250 MW. Les fonds marins, où règne une température moyenne de 4 °C, offrent en effet une gigantesque source de refroidissement, essentiel en cas d’accident nucléaire. Tous les projets en cours mettent en avant cet aspect protecteur de l’eau de mer - sans prendre en compte l’impact sur la faune et la flore marines, une fuite radioactive étant encore plus difficile à contrôler en mer que sur terre. Ne faut-il pas craindre par ailleurs les effets dévastateurs d’un tsunami sur de telles installations ? Sans doute pas. En effet, l’onde d’un séisme est peu ressentie en haute mer et ne développe des murs d’eau qu’à l’approche des côtes. Une centrale ancrée loin du rivage serait donc peu affectée. Les tempêtes à répétition de l’hiver arctique ou d’autres régions du monde seront en revanche bien plus menaçantes à long terme.