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Billet de blog 3 avril 2014

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Taïwan manifeste en peer-to-peer

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photo extraite de "Unblockable? Unstoppable? FireChat messaging app unites China and Taiwan in free speech… and it’s not pretty" - 31 mars 2014 - www.techinasia.com [http://www.techinasia.com/unblockable-unstoppable-firechat-messaging-app-unites-china-and-taiwan-in-free-speech-and-its-not-pretty/]

Les réseaux MESH comme infrastructures de contestation, d’organisation et de débat

Le dimanche 30 mars 2014, des milliers de personnes manifestaient dans les rues Taïwanaises contre le président Ma Ying-jeou et un projet d’accord commercial avec la Chine[1]. Dès le lendemain, un article de Tech in Asia décrivait certains des comportements communicationnels des manifestants et l’impact d’une technologie tout à fait singulière qui équipe désormais les contestataires de la révolution des Tournesols, une application pour iPhone nommée FireChat. Cette dernière s’empare pour la première fois de la fonction Multipeer Connectivity Framework d’iOS7[2] (« partage de connexion » en français) et elle semble en mesure de bousculer à la fois les habitudes communicatives des manifestants, leurs manières de « chorégraphier » les mouvements sociaux[3] et leurs interactions avec les internautes chinois.

Retour sur un cas d’usage tout à fait inédit et plein d’enseignements sur les architectures distribuées mobiles mais également sur les infrastructures de communication participatives et le rôle des médias sociaux lors de contestations politiques citoyennes.

Après l'occupation du Parlement taïwanais par des étudiants débutée il y a plus de deux semaines, le mouvement des tournesols[4] a pris ce dimanche une ampleur bien plus importante. Plusieurs centaines de milliers de citoyens opposés à un traité de libre-échange entre Taïwan et la Chine ont défilé dans les rues de Taipei (87 000 selon les estimations de la police Taïwanaise, 500 000 selon les médias[5]).

Premier partenaire commercial de Taïwan, la République populaire de Chine cherche à maintenir à tout prix des relations politico-économiques avec l’île de la République de Chine afin d’ouvrir son gigantesque marché contre une ouverture de celui de Taïwan pour ses propres entreprises. Pour Stéphane Corcuff, Maître de conférences en Science Politique et directeur de l'antenne de Taipei du Centre d'Études Français sur la Chine contemporaine (UMR- Ministère des Affaires Etrangères / CNRS - Institut Français de Recherche à l'Etranger), ces manifestations révèlent surtout des craintes fortes de la population Taïwanaise. Interrogé par Le Monde le vendredi 28 mars 2014[6], il déclarait:

« Les étudiants se mobilisent contre des procédés de négociation qu’ils considèrent comme opaques et porteurs de risques pour la société taïwanaise. Derrière ce malaise, il y a la triple question de leur liberté, de leur souveraineté et de leur identité face à l’irrédentisme chinois. […]

Mais un nombre croissant de gens craignent que la Chine gagne une force d’influence considérable grâce à cet accord économique — jusqu’à dicter sa politique au président taïwanais Ma Ying-jeou, pensent-ils. On en arrive aujourd’hui à ce soupçon que Ma veuille « vendre Taïwan à la Chine », qu’on a vu s'exprimer dans différents slogans »

photo extraite de "Unblockable? Unstoppable? FireChat messaging app unites China and Taiwan in free speech… and it’s not pretty" - 31 mars 2014 - www.techinasia.com [op.cit]

De San Francisco à Taïwan…

Bien loin de l’ile de Formose, de ces slogans et de ces mouvements contestataires socioéconomiques et culturels, tout près de « la glorieuse constellation des figures de la Silicon Valley »[7] ; les ingénieurs de chez Open Garden qui regroupent deux français (Micha Benoliel, fondateur d’Open Garden et Christophe Daligault, responsable communication) doivent se frotter les mains et se gratter les yeux tellement leur « petite » appli FireChat, dérivée de leur produit phare, Open Garden, un logiciel gratuit qui permet de partager sa connexion internet de manière extrêmement simple, est en train de faire parler d’elle et d’attirer l’attention des médias internationaux (concernant le milieu techno-scientifique, le 28 mars 2014, la MIT Technology Review se penchait sur le « cas » FireChat et ne tarissait pas d’éloges à son encontre)…

