La nature prend son temps...
comme cette publicité !

69 ans après l'avoir condamné pour homosexualité, l'Angleterre choisit Alan Turing pour figurer sur les billets de 50 £

Angleterre
Evasion vidéo en chargement
Vidéo GEO : Que signifient les couleurs du drapeau LGBT ?

Génial pionnier de l'informatique, héros de la Seconde Guerre, Alan Turing avait été condamné à la castration chimique en 1952. Brisé, il s’était suicidé en avalant une pomme empoisonnée. Aujourd’hui, son pays le réhabilite en affichant son portrait sur les billets de 50 £.

Partager sur :

La suite sous cette publicité
La nature prend son temps...
comme cette publicité !

Un gamin de 13 ans qui parcourt 90 kilomètres à vélo pour venir à l’école parce que le pays est immobilisé par la grève des transports et qu’il a peur de rater la rentrée au collège, on n’avait jamais vu cela ! L’exploit mérite bien un article dans la presse locale. C’est pourquoi le rédacteur en chef du journal de Sherborne (sud de l’Angleterre) a dépêché un de ses reporters à la public school pour faire l’interview du jeune phénomène. A présent, le journaliste, carnet de notes et crayon en main, retranscrit les réponses de la vedette du jour, un adolescent un peu fluet, au regard perdu dans le lointain, et qui paraît bien étonné de l’attention qu’on lui porte.

Le lendemain, le journal local publie une brève en pied de page relatant ses prouesses. Ces quelques lignes sont les premières jamais écrites à propos d’Alan Turing. Issu de la middle class anglaise, Alan montre très tôt des capacités intellectuelles exceptionnelles. Il n’a que trois ans, lorsqu’il chipe le manuel de lecture de son grand frère et entreprend de le déchiffrer. Il fixe durant de longs moments les caractères dessinés sur les pages cherchant à percer le mystère de leur signification. Ses proches s’amusent à le voir s’acharner avec autant d’application. Il regarde les images, pense-t-on. En fait, le petit Alan confronte les mots et les images, pour repérer les répétitions de sonorités. C’est comme un jeu pour lui, un code secret qu’il faut découvrir. Par déduction logique, il comprend les associations de lettres… Moins d’un mois plus tard, sans avoir reçu la moindre aide de qui que ce soit, il sait lire !

La suite sous cette publicité
La nature prend son temps...
comme cette publicité !
La nature prend son temps...
comme cette publicité !

Cette précocité, malgré tout, le dessert lors de sa scolarité et il devient vite le souffre-douleur de ses camarades. De toute façon, Alan s’ennuie à l’école. Il lui tarde d’intégrer le collège. Il est inscrit à la Sherborne School, un établissement réputé mais situé à 90 km de chez lui. Le jour de la rentrée, une grève des transports éclate. Un autre élève aurait peut-être sauté sur l’occasion pour grappiller quelques jours de vacances, mais Alan est tellement impatient de se retrouver au milieu des autres étudiants, d’apprendre, de découvrir, qu’il enfourche sa bicyclette en se met en route.

Au collège, cependant, son excentricité le marginalise une fois de plus. Tête de Turc des étudiants, Alan n’a qu’un ami : un grand garçon, maigre comme un loup, blanc comme un spectre, et d’un an son aîné. Il s’appelle Christopher Morton et, pour la plus grande joie d’Alan, il possède un télescope. Après les cours, les deux garçons passent des heures à scruter le ciel et à explorer les mystères de l’univers. Christopher partage avec Alan la passion des sciences, des mathématiques et est attiré par les théories révolutionnaires de la physique quantique. Les deux adolescents dévorent les publications d’Einstein. Alan n’a que 16 ans, mais avec l’aide de son ami, il parvient à extrapoler la loi du mouvement que le savant allemand vient d’énoncer. Hélas, Christopher atteint d’une forme rarissime de tuberculose – un mal qui explique sa maigreur et sa pâleur – doit souvent partir en cure de soins. Pendant les absences de son ami, Alan se retrouve plus abandonné que jamais. Le 13 février 1930, Christopher succombe à la maladie. Il avait 19 ans. La peine d’Alan Turing est immense, grande comme un chagrin d’amour…

La suite sous cette publicité
La nature prend son temps...
comme cette publicité !

