« Notre cerveau n’est pas fait pour penser le long terme »

On a parlé de fake news, de biais d’optimisme, de court-terme et de réchauffement climatique avec Tali Sharot, chercheuse en psychologie et neurosciences.

« Notre cerveau n’est pas fait pour penser le long terme »

Dans le monde occidental, le taux de divorce est de 40%. Mais si vous demandez à des jeunes mariés la probabilité de leur propre divorce, ils l’estiment à… 0%. Cet exemple est l’une des traductions de ce qu’on appelle le biais d’optimisme, une illusion cognitive dont 80% d’entre nous, tous âges et pays confondus, disposons. Nous surestimons les probabilités de vivre des évènements heureux au cours de la vie et sous-évaluons les probabilités d’en vivre de mauvais. C’est à la fois avantageux et dangereux, puisque ce biais nous conduit à moins évaluer les risques.

Tali Sharot, professeure en neurosciences cognitives, en psychologie et en neurosciences à l’université de Londres, a publié en 2011 l’essai The Optimism Bias: A Tour of the Irrationally Positive Brain, fait la couverture de Time Magazine, écrit pour le New York Times, le Washington Post, CNN, la BBC, donné une conférence TED, puis s’est attaquée à l’influence des émotions sur les croyances, les décisions et les interactions sociales, notamment avec son livre The Influential Mind, paru en 2017.  Ses articles sur la prise de décision, l’émotion et l’influence ont été publiés dans Nature, Science, Nature Neuroscience, Psychological Science, etc. Nous l’avons rencontrée à Paris, dans le cadre d’une conférence organisée par la start-up Tinyclues, un peu découragés par son idée que face aux mensonges, les faits ne peuvent rien.

Usbek & Rica : Dans votre livre The Influential Mind, vous montrez que les faits et les données ne font pas changer les gens d’opinion. Pourquoi ? 

Tali Sharot : Quantité d’études ont déjà montré ça depuis des décennies, bien avant que nous menions nos propres recherches. Quand les gens reçoivent une information, ils l’interprètent en fonction des croyances qu’ils ont déjà. Cela donne plus de poids aux informations qui confirment ce qu’ils pensent déjà, et moins de poids aux informations qui ne les confirment pas. C’est en fait un moyen rationnel d’évaluer les données que vous recevez. Car quand vous êtes confronté à une information qui ne confirme pas ce que vous pensez, cette information va, en moyenne, être fausse : par exemple, si je vous dis qu’il y a un éléphant rose qui vole dans le ciel, vous allez partir du principe que je mens ou que je délire parce que vous avez la conviction forte que les éléphants ne volent pas dans le ciel, et ça a un sens, c’est comme ça que nous devons raisonner. Si nous changions nos croyances à chaque fois qu’il y a un élément de preuve qui ne confirme pas ce que nous croyons, ce serait le chaos ! C’est pour ça que notre cerveau est construit de cette façon. Mais ça veut aussi dire que si nous avons une croyance erronée, il sera vraiment dur de la changer avec des faits… Vous avez des exemples extrêmes de cette tendance avec ceux qui croient que la Terre n’est pas ronde : aucune preuve ne les fait changer d’avis. C’est un cas problématique.
 