Lancée depuis San Francisco le 20 mars 2014, FireChat est en passe de devenir l’une des applications téléchargeable gratuitement phares de l’AppStore, catégorie arme de discussion massive Très bien classée dans les rangs des services de messagerie instantanée les plus téléchargées dans le monde (parfois numéro 1, et la plupart du temps dans le top 5) l’appli a été pensée, selon Christophe Daligault, comme une « proof of concept » (appli prototype) de services mobiles pour des situations ou des utilisateurs vont en boite de nuit, assistent à des évènements sportifs ou des festivals, lieux où les réseaux GSM sont bien souvent saturés. « On se rend compte aujourd’hui que des personnes ont pris en main cette technologie et en ont fait d’autres choses ». Eux qui avaient pensé ce « prototype d’appli » pour les festivaliers du Coachella (festival de musique en Californie qui aura lieu du 11 au 13 avril 2014), ils se sont retrouvés ce week end avec un début de killer application très utilisée par des manifestants ayant l’habitude de manipuler ce genre de dispositifs de communication (taux de pénétration d’internet à Taïwan en 2012: 75.4 %[8])…

L’article de Tech in Asia intitulé « Unblockable? Unstoppable? FireChat messaging app unites China and Taiwan in free speech… and it’s not pretty » revient longuement sur l’utilisation de ce service durant les manifestations à Taïwan et sur l’adoption de ce service de messagerie « prototype » qui ne nécessite pas de connexion à Internet pour fonctionner et s’appuie plutôt sur le nombre d’utilisateurs en présence au moment où des services de messagerie internet centralisé (WhatsApp, Viber, Facebook Messenger, etc.) ne fonctionnent plus étant donné la saturation du réseau téléphonique. Rien de véritablement nouveau de ce coté là, les applications ou logiciels « MESH » (réseaux maillés, peer-to-peer en mobilité) ont déjà fait parlé d’elles ces dernières années. Les mouvements Occupy et les printemps arabes de ces dernières années ont d’ailleurs cristallisé à un moment donné les enjeux de ces services pensés sur des architectures informatiques distribuées et mobiles. C’est notamment le cas de Commotion[9], qui promettait en 2011, un internet « embarquable » dans une valise pour lutter contre les censures des régimes autoritaires arabes ou birmans[10]. Mais de manière assez étrange, peu d’applications grands publics avaient vu le jour à ce moment là et le déploiement de ce type de logiciels-applications était plutôt réservé à une élite composée de développeurs - bidouilleurs de réseaux (reste que les déploiements de réseaux MESH via le logiciel Commotion sont tout à fait intéressants dans les villes en crises aux Etats Unis, sur ce point, voir ici). Le mouvement Occupy de New York avait bien vu son lot d’application en tout genre pour voter ou bien signaler son approbation aux votes d’assemblées directe (voir notamment le Inhuman Microphone et le People’s Skype de Jonathan Baldwin) mais un tel phénomène d’adoption d’une technologie n’avait jamais eu lieu jusqu'à la semaine dernière dans les rangs des manifestants de Taïwan (reste, bien entendu, que la composante numérique a bien entendu joué un rôle très important dans les soulèvements des pays arabes en 2011-2012, mais c’est ici un autre sujet)…

De Taïwan à la Chine…

En 11 jours, FireChat semble avoir dépassé l’autre service de messagerie instantanée Line (17 millions d’utilisateurs à Taïwan pour une population de 23 millions d’habitants) dans le top des applis les plus téléchargées sur l’île de Formose. L’explication de ce taux de pénétration exceptionnel est plutôt simple : FireChat n’a rien d’extraordinaire si ce n’est d’offrir un service fonctionnel de mise en communication directe entre appareils (nearby mode) et donc la possibilité de créer des réseaux maillés de petites tailles (réseaux bluetooth multi utilisateurs élargi et à plus grande échelle, 30 mètres maximum. À Taïwan, ils servent aux manifestants à communiquer au milieu de la foule, à indiquer leurs positions, les déplacements et directions à suivre lors de défilés). On comprend ce genre d’intérêt lorsque l’on s’est retrouvé une ou plusieurs fois au sein d’événement où notre réseau téléphonique ne passe plus et où on ne peut plus joindre nos amis présents dans une foule compacte, ou bien lorsque le réseau est inexistant mais que se servir de nos terminaux de communication comme de talkies walkies nous aiderait bien…

photo extraite de "Unblockable? Unstoppable? FireChat messaging app unites China and Taiwan in free speech… and it’s not pretty" - 31 mars 2014 - www.techinasia.com [op.cit]

