
L’affaire relance la controverse sur le rôle de la France en Libye. Le ministère des armées a reconnu, mercredi 10 juillet, que les quatre missiles antichars Javelin de fabrication américaine, découverts fin juin à Gharian, au sud-ouest de Tripoli, sur une base précipitamment désertée par les forces du maréchal Khalifa Haftar, avaient bien été « achetés [par la France] aux Etats-Unis ».
L’information, révélée par le New York Times, contraint Paris, une nouvelle fois, à justifier sa politique en Libye, où sa proximité avec l’Armée nationale libyenne (ANL) de M. Haftar, l’homme fort de la Cyrénaïque (est) parti à l’assaut de Tripoli début avril, se conjugue avec un soutien formel au camp rival du gouvernement d’union national (GAN) du premier ministre, Faïez Sarraj, reconnu par les Nations unies.
Les quatre missiles Javelin – dépourvus de lanceurs – avaient été découverts par les forces loyales au GAN parmi un stock d’armes, dont des drones d’attaque de fabrication chinoise, délaissé le 26 juin par l’ANL de M. Haftar, qui avait dû battre en retraite à la hâte sous le feu d’une attaque surprise. Située à 80 kilomètres au sud-ouest de Tripoli, sur les flancs des monts Néfoussa, la localité de Gharian avait été conquise le 3 avril par Khalifa Haftar, qui en avait fait sa base de projection vers Tripoli où il prétendait combattre les « terroristes » et les « milices ».
« Endommagées et hors d’usage »
L’offensive s’était toutefois enlisée, au point de placer au fil des semaines les forces assaillantes de M. Haftar sur la défensive face aux contre-attaques du GAN siégeant à Tripoli. La perte de Gharian, fin juin, avait constitué un coup dur pour le maréchal, en plus de révéler un arsenal militaire recelant des armes aujourd’hui embarrassantes pour Paris. La Libye est en effet toujours sous le coup d’un embargo sur les livraisons d’armes, en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies votée le 26 février 2011. Il s’agissait à l’époque de contenir la machine répressive du régime Kadhafi défié par des manifestations d’opposition. Le texte a été depuis reconduit sous réserve de certains aménagements.
Dans sa réaction aux révélations du New York Times sur l’acquisition des missiles Javelin par la France, le ministère des armées explique que « ces armes étaient destinées à l’autoprotection d’un détachement français déployé à des fins de renseignement en matière de contre-terrorisme ». « Endommagées et hors d’usage, ces munitions étaient temporairement stockées dans un local en vue de leur destruction, ajoute le ministère. Elles n’ont pas été transférées à des forces locales. » Et afin de contrer le soupçon d’une violation de l’embargo de l’ONU, le ministère précise : « Détenues par nos forces pour leur propre sécurité, ces armes n’étaient pas concernées par les restrictions d’importation en Libye. Il n’a jamais été question de vendre, ni de céder ni de prêter ces munitions à quiconque en Libye. »
Le communiqué du ministère ne répond que partiellement aux questions : comment et quand ces missiles sont-ils arrivés en Libye ? Ces armes proviennent d’un lot de 260 Javelin acquis en urgence en 2010 auprès des Américains pour les besoins des opérations françaises en Afghanistan. Une partie non utilisée sur ce théâtre a donc pris le chemin de la Libye. Etait-ce au moment de l’intervention de l’OTAN contre le régime de Mouammar Kadhafi en 2011, ou plus tard ?
L’allusion du ministère au caractère « hors d’usage » de ces missiles « endommagés » pourrait laisser entendre que leur arrivée en Libye n’a rien de récent. Il semble, selon les informations du Monde, que les armes aient été mises hors d’usage dans un accrochage récent, non daté. Et que l’équipe française titulaire de ces armes n’ait pu les détruire, car les moyens de le faire ont eux aussi été réduits à néant. Quand les militaires ont quitté Gharian, ils ont donc laissé sur place les tubes et les charges, inutilisables, et privés de tout matériel sensible.
Autre question : au service de quelles factions rivales du conflit libyen le « détachement français » concerné opérait-il ? Selon une source française, les Javelin pourraient avoir équipé une unité présente dans cette zone de la Tripolitaine au moment de la bataille menée à Syrte contre l’organisation Etat islamique (EI). A l’époque – entre juin et décembre 2016 –, des noyaux de l’EI avaient fui leur bastion assiégé et s’étaient dispersés dans l’Ouest libyen. Si tel est le cas, cela signifierait que le détachement servait alors auprès de forces loyales au GAN de M. Sarraj, qui contrôlait l’essentiel de cette région. Oussama Al-Juwaili, le chef militaire du GAN pour l’Ouest libyen, avait confirmé au Monde, fin avril, que « des Français » étaient présents à ses côtés « jusqu’au 4 avril », jour de l’attaque de Tripoli par M. Haftar.
Surveillance
Au moment où la France mettait son expertise « antiterroriste » au service de M. Haftar dans l’Est, elle faisait de même – bien qu’à une moindre échelle – en Tripolitaine aux côtés du GAN. Mais les missiles se sont retrouvés chez le maréchal Haftar et il s’agirait d’autres équipes. Le détachement français en possession des Javelin a opéré, selon les sources du Monde, auprès de Khalifa Haftar. Si les missiles n’ont pas été « transférés » à quiconque comme le dit le ministère à Paris, cela signifie qu’ils n’ont pas cessé d’être sous surveillance. Et si des Français veillaient sur eux jusqu’à la retraite précipitée de M. Haftar de Gharian, fin juin, il s’agirait de l’aveu qu’il y avait bien des Français à Gharian auprès de M. Haftar, ce que Paris a toujours démenti. Tous les militaires français ont « décroché » du terrain, de part et d’autre, entre le début l’offensive du maréchal, le 4 avril, autour de Tripoli, et son éviction de Gharian, le 26 juin.
En tout état de cause, les discrètes unités françaises de contre-terrorisme qui se relaient auprès des différentes parties libyennes, depuis plusieurs années, ont toutes utilisé des Javelin pour se protéger d’éventuelles attaques-suicides au moyen de véhicules ; ces missiles sont les seuls, techniquement, à pouvoir être tirés très rapidement tout en permettant au tireur de quitter les lieux aussitôt.
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