2039 : le couple est aboli, utopie ou dystopie ?

La fin du couple serait-elle une promesse d’égalité pour les femmes et de sécurité pour les enfants ou le déclencheur d’une réaction identitaire et violente ?
2039 : le couple est aboli, utopie ou dystopie ?

Le mythe occidental et bourgeois du couple, son injonction à la fidélité et son modèle parental sont morts en 2039. La fin des clichés de genre, l’égalité – enfin – pour les femmes et la protection et la stabilité pour les enfants grâce à cette nouvelle utopie communautaire ? Ou une terrible perte de repères qui risque de provoquer un retour de bâton identitaire, une dystopie violente, sectaire et consanguine ?

En 2019, Usbek & Rica vous propose d’explorer le futur des sex-technologies déjà existantes ou balbutiantes, à horizon de 20 ans. À la baguette, la journaliste Maïa Mazaurette, auteure de plusieurs ouvrages sur les questions de sexualité. Et au menu : une série d’articles de fiction, avec à chaque fois une thématique déclinée en deux scénarios, l’un utopique, l’autre dystopique.

Utopie

Le couple, quel ennui, quelle restriction des possibles, quel réflexe petit-bourgeois ! Le partenariat domestique tel qu’inventé à la fin du XVIIIe siècle (un papa, une maman) aura finalement tenu jusqu’en 2039 à peine – né en Europe, mais mort en Chine. C’est en effet de Pékin qu’est venue la charge la plus violente : le manifeste de l’essayiste Xi Jiao Dong, « De l’enfant unique à l’adulte autonome  », aura porté le coup de grâce à un système ébranlé par la banalisation des infidélités, la recomposition des familles et la reconnaissance légale des polyamours. Les 500 millions d’exemplaires du best-seller chinois resteront dans l’imaginaire collectif comme autant de pierres tombales posés sur « un étalage de sensiblerie érigé en modèle sociétal  » – pour citer la quatrième de couverture.

De fait, la classe moyenne internationale était prête pour cette libération : biberonnée à l’idée que personne ne soit irremplaçable (merci le néolibéralisme), à la probable imminence du désastre (merci la crise climatique) et aux circuits de récompenses les plus courts (merci les algorithmes), elle n’a pas envie qu’on lui inflige des frustrations.

Les identités de genre apparaissent comme une vaste blague : hommes et femmes sont libres d’être des humains complets plutôt que des caricatures étroites

La jeunesse a donc posé la seule question qui vaille : le couple, pour quoi faire ? Pour se tenir chaud quand la planète surchauffe ? Pour le plaisir de payer trois moments sympathiques par trente ans d’incertitudes, de conflits et de compromis ? Ces réflexions ont particulièrement touché les femmes : exaspérées par les promesses non-tenues, 20 ans après le mouvement MeToo, elles ont abandonné sans hésiter la charge mentale, les tâches domestiques et le devoir conjugal. Patriarcat, basta !

Parmi les hommes « tradis », la phase d’adaptation a été rude – comment on fait, déjà, pour brancher le fer à repasser ? Mais elle n’aura finalement pas duré bien longtemps, parce qu’en lâchant le couple, la civilisation lâche aussi l’idée d’une complémentarité « naturelle » entre hommes et femmes. Les identités de genre apparaissent comme une vaste blague : les hommes comme les femmes sont libres d’être des humains complets plutôt que des caricatures étroites. Ouf.

Sans compter un vice de forme encore plus embarrassant, auquel Xi Jiao Dong consacre rien moins que 200 pages : le couple est par essence immoral. Quel pervers, exactement, s’est mis en tête d’inventer le concept de possessivité sexuelle – qui aura généré quelques films gentiment niais, quelques romans courtois, mais surtout des féminicides, des crises de jalousie et des angoisses sans fin ? Pourquoi combiner romance, reproduction et filiation, à l’heure des tests de paternité ?