C’est d’ailleurs ici l’ambition première de FireChat, explorer les usages du nearby mode qui devait servir aux festivaliers du Coachella (similaire aux utilisations de Twitter lors du soulèvement égyptien de 2011 par exemple, voir, notamment, les travaux de Paolo Gerbaudo à ce sujet, mais ici, on utilise un service décentralisé qui permet de créer un réseau ad-hoc ne nécessitant aucune connexion à internet), mais l’interface qu’il propose depuis le 23 mars 2014 aux utilisateurs asiatiques a aussi un mode « plus global – everybody mode ».

Sans mettre en relation les personnes en présence, ce mode « everybody » regroupe arbitrairement des groupes de 80 utilisateurs se trouvant dans une région définie tout aussi arbitrairement par les codeurs d’Open Garden. Étant une appli « proof of concept », c’est à dire, pas vraiment finalisée mais lancée sur le marché pour voir de quelle manière les utilisateurs s’emparent de ses fonctionnalités, les développeurs de FireChat, ne se sont pas attardés trop longtemps à définir des zones géographiques précises des groupes de conversations « globales » (par exemple, outre-Atlantique, les Etats Unis et le Canada forment une seule zone de tchat sur le mode « everyone »). Il leur semblait normal de regrouper au sein d’une même zone les Taïwanais, les Chinois et les habitants de Hong Kong. Sauf que discuter entre taïwanais et chinois n’était plus quelque chose à l’ordre du jour depuis un certain temps et qu’aucune appli ou réseau social ne permettait de créer un grand « forum » de débat autour des points de vue politiques des citoyens lambda de Chine et de Taïwan.

photo extraite de "Unblockable? Unstoppable? FireChat messaging app unites China and Taiwan in free speech… and it’s not pretty" - 31 mars 2014 - www.techinasia.com [op.cit]

Les résultats ne sont pas « jolis-jolis » comme le déclare le journaliste Josh Horwitz, on retrouve surtout énormément de trollage et de bashing entre les deux vieux ennemis chinois discutant de politique transfrontalière mais si l’on jette un autre point de vue sur ces évènements, en les observant notamment au travers des travaux récents d’Antonio Casilli, on peut porter un nouveau regard sur un dialogue qui aurait été rompu entre ces deux populations et qui grâce à ces mobilisations politique trouverait un nouvel espace de recomposition. Pour l’instant cet espace n’est pas fermé ; comme le montre la photo précédente, en mode « everyone », on débat sur des thèmes particuliers comme celui de la définition de « liberté ». Les insultes doivent fuser et les trolls doivent s’en donner à cœur joie... Mais face au blocage de Sina Weibo (le Twitter-Facebook chinois) et de WeChat (appli de messagerie instantanée la plus populaire de Chine) des contenus déviants de la ligne officielle du parti chinois, FireChat apparaît comme un espace de débat inédit ou pourrait se recomposer un dialogue démocratique.

Il faudra donc que les manifestants des deux bords soient capables de dépasser le trollage et les simples indications de géolocalisation durant les manifestations (« je suis à tel croisement, ici c’est calme la manifestation ») pour composer un espace de dialogue, d’argumentation et de débat public (ce qui est certainement en cours si l’on pouvait « déplier » l’ensemble des conversations « everybody mode » de FireChat). Les autorités pourront aussi très rapidement bloquer cette appli et la possibilité de parler entre Taïwanais et Chinois (fermer les « robinets de l’internet » comme Moubarak le faisait si bien en Egypte lorsque des utilisateurs du web prenaient trop la parole, ou bien encore couper des services tels que ceux de Blackberry lors d’émeutes décision des autorités britanniques en 2011, deux techniques finalement peu efficaces).

N’empêche que, en tant que Proof of concept application, son statut actuel selon Christophe Daligault, responsable communication d’Open Garden et de FireChat, cette appli vient de montrer que des contextes d’usages très politiques rendaient plus que pertinents certains types de technologies de communication. Et il est intéressant de constater, à nouveau, que les formes d’architectures des services de communication que nous utilisons ont voir avec le type de contexte d’adoption de ces technologies[11] et le type de débat public qui s’en suit. N’est ce pas après les émeutes de Seattle que s’est formé le réseau IndyMedia pour couvrir autrement les contre-manifestations de 1999, lors de la réunion de l'OMC et du FMI? N’est ce pas dans des villes en crise comme Détroit, Philadelphie ou Athènes que se développent des infrastructures de communication participatives et distribuées ?

