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Billet de blog 12 juillet 2019

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Quelque chose en nous de de Rugy

Le scandale de Rugy nous amène à nous à demander comment mettre fin à ces pratiques choquantes. Mais pour espérer abolir les privilèges de caste, nous devons regarder nos propres comportements. Après "chronique ordinaire d'une répression policière", je poursuis ma réflexion sur la prise du pouvoir et le rôle du "peuple" dans notre société.

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Illustration 1
Homard

Mardi, comme tout le monde, j’ai découvert les informations révélées par Médiapart – puis par tous les autres journaux qui ont suivi le mouvement – sur les dîners somptueux qu’a donné le couple de Rugy aux frais du contribuable pendant que Monsieur était président de l’assemblée nationale. Et comme tout le monde, j’ai appris le lendemain qu’entre autres nécessités d’urgence, un dressing a été fait pour 17 000 euros dans les appartements privés du même couple, une fois Monsieur devenu ministre. Puis qu’il occupe un logement social en Loire-Atlantique. Cela fait beaucoup pour un seul homme. À l’heure où j’écris, d’autres informations tomberont peut-être encore.

Comme tout le monde alors, je me demande comment on peut encore se retrouver avec de tels dirigeants, pour qui piocher dans les deniers publics pour leur confort personnel est tout à fait normal. Je suis même absolument certaine que François de Rugy, le bras soutenu par sa femme, raconte en ce moment à qui veut l’entendre qu’il n’a jamais fait autre chose que servir l’État. Même le soir de la Saint Valentin 2018. Il s’en d’ailleurs est probablement persuadé : après tout, tout ce faste ne lui permettait-il pas de se « connecter au réel » ?

On le comprend, de Rugy, avec tous ses excès, entrera dans l’histoire comme un symbole, celui de la caste se gavant sur le dos du peuple. Il a eu le malheur de se faire épingler pendant son mandat, mais le problème va bien au-delà de sa personne : les révélations de Médiapart résonnent avec le mariage de Carlos Ghosn à Versailles, le compte caché de Raymond Barre, arrivent juste après le procès de Bernard Tapie, accusé de détournement de fonds publics [1] ou encore celui du couple Balkany.

Avec des implications plus ou moins graves, ces affaires ne font que conforter le sentiment, devenu désormais général, que les puissants cultivent l'entre-soi pour garantir leurs privilèges que leur donne leur fonction. Ils ne peuvent du moins renoncer à certains avantages lorsque ceux-ci se présentent. Pour le dire autrement, l’occasion fait le larron. Et de là où nous sommes, il y a en effet de quoi être exaspéré de tous ces abus. Alors, en lisant ces articles, je me suis demandé pourquoi, et surtout comment il est possible qu’élection après élection, nous placions au pouvoir des gens qui agissent pour eux plutôt que pour le bien commun. Je n’insinue pas que tous les politiques sont ainsi, mais on vient de le voir, ces révélations sont presque devenues monnaie courante.

En m’interrogeant ainsi, un autre événement qui est arrivé cette fois près de chez moi m’est revenu en mémoire : j’étais il y a quelques jours à la trésorerie municipale qui fait aussi office de centre des impôts, et un usager s’est mis à hurler, furieux d’attendre qu’on vienne s’occuper de lui depuis une demi-heure. Une dame, membre du personnel est alors venue lui répondre que bientôt ce serait pire : à partir de l’année prochaine, le centre sera vidé de toute substance humaine et il faudra désormais se contenter d’une borne numérique. Et la dame de brandir une pétition de FO, griffée d’une dizaine de noms, pour l’inciter à y joindre le sien. Cette anecdote est aussi tout à fait symptomatique : le manque de personnel dans les administrations et plus largement dans l’ensemble des services publics est une catastrophe pour l’ensemble de la population. Pourtant, nous votons pour des politiques qui désignent explicitement les fonctionnaires comme responsables des difficultés économiques du pays et promettent d’en réduire les effectifs. Là encore, la contradiction a de quoi laisser perplexe : pourquoi mettre au pouvoir ce qui nous desservira ? Le scandale de Rugy et l’histoire du contribuable mal servi dans son administration de proximité ont une chose à voir, qui est, précisément, la question du bien commun et du rôle de l'État pour le garantir.