Ce biais, qu’on appelle « biais de confirmation », n’est pas le seul à jouer… 

Il y a également le « biais de motivation ». Une étude a été menée aux États-Unis avant la dernière élection présidentielle. On a demandé aux gens : qui voulez-vous voir gagner ? Et qui, à votre avis, va gagner ? En août 2016, quelques mois avant l’élection, environ la moitié des gens voulaient que Trump gagne, et l’autre moitié voulait que Clinton gagne, mais la plupart des gens pensaient que Clinton allait gagner. Ensuite, les sondages ont suggéré une victoire de Trump. Et ce qu’ont trouvé les chercheurs, c’est que les supporters de Trump, bien que ce sondage ne corresponde pas à ce qu’ils pensaient mais plutôt à ce qu’ils voulaient penser, ont rapidement changé leur opinion, et se sont dit : peut-être que Trump va gagner. Du côté des supporters de Clinton, les sondages contredisaient ce qu’ils pensaient et ce qu’ils souhaitaient penser, donc ça n’a pas eu beaucoup d’effet, et ils se sont dit qu’ils ne croyaient pas à ces sondages. Or, les sondages avaient raison, et Trump a gagné. Le biais de motivation nous rend plus susceptible d’accepter des faits qui confirment ce qu’on veut penser, même si on ne le pense pas initialement. Le biais de confirmation et le biais de motivation vont souvent ensemble.

 

Vous avez écrit ce livre à l’ère des fake news, de la « post-vérité », à un moment inédit où nous n’avons jamais autant eu l’impression que la vérité disparaît et que les faits comptent peu.

J’ai commencé ce livre en 2012 –2013, donc avant que cela devienne un thème majeur. Ma réflexion a plutôt été déclenchée par les réseaux sociaux. J’étais venue donner ma conférence TED sur le biais d’optimisme, et il y avait le même jour toute une série de conférences autour de la sagesse des foules… Alors que les recherches de mon laboratoire et celles d’autres laboratoires suggèrent que non, ce n’est pas vrai : quand vous mettez plein de gens ensemble, vous n’aboutissez pas à la vérité… Ça m’a alarmé et donné envie de creuser le sujet.

Le sujet des fake news est devenu majeur alors que, bien sûr, notre cerveau n’a pas changé. Notre réalité, si. Avant, si vous aviez une croyance erronée comme « La Terre est plate », sans Internet, ce n’était pas facile de trouver autour de vous d’autres personnes partageant cette croyance. Maintenant, pour n’importe quelle croyance, on peut aller chercher les preuves qui la confirment et non celles qui la contredisent. Les gens vont sur Internet, et disent, « Hey ! j’avais raison ». Les opinions contraires existent, bien sûr, mais ils ne vont pas les chercher. Sans compter que ces informations existent sans le filtre dont on disposait avant Internet. Ce qui est en train d’arriver, et c’est incroyable que ça n’arrive que maintenant, c’est la régulation de cette information en ligne, Mark Zuckerberg qui vient de dire qu’il souhaite réguler Facebook… À mon sens, la régulation politique est la meilleure solution dont nous disposons aujourd’hui.

« Internet est conçu pour nos biais cognitifs »

Mais même si nous régulons, votre livre suggère qu’opposer des faits ne sert à rien, qu’il vaut mieux par exemple tenter d’apporter une nouvelle information plutôt que de contredire la première. On sait aussi que les fake news se propagent beaucoup plus rapidement que les informations fiables… 

On ne va pas changer le cerveau humain et les biais cognitifs. Mais on va au moins essayer d’améliorer l’environnement parce qu’actuellement, il est le pire que l’on puisse avoir. Aujourd’hui, Internet est conçu pour nos biais cognitifs, il les nourrit, les alimente, alors qu’ils nous emmènent au mauvais endroit. Il y a des choses que l’on peut faire : on peut changer les algorithmes qui vous donnent les informations qui confirment ce que vous pensez déjà (cf les « bulles de filtres » d’Eli Pariser, ndlr). Certains utilisateurs peuvent changer leurs paramètres dans ce sens, ou ajouter des extensions qui permettent de voir « l’autre côté » sur Facebook ou Twitter.

Tali Sharot ©TED


Vous avez justement montré en 2016 comment, au contraire, la polarisation peut être accentuée, en menant une étude autour du réchauffement climatique. Pouvez-vous nous présenter ses conclusions ?