Cette dernière question aura été la plus crispante : s’il n’y a plus « un papa, une maman  », comment on fait des enfants ? Eh bien, exactement comme avant : avec des rapports sexuels, et/ou des microscopes, et/ou des injections. L’adage voulant qu’il faille un village pour élever un enfant réinvestit l’Occident, sans heurts. Les enfants grandissent tout simplement sous la co-responsabilité des services publics, des voisins, des amis, de la famille étendue et des nounous artificiel/les. Malgré la méfiance initiale, les résultats dépassent toutes les espérances : en extrayant les mineurs de la cellule strictement familiale, en les englobant dans différents cercles d’adultes référents, on a rendu impossibles les violences parentales. Tu veux taper, violer ton gosse ? Eh bien, ça n’est plus ton gosse – et il n’y aura pas de deuxième tentative.

Sans papa ni maman, les enfants n’ont jamais été aussi bien protégés. Sans mari, les femmes n’ont jamais été aussi bien traitées. Et enfin : sans carcans, la procréation, l’amour et le sexe ne se sont jamais aussi bien portés. On aurait dû le savoir depuis longtemps, pourtant : quand on aimerait que ça glisse, il faut ajouter de la fluidité.

Dystopie

« Tu n’es pas si spécial  » : d’accord, d’accord. Mais comment se construire sans avoir le sentiment que quelque chose nous différencie de la masse – comment avancer dans l’existence sans être, au moins de temps en temps, préféré ?

Eh bien, très logiquement, on se rattrape ailleurs. En l’occurrence, la solution est toute trouvée : les seules identités qu’on ne peut pas nous arracher, ou avec les plus grandes difficultés, sont de nature rétroactive – la génétique et la géographie, les liens du sang, les liens du sol. Saupoudrez tout cela d’une culture du repli, exponentiellement séduisante face aux sociétés globalisantes, et tous les éléments sont réunis pour une retribalisation. Comme le note le philosophe péruvien Arturó Cortez dans son best-seller « From Brexit to your couple split  », le cerveau humain n’est câblé ni pour un monde multipolaire, ni pour les relations multipolaires. Il faut qu’on sache où on en est.

Faites sortir la fidélité par la porte, la féodalité rentrera par la fenêtre

Le partenariat spécial, le lien unique, la loyauté, se reportent donc vers la famille – et par extension, vers le terroir. Les particules réintègrent le langage courant, donnant d’affreuses migraines aux membres de l’Académie Franglaise (qui remplace l’Académie Française dès 2028, pour d’évidentes raisons pratiques) : « Hi there, je suis Torsten van Jensen of Tromsö-Sud, non-binaire, fil.le.s de Hans et Elma, petit.e-fil.le.s de Steve, Kristen, Thomas et Jessica, toustes issu.e.s d’excellentes familles nord-norvégiennes, je vous mets de la mayo avec les frites ?  »

Les clans se reforment, aux jeux d’alliances complexes : faites sortir la fidélité par la porte, la féodalité rentrera par la fenêtre… Féodalité qui entraînera malheureusement la réactivation de querelles oubliées – qu’on pense notamment à la tragique guerre de 2036 entre Est-Parisiens et Ouest-Parisiens, laquelle fera 850 000 victimes et ne sera stoppée que par la sécession du XVIIIe arrondissement, légalement rattaché à Stuttgart, pour des raisons encore aujourd’hui obscures.

Dans cette civilisation du retour à la terre et aux appellations contrôlées, les enfants deviennent une valeur sûre (avec un peu de chance, eux au moins nous aimeront plus de trois semaines) autant qu’une valeur tout court (avec un peu de chance, on perpétuera le pedigree).

Seulement, pourquoi s’infliger un mélange génétique avec un papa ou une maman qui ne partagera pas notre quotidien, et en aucun cas notre futur ? Comment penser famille nombreuse quand on ne supporte même pas de vivre à deux ? Trois options se présentent alors : le renoncement aux enfants, inenvisageable, le clonage, beaucoup trop jeune encore pour donner des résultats viables, et la consanguinité, qui finalement n’aura pas intégré si longtemps le club de nos très élastiques tabous culturels.

En 2039, la filiation se produit essentiellement dans les cercles familiaux, et les femmes ont réembrassé leur statut de pures matrices. En 2039, les enfants n’ont jamais été tant aimés : un papa, une maman, qui sont aussi des frères, sœurs, oncles et tantes… c’est beaucoup plus d’amour, non ? On aurait dû le savoir depuis longtemps, d’ailleurs : quand les rapports se ramollissent, il faut ajouter de la rigidité.

 

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Image à la une : Extrait du film Les chansons d’amour (2007) de Christophe Honoré.

 

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