Mais pourquoi donc nous, le « peuple », plaçons-nous au pouvoir ceux qui tirerons contre notre camp ? Comment se fait-il que nous ne renversions pas plutôt la table une bonne fois - peut-être pas pour toutes mais au moins pour quelques temps ? Pourquoi ne pas vouloir faire du bonheur du plus grand nombre l’unique objet de l’État ? De la même manière, la victoire récente en Grèce de Nouvelle Démocratie est un exemple frappant de ce hiatus entre ce qui semble bon pour un peuple et les forces qu’il choisit pour le diriger : pour mettre fin à la politique d’austérité qu’a menée par Tsipras, les Grecs ont plébiscité un parti… de droite, dirigé par le fils d'un ancien premier ministre et donc membre de la caste, qui assoira davantage encore les privilèges des plus riches, finira de détruire les services publics et, avec l'aval de l’UE, développera le libéralisme dans son pays (baisse des taxes pour les entreprises, restructuration des administrations, privatisations, bref tout l’attirail prétendument moderne qu’on connaît).

Dans un premier temps, tout ce questionnement m’a semblé naturel. Il s’est imposé à mon esprit comme une évidence : les puissants se gavent, c’est insupportable aux yeux de chacun et pourtant nous (je parle des citoyens en tant que groupe acteur de la démocratie) allons à l'encontre de nos intérêts. Comment est-ce possible ? Pour changer notre système politique, il faut donc comprendre ce paradoxe fondamental.

Prenons les choses autrement : qu’est-ce qui amène un individu à changer son « mode de vie », un groupe ou une nation entière, son organisation? Je vois deux raisons : ou bien la volonté d’obtenir mieux (et la croyance que c’est un objectif atteignable) ou bien plutôt l’idée que l’on n’a en fait plus rien à perdre. Un vecteur positif, et un négatif, mais qui convergent finalement vers la même conclusion : le statu quo n’est plus possible ni même seulement désirable.

Je ne crois pas avoir oublié de raison solide, peut-être le lecteur pourra-t-il me détromper. Or, si l’on considère ces deux facteurs, on s’aperçoit que dans ces situations nous - le peuple, les gens, les citoyens, bref « la populace » qui ne peut prétendre au train de vie des nantis - ne votons pas pour des principes (tels que l’intégrité du pouvoir, l’égalité et la justice), mais bien pour des intérêts… Et plus que pour des intérêts de classe, pour des intérêts personnels [2]. En conséquence, le corollaire à ce premier constat est que nous trouvons encore suffisamment d’avantages personnels au système politique actuel, un système libéral où l’État est une sorte de bureau de gestion dont les secrétaires bénéficient de privilèges en nature et d’un prestige un peu désuet – sinon, d’ailleurs, qui voudrait s’y coller ?

Je pense que pour qui veut changer le monde ou, à une échelle plus modeste, favoriser l’émergence d’une alternative au libéralisme monarchique à la française, il est nécessaire de regarder avec honnêteté ce qu’on apprécie au sein de la société contemporaine. Car chacun de nous a ses privilèges. Même, lorsqu’on compare sa situation à celle par exemple d'un proche chômeur de longue durée, celle de l’artisan qui travaille sans relâche et peine à boucler ses fins de mois ou du Syrien arrivé in extremis, nous savons que ces privilèges n’ont rien de négligeable. Nous nous accrochons tous à nos pouvoirs, aussi modestes soient-ils, nos complaisances, nous profitons autant que possible de nos faveurs.

Tenez, moi, je suis enseignante en collège. Je finis tous les jours avant 17h, j’ai 4 mois de vacances sur l’année et la sécurité de l’emploi. J’ai surtout la chance énorme de passer mes journées avec des adolescents (drôles) plutôt qu’avec des adultes (grincheux)... Et bien il m’en faudrait beaucoup pour renoncer à cela. À tout cela. Je suis relativement mal payée, mais malgré le gel du point d’indice qui a commencé en même temps que moi, je peux encore m’acheter une voiture, une maison, la remplir d’un frigo lui-même toujours débordant, en changer quand il rend l’âme ou que sa couleur ne me plaît plus, mais aussi me procurer ce qu’il me faut de livres, d’ordinateurs, de tablettes, de vêtements confectionnés en Inde ou bien encore me payer mes cours de yoga, voire, de temps en temps un billet pour Paris ou Marseille. Voilà le prix de mon asservissement. Car le fait est que je serais encore capable pendant longtemps d'accepter les coupes budgétaires et autres signes de mépris de mon ministre – ou du suivant – avant de remettre en question mon engagement dans un métier que de surcroît, je prends plaisir à exercer au quotidien [3].