On voulait voir si on pouvait faire changer l’opinion des gens au sujet du changement climatique en leur donnant des informations. D’abord, on a dû évaluer qui « croyait » au changement climatique et qui « n’y croyait pas », et on leur a demandé à quel niveau ils pensaient que la température allait monter dans les 100 prochaines années. On leur a annoncé ensuite que, selon les toutes dernières estimations des spécialistes, le réchauffement serait pire que prévu si l’on ne faisait rien : la température de la Terre augmenterait de 14°C. Et on a découvert que ceux qui penchaient déjà pour l’existence du réchauffement ont durci leur position, affirmant qu’il était urgent de prendre encore plus de mesures. En revanche, cette nouvelle info n’a eu aucun effet sur l’opinion des sceptiques. Si, au contraire, l’info donnée aux deux groupes était que les chercheurs estimaient que, finalement, la hausse de température serait bien moins importante que prévu, c’étaient les convaincus du réchauffement qui campaient sur leurs positions, tandis que les sceptiques étaient encore plus confortés dans l’idée qu’aucune mesure drastique ne s’impose. Les deux groupes ont changé leurs opinions vers les extrêmes, donc l’information provoque la polarisation… 

©Time Magazine

Dans votre précédent livre, The Optimism Bias, vous preniez l’exemple de la crise financière de 2008, en suggérant que notre biais d’optimisme pouvait en être responsable : « Particuliers, banquiers et politiques ont tous pensé que la situation pouvait tenir et ont ignoré les preuves du contraire », écriviez-vous. Diriez-vous la même chose pour la situation d’urgence climatique dans laquelle nous sommes aujourd’hui ? 

Le changement climatique se heurte à beaucoup d’obstacles, à la fois pour que les gens y croient et agissent. Il y a d’abord l’écart temporel, car il ne va pas affecter les générations présentes autant que les générations futures. Ensuite, on essaie de pousser les gens à agir en leur montrant tout ce qui peut arriver de terrible alors que les gens préfèrent ne pas penser à ce genre de choses. Et enfin, il y a le sujet du pouvoir – ou plutôt de l’absence de pouvoir – que chacun pense avoir à titre personnel pour lutter contre le réchauffement. Quand on parle de changement climatique, tous les problèmes liés à la difficulté de mobiliser les gens forment un « package ».

 

Peut-on considérer que le biais d’optimisme que nous avons à titre personnel ralentit le changement de société ? 

Nous avons un biais d’optimisme sur notre propre vie parce que nous pensons avoir le contrôle de notre futur, mais on ne retrouve pas ce biais sur des événements publics comme le changement climatique… Et votre question est un peu une question piège parce qu’en réalité cela peut aussi être motivant : si je suis une sportive qui s’entraîne pour les Jeux Olympiques, et que je crois que je peux remporter la médaille d’or, même cet objectif est irréaliste, j’ai plus de chances d’obtenir la médaille d’argent en croyant à cette médaille d’or. Le biais d’optimisme peut nous motiver à agir. Mais à mon sens, sur la question du changement climatique, le message doit être changé : au lieu de parler des catastrophes, ce qui pousse les gens à ne pas agir, nous devrions reformuler les choses pour parler davantage de ce qui peut être fait pour améliorer la situation, mettre en valeur les possibilités de progrès plutôt que celles de déclin.

 

Parce que la majorité d’entre nous sera plus réceptive à un tel message ? Les discours autour de la catastrophe sont mobilisateurs pour certains… 

On tend à penser que la peur peut bloquer : elle n’encourage pas toujours à l’activisme. L’activisme peut être encouragé quand vous pensez que vous pouvez faire de grandes choses : j’agis parce que je pense que je peux changer le monde.

 

Qu’est-ce-qui, dans notre cerveau, est fait pour prédire le futur ? 

Tout ! Dans la manière dont les neurones encodent les informations et y réagissent, tout est prédictif. Votre cerveau a toujours une longueur d’avance. Il prend une information, calcule la différence entre sa prédiction et cette information, et corrige. C’est valable pour tout. Par exemple, pour le cortex visuel : si je tourne la tête, je fais une prédiction sur ce que je vais voir, puis je reçois une information, et il y a soit une compatibilité, soit une différence, et je corrige, et ainsi de suite.

