Chronique 

Face aux catastrophes annoncées, la photographie peut-elle encore nous faire réagir ?

Pierre Haski

Pierre Haski

L’art peut-il nous faire réagir là où les rapports du Giec sur le climat, les bilans annuels d’Amnesty international ou les discours politiques échouent ? La question est posée par le photographe Philippe Chancel, qui expose aux Rencontres d’Arles.

« L’art comme seule échappatoire au désastre ? » Le point d’interrogation est l’unique note d’optimisme, minuscule, dans cette belle église désaffectée des Frères-Prêcheurs, à Arles. La question est posée par le photographe Philippe Chancel, qui expose aux Rencontres d’Arles le fruit d’une quête de quinze ans sur tous les continents, à la recherche des fractures de notre monde. Politiques, sociales, économiques, écologiques, territoriales, celles-ci sont nombreuses, et, si le verdict de l’artiste ne nous remplit pas d’espoir sur l’état, et donc l’avenir, de l’humanité, elles fournissent la matière à un travail d’envergure réussi.

Quel est le point commun entre les images des quartiers nord de Marseille et celles, impressionnantes, des chorégraphies de masse en Corée du Nord ? Entre le delta du fleuve Niger et la ville de Flint, aux Etats-Unis ? Entre les séquelles du tsunami de 2011 au Japon et les blocs de béton anti-attentats à Kaboul ? Ces fractures de notre planète sont autant de signes du dérèglement auquel nous ne savons plus faire face.

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Des passerelles entre les cassures

Le travail de Philippe Chancel établit des passerelles entre ces cassures, relie la crise climatique à la société de surveillance par le « big data » (qui donne son nom à l’exposition, « Datazone »), les effets d’un aménagement du territoire au sentiment d’impuissance face aux forces de la nature, la criminalité en milieu urbain au bonheur ambigu d’une société totalitaire… La photographie donne une cohérence vertigineuse à ces nombreux craquements, quand des milliers de pages d’analyses émanant d’organismes internationaux peinent à nous communiquer le sens de l’urgence.

On pourrait certes aussi imaginer un tour du monde des gens heureux, des situations en progrès, ou des guerres, sinon effacées, du moins surmontées. Mais comment ne pas voir que le monde de Philippe Chancel a le potentiel pour faire s’écrouler tout l’édifice fragile sur lequel nous vivons ? Si l’artiste s’en tient au constat, il désespère aussi de notre inaction, de notre apathie, et du fait que, derrière les discours alarmistes ou compassionnels, se cachent encore trop d’intérêts à court terme, ou d’ambitions inassouvies.

Témoigner contre l’indifférence

On retiendra une image entre toutes, un cauchemar. Une main plongée dans l’eau d’un lac scintillant au soleil couchant, et qui en ressort noire, couleur pétrole. Nous sommes dans le delta du fleuve Niger, au Nigeria, géant d’Afrique, où la « malédiction du pétrole » n’a jamais mieux trouvé son illustration. Le sort des populations ogoni a été popularisé en son temps par l’écrivain Ken Saro-Wiwa, exécuté en 1995 pour avoir pris la défense de ses concitoyens face à l’exploitation pétrolière. Aujourd’hui encore, le mariage des multinationales du pétrole et d’un « Etat irresponsable, corrompu et complice », selon les termes de Philippe Chancel, ruine l’avenir d’une région.

L’art peut-il nous faire réagir là où les rapports du Giec sur le climat, les bilans annuels d’Amnesty international ou les discours politiques échouent ? Ou, pour poser la question différemment : qu’est-ce qui nous fera réellement bouger face aux menaces existentielles que nous laissons prospérer ? Philippe Chancel ne se fait pas d’illusion, lui qui explique, dans un « prologue/épilogue » à son exposition, qu’il entend les cassandres tirer la sonnette d’alarme – en vain.

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« Je suis allé dans des endroits sensibles fixer des images, manière pour moi de témoigner que je vis, hélas, dans ce monde-là et de lutter contre le romantisme noir qui, trop souvent, montait en moi. »

Témoigner, c’est déjà beaucoup dans un monde gagné par trop d’indifférence.

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