Kraftwerk, aux origines de la pop électronique

Inventeurs de la pop électronique dès les années 1970, les Allemands Kraftwerk sont en concert à la Philharmonie de Paris ce mois-ci. Christophe Conte s’est intéressé aux débuts souvent occultés de ce groupe toujours influent.
Kraftwerk le groupe allemand à l'origine de la pop lectronique en concert à la Philharmonie de Paris
Maurice Seymour / Kraftwerk / Getty Images

Quatre hommes en chemises rouges, pantalons gris et cravates noires, figés à égale distance et sans la moindre expression derrière des synthétiseurs. Telle est l’image générique de Kraftwerk, celle de l’album The Man-Machine (1978) où les quatre garçons dans le vent glacial de Düsseldorf, déjà statufiés en Beatles de l’électronique, opéraient une métamorphose en robots, poussant la déshumanisation jusqu’à envoyer leurs avatars mécaniques et électrifiés jouer sur scène à leur place. Quarante ans plus tard, les synthétiseurs ont été remplacés par des pupitres électroniques, une scénographie en 3D qui oblige les spectateurs à porter des lunettes, donnant à chacun le sentiment d’être un robot manipulé par ces démiurges de tous les futurs. Kraftwerk (« centrale électrique » en allemand) est devenu une entreprise lucrative, usine sons et lumières à la productivité quasiment nulle – le dernier véritable album, Electric Cafe, date de 1986 ! – mais aux pouvoirs d’envoûtement intacts. Le quatuor, dont seul le cofondateur du noyau original, Ralf Hütter, dirige désormais les opérations musicales et financières, accompagné de trois hommes-machines de paille, se produit régulièrement dans des centres d’art (Le MoMa de New York en 2012, la Tate Modern de Londres en 2013, la Fondation Louis Vuitton en 2014...) et il est lui-même une œuvre à part entière.

Fröhling / Kraftwerk / Getty Images

© Fröhling / Kraftwerk / Getty Images

La musique électronique étant souvent une affaire de boucles, l’ironie de l’histoire fait qu’aujourd’hui, Kraftwerk est revenu par la grande porte à ce qui fut sa souricière des débuts, quand le groupe était jugé trop expérimental pour le circuit rock et que seules les galeries d’art modestes de Düsseldorf lui ouvraient leurs portes. Muséifié, le groupe a aussi nettoyé ce qu’il jugeait indigne d’être exposé. Si on en juge par les nombreuses refontes de son catalogue (rééditions CD et vinyles, coffrets studio ou live), Ralf Hütter a effacé purement et simplement les quatre premières années du groupe, démarrant l’histoire officielle à Autobahn (1974) en oblitérant les trois premiers albums par une manipulation stalinienne qui fit longtemps, avant qu’Internet ne les remette en circulation, les affaires des bootleggers.

Les robots n’ont pas de passé, encore moins de préhistoire, et pourtant celle-ci existe bien. Elle est même l’une des plus intrigantes parmi toutes les aventures préliminaires des mythes pop, tant elle ne correspond pas aux canons habituels. Difficile, en effet, d’imaginer que ces mannequins impassibles ont un jour porté des cheveux longs et des tuniques de hippies, et que l’un d’entre eux, Florian Schneider, jouait même de la flûte ! C’est d’ailleurs elle que l’on entend, expirant ses râles étranges, dès l’intro d’un premier album, intitulé simplement Kraftwerk, qui paraît en novembre 1970.

Deux ans plus tôt, Hütter et Schneider se sont rencontrés au conservatoire de Düsseldorf, dans un cours de musique improvisée où Ralf trimballe un orgue électrique rudimentaire et Florian, donc, son flûtiau aux sonorités agressives et libertaires inspirées du free-jazz (il joue aussi du violon). Les deux garçons sont nés au lendemain de la guerre, mais le concept de « baby-boomer » n’a pas, comme on l’imagine aisément, la même résonance en Allemagne que partout ailleurs en Occident.

Séance de vaudou sous emprise de LSD

Alors que la jeunesse des pays alliés s’étourdit aux sons des premiers groupes de rock anglais et américains et célèbre dans l’insouciance des golden sixties le renouveau économique et sociétal, les Allemands ont bien plus qu’un pays à reconstruire, lui-même balafré par un mur qui les a écartelés. C’est également une plaie ouverte, la psyché de toute une nation qu’il est urgent de recoudre, et la musique fera partie de cette douloureuse cautérisation. Depuis la fin de la guerre, les Allemands emploient le terme Die Stunde Null (L’heure zéro) pour qualifier cette intention de faire table rase, tant sur un plan politique que culturel. « Comme l’Allemagne qui devait se rebâtir après la guerre, nous avions à cœur de tout reconstruire à partir de rien », confirmera à propos de sa propre démarche Ralf Hütter au journaliste anglais David Stubbs, auteur du livre Future Days – Krautrock and the Building of Modern Germany (Faber & Faber, 2014).