« Le cerveau entier est conçu pour prédire »

Le cerveau entier est conçu pour prédire, car c’est comme ça que nous survivons. Nous avons en permanence besoin de prédire quelques secondes à l’avance. Vous prédisez ce que je m’apprête à dire avant que je ne le dise. Pour chaque mot. Si je dis un mot bizarre, « éléphant » par exemple, c’est surprenant pour vous parce que vous ne pouviez pas le prédire…

 

Pour autant, nous ne savons pas penser le long terme… Comment l’expliquer ?

On prédit le court-terme. Les secondes à venir, puis les autres. Prédire un peu plus demande un peu plus d’efforts, et ainsi de suite. Vous savez, pendant longtemps, les humains n’ont vécu que quelques décennies : on vivait 30, 40 ans. Que l’on vive aujourd‘hui 80 ou 90 ans, c’est très nouveau. Et maintenant, on demande aux gens de prédire non seulement leur vie, mais des centaines d’années. Or on n’est pas fabriqué pour ça. Le cerveau est surtout fabriqué pour que notre organisme survive et pour transmettre nos gènes, pas forcément pour concevoir le contexte pour qu’il soit meilleur pour les générations à venir.

 

Les neurosciences sont de plus en plus utilisées par les entreprises pour mieux comprendre et prédire les comportements des utilisateurs, dans l’idée de mieux les transformer en consommateurs plus ou moins accros. Avons-nous raison de nous inquiéter ?

C’est vrai, surtout en ce qui concerne l’addiction aux réseaux sociaux. Ils utilisent tous les principes que nous connaissons très bien, comme le système de récompense et la façon dont les gratifications immédiates peuvent changer vos actions… Twitter, par exemple, est conçu selon les principes que nous savons être les plus « déclencheurs » dans le cerveau. La façon dont toutes les entreprises numériques utilisent la recherche pour ce genre de choses m’inquiète beaucoup. Mais celle-ci peut aussi être utilisée plus positivement : pour que les gens mangent plus sainement, fassent plus de sport, prennent soin de leur bien-être… Les connaissances doivent être partagées, vous ne pouvez pas faire de la science dans votre coin simplement par peur que certains les utilisent mal. Notre job, c’est faire de la science, et de la partager. Celui des décideurs politiques, c’est de s’assurer de la façon dont les entreprises l’utilisent, et s’il y a des conséquences négatives, sur la santé mentale des adolescents par exemple, d’agir en conséquence.

 

Sachant que certains neuroscientifiques travaillent directement pour ces entreprises…

Oui, des entreprises comme Facebook et Google ont même leurs propres équipes dédiées aux neurosciences. Certains de mes étudiants sont allés travailler pour elles, pour Google notamment. Et cette idée d’utiliser les neurosciences et les sciences comportementales fait son chemin : les entreprises ont maintenant des « Chief Behavioral Scientists »…

 

Une dernière question au sujet du biais d’optimisme. Vos recherches montrent qu’il est universellement partagé. Les différences culturelles ne jouent-elles pas tout de même ? Les Français ne sont pas réputés pour leur optimisme… 

Si je vous demande de prédire la probabilité que certaines choses surviennent, et que je compare le résultat à la probabilité réelle, j’observe les mêmes effets que dans tous les pays. Ce qui est différent, c’est la façon dont les gens se perçoivent en tant qu’optimistes ou non. 

« En France, c’est considéré comme positif d’être pessimiste »

En France, c’est considéré comme positif d’être pessimiste, donc les gens se déclarent pessimistes… Mais ce biais d’optimisme ne concerne que le futur, pas la façon de voir le passé ou le présent. Il n’empêche pas de râler sur sa situation présente…

 

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