Suis-je la seule à tant tenir à ce que j’ai ? Évidemment non. C'est notre drame commun. À l'échelle d'un peuple, cela donne : je consens à ce qu'il y ait moins d'infirmiers (moi qui ne suis jamais malade) si je ne paie plus de taxe d'habitation, je veux bien travailler plus d'heure si mon pouvoir d'achat augmente ( (avec les conséquences que l'on sait sur la redistribution du travail), et si mon handicap est davantage pris en compte, je supporterai que quelques politiques continuent à jouir de leurs privilèges. Ces derniers, les politiques, savent parfaitement jouer de cela et font des campagnes électorales des sortes de fabriques à concessions biaisées.

A ces éléments explicites, propres à une catégorie ou une situation sociale, il faut encore ajouter la somme des avantages arrachés à nos amitiés de longue date, aux réseaux informels que l’on a tissés, au corporatisme et aux renvois d’ascenseur. Autant d’occasions de mettre un peu de beurre dans les épinards... Soyons honnête : l’apéro dans le jardin après le travail, l’écran plasma, le vol Easyjet pour Rome à 50 euros, la PS4 des enfants tout autant que l’ardoise qui s’allonge pour un client fidèle, la salle gracieusement prêtée par le cousin gestionnaire, le dîner au restaurant offert par la maison au notable de la ville ou à sa descendance, les tours en bus gratuits organisés par la mairie de Levallois-Perret aux retraités de la ville, tout cela constitue les multiples trésors de notre quotidien. Que chacun mesure à quel point il baigne dans un océan de confort matériel et de privilèges. Relatifs, bien sûr, au regard de la vie de château que mène l’oligarchie, mais tout de même assez prégnants pour qu’ils influent sur le bulletin que nous glissons dans l’urne. Et en fin de chaîne, les scandales qui s’étalent mois après mois dans les journaux d’investigation apparaissent comme l’un des prix à payer de nos propres trains de vie.

Je sais, s’arrêter là, ce serait ignorer l'énorme part des personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté – tout de même 9 millions en France selon l’INSEE [3] - et qui ne bénéficient pas du confort évoqué. Mais lorsqu’on vit dans de terribles conditions, vote-t-on, et si oui, pour qui ? Je n’en ai pour ma part aucune idée et n’ai pas trouvé d’informations à ce sujet. On doit tout autant considérer le nombre immense des abstentionnistes, dont certains expriment par leur refus de voter un dégoût profond pour la société dans laquelle nous évoluons, ainsi qu’un sentiment d’impuissance totale. Il faut enfin compter avec les gilets jaunes, dont une grande part flirte avec le seuil de pauvreté et/ou n’allait plus voter depuis longtemps quand le mouvement a émergé. Mais on le voit ici, les catégories des exclus du confort moderne et des petits arrangements en réalité se recoupent.

Je résume. Je ne suis ni en train de prétendre que tout le monde vote pour son intérêt propre en se fichant bien de ce qu’il en sera du reste de l’humanité (il y a forcément des exceptions), ni de dire que tous les Français nagent dans le luxe. Mais ce que je perçois, c’est que par les modes de vie que nous menons, par les liens de dépendance matériels et sociaux que nous entretenons, nous nous retrouvons pleinement intriqués dans un système que nous conspuons par ailleurs, de temps en temps pour certains, de façon plus récurrente pour d'autres. Nous sommes nos propres freins au changement. Pour élaborer un discours politique capable de convaincre la majorité d’entre nous qu'une alternative est nécessaire, un discours capable de faire basculer le destin de toute une nation (par la révolution ou plus sobrement le suffrage universel), le confort de vie qu’offre le capitalisme et les hiérarchies auxquelles nous nous soumettons volontairement ne doivent pas être minorés. Ils doivent au contraire être au centre de notre réflexion. Par conséquent, dénoncer les inégalités et leur accroissement, désigner les oligarques profiteurs tout en prônant la décroissance - aussi justes soient nos indignations - ne suffiront pas.

Nous voilà bien avancés : nous sommes tenus à l'organisation de notre société comme à une laisse en cuir. Elle peut être raccourcie, un peu plus, un peu moins selon le taux de croissance ou le gouvernement aux commandes, elle peut même nous amener à sacrifier à peu près tout : notre liberté, notre jugement, notre santé et celle de nos enfants, jusqu’à l’environnement, mais nous n’avons pas la force de la ronger, pas plus que de Rugy n’a pu renoncer aux excès que lui offraient ses fonctions. Que faire ? Sommes-nous condamnés à nous heurter éternellement aux mêmes écueils ? Dans cette perspective, il y a un dernier élément à prendre en compte. C’est le changement qui nous sera bientôt imposé, non par nos choix électoraux mais par le réchauffement climatique.

