Romain Gary, pionnier de l’écologie : « L’homme a besoin de tous les éléphants, de tous les chiens, de tous les oiseaux »

Romain Gary dans son bureau, rue du Bac, avec son chien Pancho, en 1971.

Romain Gary dans son bureau, rue du Bac, avec son chien Pancho, en 1971. JACQUES ROBERT / ÉD. GALLIMARD - FINEARTIMAGES

Près de quarante ans après sa mort, Romain Gary entre dans la Pléiade. « Les Racines du ciel » peut être considéré comme un grand roman écologiste.

Romain Gary entre dans la Pléiade avec un troupeau d’éléphants. Son premier Goncourt, « les Racines du ciel », se trouve en effet parmi les romans de Gary-Ajar qui ont l’honneur du papier bible entre « Education européenne » et « la Promesse de l’aube ».

Parue en 1956, cette épopée met en scène un certain Morel qui a pris le maquis tchadien avec des bandits d’honneur pour combattre le trafic d’ivoire et diffuser au monde un manifeste où il proclame la fin de l’orgueil :

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« L’homme en est venu au point, sur cette planète, où il cherche toute l’amitié qu’il peut trouver. Dans sa solitude, il a besoin de tous les éléphants, de tous les chiens, de tous les oiseaux. Il est temps de nous rassurer en montrant que nous sommes capables de préserver la liberté géante, maladroite et magnifique qui vit encore à nos côtés. »

Lorsqu’il invente Morel, Romain Gary est diplomate à l’ONU et veut écrire ces lignes avant l’ouverture du congrès international de Bukavu pour la faune et la flore. Le terme d’écologie n’existe pas encore. A l’occasion d’une réédition, en 1980, Romain Gary ajoute le mot dans quelques pages du livre, aujourd’hui considéré comme le premier roman écologiste. A l’heure du grand sursaut existentiel sur une terre bien amochée, gloire à cet illustre pionnier.

Romans et récits, par Romain Gary, Gallimard, La Pléiade, t. 1, 1536 p., 63 euros, t. 2, 1728 p., 66 euros. (Prix de lancement : 129 euros jusqu’au 31 décembre.)

Paru dans « L’OBS » du 11 juillet 2019.

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Extrait des « Racines du ciel »

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Le crépuscule tombait rapidement, dans un silence étonnant qui semblait toujours choisir ce moment pour venir se poser sur le fleuve et sur les roseaux, parmi les derniers oiseaux encore éveillés. Morel continua à parler, de cette voix sourde, grondante, pleine d’une passion contenue. Puis il s’interrompit et leva les yeux.

« Mais je vous ennuie, avec mes histoires.

— Vous ne m’ennuyez pas. Ce n’est pas comme ça qu’on m’ennuie.

— Je dois vous dire aussi que j’ai contracté, en captivité, une dette envers les éléphants, dont j’essaie seulement de m’acquitter. C’est un camarade qui avait eu cette idée, après quelques jours de cachot — un mètre dix sur un mètre cinquante — alors qu’il sentait que les murs allaient l’étouffer, il s’était mis à penser aux troupeaux d’éléphants en liberté — et, chaque matin, les Allemands le trouvaient en pleine forme, en train de rigoler: il était devenu increvable. Quand il est sorti de cellule, il nous a passé le filon, et chaque fois qu’on n’en pouvait plus, dans notre cage, on se mettait à penser à ces géants fonçant irrésistiblement à travers les grands espaces ouverts de l’Afrique. Cela demandait un formidable effort d’imagination, mais c’était un effort qui nous maintenait vivants.

Laissés seuls, à moitié crevés, on serrait les dents, on souriait et, les yeux fermés, on continuait à regarder nos éléphants qui balayaient tout sur leur passage, que rien ne pouvait retenir ou arrêter; on entendait presque la terre qui tremblait sous les pas de cette liberté prodigieuse et le vent du large venait emplir nos poumons. Naturellement, les autorités du camp avaient fini par s’inquiéter: le moral de notre block était particulièrement élevé, et on mourait moins. Ils nous ont serré la vis. Je me souviens d’un copain, un nommé Fluche, un Parisien, qui était mon voisin de lit. Le soir, je le voyais, incapable de bouger — son pouls était tombé à trente-cinq — mais de temps en temps nos regards se rencontraient: j’apercevais au fond de ses yeux une lueur de gaieté à peine perceptible et je savais que les éléphants étaient encore là, qu’il les voyait à l’horizon… Les gardes se demandaient quel démon nous habitait.

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Et puis, il y a eu parmi nous un mouchard qui leur a vendu la mèche. Vous pouvez vous imaginer ce que ça a donné. L’idée qu’il y avait encore en nous quelque chose qu’ils ne pouvaient pas atteindre, une fiction, un mythe qu’ils ne pouvaient pas nous enlever et qui nous aidait à tenir, les mettait hors d’eux. Et ils se sont mis à fignoler leurs égards! Un soir, Fluche s’est traîné jusqu’au block et j’ai dû l’aider à atteindre son coin. Il est resté là un moment, allongé, les yeux grands ouverts, comme s’il cherchait à voir quelque chose et puis il m’a dit que c’était fini, qu’il ne les voyait plus, qu’il ne croyait même plus que ça existait. On a fait tout ce qu’on a pu pour l’aider à tenir.

Il fallait voir la bande de squelettes que nous étions l’entourant avec frénésie, brandissant le doigt vers un horizon imaginaire, lui décrivant ces géants qu’aucune oppression, aucune idéologie ne pouvait chasser de la terre. Mais le gars Fluche n’arrivait plus à croire aux splendeurs de la nature. Il n’arrivait plus à imaginer qu’une telle liberté existait encore dans le monde — que les hommes, fût-ce en Afrique, étaient encore capables de traiter la nature avec respect. Pourtant il a fait un effort. Il a tourné vers moi sa sale gueule et il m’a cligné de l’œil. “Il m’en reste encore un, murmura-t-il. Je l’ai bien planqué, bien au fond, mais j’pourrai plus m’en occuper… J’ai plus c’qu’il faut… Prends-le avec les tiens.” Il faisait un effort terrible pour parler, le gars Fluche, mais la petite lueur dans les yeux y était encore. “Prends-le avec les tiens… Il s’appelle Rodolphe. — C’est un nom à la con, que je lui dis. J’en veux pas… Occupe-t’en toi-même.” Mais il m’a regardé d’une façon…

“Allez zou, lui dis-je, je te le prends, ton Rodolphe, quand t’iras mieux, je te le rendrai.” Mais je tenais sa main dans la mienne et j’ai tout de suite su que Rodolphe il était avec moi pour toujours. Depuis, je le trimbale partout avec moi. Et voilà, mademoiselle, pourquoi je suis venu en Afrique, voilà ce que je défends. Et quand il y a quelque part un salaud de chasseur qui tue un éléphant, j’ai une telle envie de lui loger une balle là où il aime bien ça, que je n’en dors pas la nuit. Et voilà pourquoi aussi j’essaie d’obtenir des autorités une mesure bien modeste… »

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Il ouvrit sa serviette, prit une feuille de papier et la déplia soigneusement sur le comptoir.

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« J’ai là une pétition qui demande l’abolition de la chasse à l’éléphant sous toutes ses formes, à commencer par la plus ignoble, la chasse pour le trophée — pour le plaisir, comme on dit. C’est le premier pas, et ce n’est pas grand-chose. Ce n’est vraiment pas trop demander. Je serais heureux si vous pouviez signer là… »

Elle avait signé.

© Gallimard

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