«Je gagne 200 euros par mois» : enquête sur les vendeurs de tours Eiffel à la sauvette

LE PARISIEN WEEK-END. Nous avons rencontré quelques-uns de ces hommes qui ont tout quitté pour subsister au pied de la Dame de fer.

 Ils sont des dizaines à essayer de vendre leurs babioles aux touristes, prêts à s’enfuir à l’arrivée de la police.
Ils sont des dizaines à essayer de vendre leurs babioles aux touristes, prêts à s’enfuir à l’arrivée de la police. LP/Arnaud Dumontier

    « Les affaires ? Ça va doucement, doucement », commente Omar, fataliste, devant son plaid couvert de tours Eiffel miniatures posées sous le métro aérien, à côté du monument parisien. Le touriste n'est pas une espèce spécialement lève-tôt. Il est 9 h 30, ce matin du 20 juin, et les abords de la tour commencent à peine à s'animer. Les vacanciers à casquette partent en quête de leur ticket d'ascenseur, les boutiques sortent leurs présentoirs de souvenirs chatoyants et les vendeurs à la sauvette s'installent tranquillement.

    « Il y a une répartition des activités par spécialité, et cela reste très communautaire, expose Guillaume Fauconnier, chef du département de lutte contre la criminalité organisée. Les boissons et les fleurs sont vendues par les Indo-Pakistanais, les souvenirs, par des ressortissants d'Afrique de l'Ouest. Et cela existe depuis plus de trente ans. » A son premier client de la journée, Omar, vendeur à la sauvette sénégalais d'une petite quarantaine d'années, consent un geste commercial : le grand modèle doré à 15 euros est cédé pour 12 euros. Une affaire, quand le même souvenir est vendu quatre fois plus cher dans les magasins.

    Les souvenirs sont la plupart du temps vendus par des ressortissants d’Afrique de l’Ouest. LP/Arnaud Dumontier
    Les souvenirs sont la plupart du temps vendus par des ressortissants d’Afrique de l’Ouest. LP/Arnaud Dumontier LP/Arnaud Dumontier

    Omar a quitté l'Afrique depuis deux ans maintenant. « Il n'y a pas de travail là-bas, peste-t-il, les politiques prennent l'argent pour eux. Je ne sais pas quand je pourrai rentrer au pays. Ici, ce n'est pas facile non plus, il faut vendre beaucoup de porte-clés. » A 1 euro les cinq pièces, effectivement, il est difficile de faire fortune, une fois payés le lit en foyer de travailleurs, les repas…

    Partir en courant dès que la police arrive

    Scène habituelle sur les quais parisiens : un vendeur ambulant court pour échapper à la police. LP/Arnaud Dumontier
    Scène habituelle sur les quais parisiens : un vendeur ambulant court pour échapper à la police. LP/Arnaud Dumontier LP/Arnaud Dumontier

    « En travaillant tous les jours, je gagne 200 euros en un mois », nous confie Ali, posté sur le pont d'Iéna, autre lieu de passage des touristes qui visitent la tour Eiffel. Ce Gabonais de 33 ans est arrivé il y a six mois en France. Il est passé par le Maroc et a traversé la Méditerranée en Zodiac, au péril de sa vie. « Mais au Gabon, je gagnais 40 euros par mois et un bon morceau de poulet en coûte quatre… » Il s'interrompt brusquement, replie en un clin d'œil sa couverture pleine de babioles et part en courant avec une demi-douzaine d'autres vendeurs. Des policiers en VTT circulent à proximité.

    « Les forces de l'ordre font en sorte que les touristes ne pensent pas que c'est un marché qui fonctionne en toute impunité, explique Olivier Goupil, commissaire central du 7e arrondissement de la capitale. La vente à la sauvette reste une infraction, une économie parallèle échappant à l'impôt. Depuis 2018, on établit des procès-verbaux simplifiés, ou l'on saisit directement la marchandise pour la détruire. L'an passé, on a réalisé plus de 4000 procédures. »

    Des saisies et des rappels à la loi

    Les saisies répétées, une perte sèche pour le revendeur qui a payé sa camelote, échauffent parfois les esprits. « Des fonctionnaires de police ont été blessés par des coups de tour Eiffel en laiton », se souvient le commissaire. S'il n'y a pas de violence, le vendeur s'en tire avec un simple rappel à la loi… et va se réapprovisionner dans une cachette située non loin, par exemple dans les fourrés d'un square voisin.

    Jeudi 20 juin, l'alerte circule vite autour de la tour Eiffel : une descente de police se prépare. Aussitôt, une cinquantaine de vendeurs à la sauvette filent vers les voies sur berges du pontd'Iéna, leurs baluchons remplis sur l'épaule. Dix minutes plus tard, des agents à cheval, à vélo, des hommes de la brigade anticriminalité et trois véhicules de police débarquent. L'opération se termine sans interpellation ni saisie d'objets.

    Le 20 juin, une opération de police cible le quartier de la tour Eiffel. LP/Arnaud Dumontier
    Le 20 juin, une opération de police cible le quartier de la tour Eiffel. LP/Arnaud Dumontier LP/Arnaud Dumontier

    Mali, Guinée, Cameroun… D'où qu'ils viennent, ces vendeurs ont le même profil. Il s'agit d'hommes plutôt jeunes ayant quitté leur pays en crise pour tenter leur chance en Europe, sans papiers. Pour le commissaire Fauconnier, il n'existe pas de mafia des sauvettes : « On n'a pas trouvé de filière d'acheminement avec des passeurs qui feraient venir des gens pour vendre en France des souvenirs, comme c'est le cas pour les salons de massage chinois. Ici, les illégaux restent en France car cette activité leur suffit pour subsister. Ceux qui font vraiment leur beurre, ce sont les importateurs de souvenirs qui les approvisionnent et qui profitent de leur précarité. »

    L'année dernière, les équipes du commissaire Fauconnier ont ainsi arrêté deux grossistes chinois qui, en marge de leur activité légale pour des boutiques, comptaient écouler 20 tonnes de tours Eiffel au marché noir.

    Au milieu des jeunes mariés en robe blanche et costume trois-pièces venus de l'autre bout du monde pour une séance de pose dans un Paris de carte postale, des complicités se nouent entre vendeurs à la sauvette et acheteurs de passage. Sur l'esplanade du Trocadéro, de l'autre côté de la Seine, trois policiers patrouillent dans l'indifférence des passants. Un des agents se montre philosophe en voyant un revendeur s'enfuir : « Je ne vais pas le courser pour que l'un d'eux meure en tombant du parapet, comme c'est déjà arrivé. Mourir pour une tour Eiffel à 20 centimes, sûrement pas ! »

    Des propriétaires de boutiques amers