L’étiquette krautrock, qui va désigner toute la vague des groupes allemands des années 1970 (Can, Cluster, Neu !...), est elle-même infamante, tant ce « rock de bouffeurs de chou » équivaut à « rock de boches » dans l’esprit humiliant de ceux qui l’ont inventée – en l’occurrence, les Anglais du magazine Melody Maker. Les groupes allemands, lorsqu’ils parviennent à franchir les frontières, sont souvent regardés avec une pointe d’hostilité qui suinte l’anti-germanisme encore vif dans les esprits. Certains, comme Tangerine Dream ou Ash Ra Tempel, choisiront de se soustraire à la pesanteur terrestre et à ses fantômes lugubres encore en mémoire pour rejoindre les étoiles, sous le pavillon de la kosmische musik. D’autres, comme Kraftwerk, choisiront de se propulser dans le futur pour éloigner au plus vite ce passé encore à leurs trousses.

Mais avant de trouver les clés d’un son qui va révolutionner toute la pop music à partir du milieu des années 1970, Hütter et Schneider bâtissent divers plans d’attaque plus ou moins féconds et prometteurs. Leur première formation, Organisation, n’a de rigoureuse que le nom, lequel, dans sa version rallongée (Organisation for the Realization of Common Music Concepts), ébauche toutefois la promesse que Kraftwerk se chargera de tenir. Pour l’heure, l’album Tone Float, qui paraît en 1969, ressemble plus volontiers à une séance de vaudou sous l’emprise du LSD qu’à un acte fondateur d’une musique réellement neuve. On y retrouve certains échos du Pink Floyd de Ummagumma, mêlés à des polyrythmies africaines et traversés par la flûte et les claviers déjà fugueurs du duo, qui semble parfois jouer à l’écart des trois autres musiciens. Cette première expérience de studio un peu confuse a pour mérite de connecter les deux futurs Kraftwerk avec Konrad « Conny » Plank, un producteur venu du jazz qui va bientôt bâtir la nef sonore de toute la nouvelle vague rock allemande des années 1970 et, dans la foulée, d’une bonne partie de la new wave européenne.

Koh Hasebe / Shinko Music / Getty Images

© Koh Hasebe / Shinko Music / Getty Images

Au contact de Plank, dont l’antre est situé dans une zone industrielle de Düsseldorf, Hütter et Schneider ont la révélation du studio comme outil premier capable de satisfaire leur soif d’expériences nouvelles. À l’époque d’Organisation, le groupe se produit déjà à quelques reprises sous le nom de Kraftwerk – Organisation est plus adapté au marché international, selon le label RCA qui a sorti l’album – et la scission a lieu peu après, lorsque les deux cerveaux séparatistes prennent ce nom à leur compte et introduisent le synthétiseur parmi leur lutherie vieillotte.

Fils d’un architecte célèbre, Florian Schneider a été exposé très tôt à la musique contemporaine de Pierre Henry ou du gourou ultime des jeunes Allemands séditieux, Karlheinz Stockhausen. Ralf Hütter, non sans un certain délice dans la provocation, ne revendique qu’une seule influence musicale : le silence. À partir de là, tout est envisageable, comme va le prouver un premier album fourmillant d’expérimentations sonores, parmi lesquelles des bombardements et des synthés reproduisant des sirènes sur une seconde face composée d’un seul long titre, « Megaherz ».

Le duo a engagé un batteur, Klaus Dinger, dont la frappe puissante et métronomique semble comme propulsée par un réacteur. Il a surtout construit son propre studio, Kling Klang, où s’accumulent synthétiseurs, magnétophones à bande et oscillateurs, certains fabriqués maison, et a entraîné Conny Plank à le suivre dans cette usine encore en construction. Le premier album s’écoule à 60 000 exemplaires en Allemagne, ce qui est loin d’être un échec pour un groupe inconnu, mais Ralf Hütter décide brutalement de quitter le groupe pour reprendre des études en architecture.

Michael Rother, un jeune guitariste fraîchement recruté pour apporter un peu plus de puissance sur scène, se retrouve en trio avec Dinger et Schneider le temps de quelques concerts durant cette période de flottement. « Ma guitare répondait à merveille à la flûte électrique de Florian, nous confiait-il récemment lors d’un passage à Paris. J’ai un son très lourd, avec des accords de rock comme il n’y en aura jamais plus dans Kraftwerk, et sur les quelques enregistrements pirates de l’époque, on a du mal à distinguer de quels instruments il s’agit, tant les sons de la flûte et de la guitare forment un mélange inédit. »

Mais les disputes incessantes de Klaus Dinger et Florian Schneider empêchent ce Kraftwerk désarticulé de fonctionner à plein, et au retour de Hütter, qui a de nouveau changé ses plans, Rother et Dinger s’exfiltrent du groupe pour former Neu ! « Dommage que nous n’ayons pas tenté d’aller plus loin, reconnaît Rother, car lorsqu’on voit nos parcours successifs, on peut imaginer quelle formule fantastique nous aurions pu trouver avec un peu de persévérance. » Hütter et Schneider, toujours avec Conny Plank, jouent seuls sur les deux disques suivants, Kraftwerk 2 (1972) et Ralf und Florian (1973), glissant progressivement vers l’électronique et introduisant des voix au Vocoder qui feront leur future marque de fabrique.

Avec l’embauche de deux autres membres, le percussionniste Wolfgang Flür et le guitariste Klaus Roeder, ils empruntent l’autoroute (Autobahn) l’année suivante, considérant cette fois, en miroir à l’histoire Allemande de l’après-guerre, qu’il s’agit bien de « l’heure zéro » de Kraftwerk. Point de départ de la plus grande bande-son d’un monde en devenir, à la fois conquérant et mélancolique, technologique et anxieux, synthétique et sentimental. Notre monde.