L'histoire tragique de l'adolescente qui a inspiré « Lolita » de Vladimir Nabokov

C'est un des romans les plus sulfureux et culte du XXe siècle. « Lolita » de Vladimir Nabokov a fait l'objet de multiples études de texte, mais pour la première fois un ouvrage donne une voix à celle qui l'a inspiré.
L'histoire tragique de l'adolescente qui a inspir « Lolita » de Vladimir Nabokov
Seven Arts Production/Sunset Boulevard/Corbis via Getty Images

« Lo-lii-ta : le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois reprises, contre les dents. Lo. Lii. Ta ». Trois petites syllabes d'une mélodie entêtante qui ont marqué la naissance d’un classique de la littérature et d’un archétype de la pop culture. Mais bien avant que ce mythe de la nymphette ne soit popularisé, le roman de Vladimir Nabokov choquait déjà les mentalités à sa publication en septembre 1955. Quoi de plus scandaleux en effet que le récit d’une relation abusive entre un quinquagénaire pédophile (le fameux Humbert Humbert) et sa belle-fille de 12 ans, relatée sous son prisme comme une fascination mutuelle ? Si certains voient dans ces écrits les signes de l’esprit perverti du romancier américain, celui-ci se serait partiellement inspiré d’un fait divers pour nourrir son ouvrage. C’est la thèse que défend la journaliste Sarah Weimann dans The Real Lolita, dressant un parallèle entre la genèse de l’œuvre et le kidnapping de Sally Horner.

Le faux agent du FBI

Si Vladimir Nabokov a toujours nié cette inspiration, l’indice le plus évident se trouve dans son texte lui-même. « Peut-être avais-je fait à Dolly ce que Frank, un mécanicien de 50 ans, avait fait à Sally Horner, 11 ans, en 1948 ? », peut-on lire dans la dernière partie du roman. Une histoire tragique qui débute de la plus banale des manières : alors élève dans une école primaire de Camden (New Jersey), Sally Horner cherche comme toute fillette de son âge à s’intégrer. Dans l’espoir d’impressionner (et de rejoindre) la bande des « populaires », elle dérobe un carnet dans le supermarché du coin. Elle se fait alors arrêter par Frank La Salle qui prétend être un agent du FBI et menace de la dénoncer si elle ne se plie pas à ses futures exigences. Première rencontre, mais pas la dernière : l'ex-détenu, déjà condamné pour viol, l'intercepte sur le chemin de l'école quelques mois plus tard. Pour l’enlever sans fracas, il affirme avoir été sommé par le gouvernement de l'amener à Atlantic City, dans le plus grand des secrets. Sally Horner répète alors le mensonge qu’il lui a suggéré pour justifier son absence : prétendre que le père d'une de ses copines l'a invitée dans leur maison de vacances. Le prédateur pousse même la supercherie jusqu’à appeler la mère de la fillettte Ella Horner, et jouer de ses charmes pour la rassurer de sa démarche. Le 14 juin 1948, elle met donc sa fille dans un bus pour Atlantic City, ignorant alors qu’elle ne la reverra plus pendant vingt-et-un mois.

Une voisine à la rescousse

S'ensuit un road trip similaire à celui d'Humbert Humbert et Lolita, que Frank La Salle déguise aux yeux des curieux comme un voyage entre père et fille. Lors de leur installation à Baltimore - où il trouve un emploi, pendant qu’elle intègre une école catholique - Sally subit ses premiers sévices, comme elle l'expliquera plus tard à la police. Après cette halte dans le Maryland, ils s’installent un an plus tard dans un parc à roulottes à Dallas (Texas), non loin de la famille Janisch. Ruth Janisch est d'ailleurs une des premières à avoir des soupçons sur leur relation, et tente tant bien que mal de soutirer des informations à l'adolescente. En mars 1950, après avoir déménagé dans le sud de la Californie, elle convainc le prédateur de les rejoindre dans la région, affirmant qu'il y trouverait du travail. Alors que ce dernier est parti à la recherche d'un emploi, elle invite Sally Horner dans sa caravane et parvient enfin à lui faire révéler la vérité. Cette dernière contacte alors la police, laquelle envoie des agents récupérer la victime et arrêter Frank La Salle. Tout le long de son procès, à l'issue duquel il sera condamné à 30-35 ans de prison, il ne cessera d'affirmer que Sally Horner était sa fille.

Comme le laissait présager les déclarations de sa mère Ella – « quoi qu’elle ait fait, je lui pardonnerai » -, l'adolescente fait face à un véritable « slut shaming » à son retour. « Elle n'a jamais dit qu'elle était triste et dépressive, mais on sentait que quelque chose n'allait pas », explique son demi-frère Al Panaro à Sarah Weimann. « Sally s'était confiée à Carol pendant leur année d'amitié, à propos de sa solitude et son envie d'avoir un copain. Cela lui semblait impossible à Camden, car trop de personnes savaient pour son kidnapping. Elle y était moquée autant par les garçons que les filles, traitée de salope », écrit la journaliste dans son ouvrage. À l’été 1952, tout juste deux ans après sa libération, l’adolescente périt dans un accident de voiture sur la cote du New Jersey. À la différence de Lo-li-ta, elle ne fêtera jamais ses 16 ans…