Les analyses de Susan Benesh et de Diana Mutz, tout comme celles d’Antonio Casilli montrent désormais qu’il faut prêter plus attention aux environnements des prises de paroles en ligne afin de comprendre des phénomènes socio-politiques contemporains. Ce qui se joue à Taïwan en ce moment au travers l’arène de discussion FireChat est fascinant : des formes de discours traversent des communautés autrefois fermées sur elles-mêmes grâce à des infrastructures de communication tout à fait particulières. Une forme de parole libre est en train d’échapper à des modes de contrôle et de censure « descendants », des internautes ont exploité une application prototype pour construire une arène de débat. En 2009, Casilli évoquait déjà l’usage des TIC lors de mouvements de protestation en Corée du Sud en présentant le mouvement des bougies (chotbul en coréen) qui avait paralysé la capitale coréenne de mai à août 2009 pour protester contre un accord commercial entre les Etats Unis et leur pays.

À l’heure où l’Europe est en pleine négociation avec les Etats-Unis sur le marché transatlantique, pourrait-on s’attendre (ou pas) à de telles mobilisations en Europe? Les « cultures numériques » des jeunes générations européennes pourraient elles êtres en mesure de s’organiser de cette manière ? Avec quels types d’outils et dans quelles langues ? L’exemple Taïwanais de l’utilisation de messagerie instantanée pose beaucoup de questions.

Et si l’avenir du débat public était assuré par les citoyens eux mêmes qui constitueraient eux mêmes l’infrastructure de communication décentralisée de cette démocratie participative ?

Affaire à suivre…


[1] Sur ce point, voir : http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2014/03/30/manifestation-massive-a-taiwan-contre-un-pacte-commercial-avec-la-chine_4392194_3216.html

[2] Fonction du système d’exploitation des téléphones Apple qui permet de créer un réseau ad hoc entre appareils. Ce protocole permet d'établir un réseau maillé (ou "mesh") en utilisant des connexions directes entre appareils (via ondes WiFi ou Bluetooth), pour créer une sorte de réseau local dont la taille dépend du nombre des appareils ainsi interconnectés. Cette fonctionnalité des terminaux Mobiles Apple était jusqu’ici très peu utilisée et permettait simplement de faire bénéficier d’une connexion internet à un autre terminal en « partage de connexion ». FireChat utilise ce framework pour créer un service, une application à part entière de messagerie instantannée fonctionnant sans internet, en pair à pair, d’appareils à appareils.

[3] Gerbaudo, P. (2012), Tweets and the Streets Social Media and Contemporary Activism, Pluto Press, Londres.

[4] On retient désormais très bien les leçons de Gene Sharp quand au fait de nommer avec une couleur ou une fleur des mouvements de résistance et/ou des soulèvements citoyens non-violents : révolution orange en Ukraine, des roses en Géorgie, des Tulipes au Kirghizstan, révolution du Jasmin en Tunisie, du Cèdre au Liban révolution verte en Iran, etc…

[5] http://www.lefigaro.fr/international/2014/03/31/01003-20140331ARTFIG00426--taiwan-la-revolution-des-tournesols-dit-non-a-pekin.php

[6] http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2014/03/28/ce-que-revele-la-mobilisation-de-la-jeunesse-taiwanaise_4391001_3216.html

[7] Dominique Cardon dans la préface française de Turner, F. (2012), Aux Sources de l'utopie numérique, De la contre-culture à la cyberculture: Steward Brand, un homme d'influence, C&F éditions, Caen.

[8] Sur ce point, voir : http://www.internetworldstats.com/stats3.htm

[9] Sur ce point, voir: https://commotionwireless.net/

[10] Sur ce point, voir : http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/08/30/commotion-le-projet-d-un-internet-hors-de-tout-controle_1565282_651865.html et http://www.nytimes.com/2011/06/12/world/12internet.html?pagewanted=all

[11] Sur ce point, rappelons qu’en 2008-2009, Mobiluck, un service de messagerie instantanée via bluetooth faisait un véritable carton dans les galeries commerçantes Saoudiennes et apparaissait comme l’application la plus appropriée pour « draguer en présence », sans intermédiaires et sans abonnement à un réseau téléphonique.

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