Il est permis d’y voir aussi une occasion, certes inattendue, une chance infime de nous extraire de la prison plaquée or que nous nous sommes fabriquée. Presque personne n’ignore encore les conséquences désastreuses qu’auront la montée des températures et des eaux sur l’ensemble de la planète dans les décennies à venir, et il me semble qu’avec la pénurie des ressources qui s’annonce, nous serons rapidement obligés de renoncer, tant à l’échelle individuelle que collective, à ce confort auquel nous étions devenus accros. Nous devrons alors faire acte de sobriété, non pas tant au nom d’un principe ni pour le bonheur de niveler tout le monde que par pure nécessité. Il ne pourra en être autrement.

Alors c’est vrai, des de Rugy continueront peut-être encore à manger du homard pendant quelques temps et déboucher les bouteilles de leur cave du moment. Pourtant, en espérant sauver leur peau, lui et ses semblables ne feront alors que se bercer d’illusions en se remplissant à ras le verre et le ventre. Car le reste de la société ne fonctionnera plus comme elle l’a fait jusqu’à aujourd’hui. À terme, aucune complicité envers le système ne sera peut-être plus possible : sérieusement, quels petits arrangements feraient le poids face à la catastrophe ? Certains, comme Pablo Servigne, ont même montré que dans la difficulté, l’humain a tendance à développer l’entraide. C'est une brèche dans laquelle on pourrait s'engouffrer, mais il n'y a rien d'automatique.

Pour toutes ces raisons, à la fois la crainte d’un avenir apocalyptique et l’espoir d’une société plus juste, il est plus que jamais nécessaire de bâtir un programme politique qui intègre pleinement l’ensemble des bouleversements que nous sommes sur le point de connaître à l’échelle mondiale. Afin d'en limiter la nature bien sûr – comme l’explique Corinne Morel-Darleux, chaque dixième de degré gagné compte pour sauver le vivant sur terre – mais aussi, et surtout, d'anticiper des besoins nouveaux, en adaptant les infrastructures aux canicules et aux tempêtes, en modifiant nos lieux de vie, nos modes de production, etc.

Que l’affaire de Rugy et les abus qu’elle symbolise trouvent leur résolution définitive dans les changements climatiques aurait, reconnaissons-le, quelque chose de cocasse. On a les amusements qu’on mérite. Mais regardons l’avenir en face : nous sommes sur la voie d’une augmentation globale de 3°C d’ici 2100. Tôt ou tard, nous arriverons alors au moment où la majorité des individus n’auront plus rien à perdre. À nous de faire en sorte que ce soit plutôt l’espoir de vies meilleures qui nous motive et nous mette tous ensemble en mouvement. À nous de nous constituer en un groupe structuré, tourné vers son avenir, œuvrant à l’intérêt général. C’est bien là tout l’enjeu et le sens du combat qui s’annonce.

Notes

[1] Certes, il vient d’être relaxé. Mais justement. Et en outre, l'affaire connaît quelques rebondissements

[2] À ce titre, un article de France inter sur l’électorat visé par Kyriakos Mitsotakis, le chef de Nouvelle démocratie, est éloquent :  « Lors de son meeting dans la capitale à trois jours du scrutin, sur une estrade au pied de l’Acropole, Mitsotakis a tenu à répéter qu’il s’adressait aux employés, aux agriculteurs, aux retraités, aux fonctionnaires, aux chômeurs, aux jeunes mères, aux étudiants. Un électorat qui ne lui est pas forcément acquis et auquel il promet une baisse d'impôts. [...] Mistotakis a aussi tombé la veste au fil des meetings. Il multiplie les selfies et a un mot pour chacun. Il sait que les classes supérieures et le monde des affaires lui sont acquis, alors il va chercher cette classe laborieuse, tente de mobiliser les abstentionnistes. » Cet homme jeune n’est pas sans rappeler E. Macron et sa séduisante stratégie de « libération des énergies ».

[3] Avec un tel tableau, la grève des professeurs pendant le bac paraît soudain d'autant plus admirable : un groupe nombreux s'est levé et a pris le risque de sanctions dans le seul but de défendre l'intérêt des élèves. 

[4] Louis Maurin, responsable de l’observatoire des inégalités, précise que le seuil de pauvreté tel que calculé « prend en compte des situations sociales qui vont de ce que l’on appelait il y a quelques années le « quart-monde » aux milieux sociaux très modestes. Et de rappeler que le seuil de pauvreté en 2015 équivaut – une fois l’inflation déduite – au revenu médian des années 1970 : « Les pauvres d’aujourd’hui qui se situent au niveau du seuil disposent quasiment du niveau de vie des classes moyennes de cette époque ».

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