Il imagine l'ancêtre de l'ordinateur moderne

L’année suivante, Alan Turing intègre le King’s College de Cambridge où il s’étourdit dans le travail et l’effort physique. Toute la journée, il étudie, et quand il n’étudie pas, il rame, il court… Il s’épuise à l’aviron ou à la course à pied. Lors de l’été 1935, après une de ces longues courses à vélo à travers la campagne, Alan s’allonge dans un champ. La tête dans l’herbe, les yeux tournés vers le ciel, il commence à imaginer un “engin universel”, une sorte de cerveau électrique, un super calculateur… Il se met au travail dès son retour. Difficile de résumer en quelques mots, les principes de la machine que construit Alan Turing, mais elle est sans conteste l’ancêtre des ordinateurs modernes.

La suite sous cette publicité
La nature prend son temps...
comme cette publicité !
La nature prend son temps...
comme cette publicité !

En 1938, Alan Turing a 26 ans. La communauté scientifique du monde entier connaît désormais son nom et ses travaux. Un soir d’octobre, le jeune homme s’accorde une pause et se rend dans une salle de cinéma de Cambridge pour assister à la projection d’un tout nouveau genre de film : un long-métrage de dessins animés. Blanche-Neige et les sept nains, le chef d’œuvre de Walt Disney, l’enthousiasme au de-là de tout ce qu’on peut imaginer. Les yeux écarquillés, il suit les aventures de la princesse aux cheveux d’ébène, au teint blanc et aux lèvres rouges sang. Il rit aux péripéties des sept nains, et suit un à un les gestes de la sorcière plongeant la pomme dans le chaudron de poison. Comme un gosse, Alan Turing est fasciné par la scène de la princesse qui mord dans le fruit et qui s’effondre sur le sol. Les jours suivant, dans son laboratoire, on entend Alan Turing siffler l’air des sept nains rentrant du boulot à la queue leu leu, fredonner “un jour, mon Prince viendra”, ou encore la rengaine de la sorcière : “Plonge la pomme dans le brouet… Et laisse le sommeil de mort l’imprégner…

La suite sous cette publicité
La nature prend son temps...
comme cette publicité !

Lorsque éclate la Seconde guerre mondiale, Alan Turing est affecté au centre du chiffre et du code de Betchley Parc, à 80 kilomètres de Londres. Il travaille au cœur d’une ruche de douze milles scientifiques anglais, polonais et français. Leur priorité : percer le fonctionnement de la machine de cryptage allemande Enigma. Les capacités de l’engin du Reich sont faramineuses : pour chaque message, elle permet 10 puissance 22 possibilités de codage. Casser ce code parait impossible. Il avait suffi d’un mois à Alan Turing pour apprendre à lire, il lui faudra un an pour découvrir les secrets d’Enigma.

A partir du moment où ils peuvent lire les messages et donc prévoir les mouvements allemands, les Alliés jouissent d’un avantage formidable. Les historiens estiment aujourd’hui que sans la découverte capitale d’Alan Turing, l’Angleterre aurait peut-être fini par capituler, étouffée par le blocus allemand. Après la guerre, le jeune savant reprend ses recherches, tout en travaillant pour son pays. Il est, par exemple, chargé de mettre au point une machine inviolable qui permet à Churchill de communiquer en toute sécurité avec le président des Etats-Unis, Théodore Roosevelt. Mais bientôt un rapport inquiétant arrive sur le bureau du chef des services de renseignements britanniques. Alan Turing y est décrit comme un excentrique. Qu’il soit la risée de son voisinage quand il se promène à vélo le visage protégé d’un masque à gaz parce qu’il craint le rhume des foins, n’est pas bien grave. En revanche, ses mœurs posent problème à ses supérieurs. Des agents l’ont suivi alors qu’il se rendait dans certains bars, ou certaines plages, où les garçons vont pour rencontrer d’autres garçons. Dans l’Angleterre de l’Après-guerre, avoir des relations sexuelles avec une personne du même sexe est considéré comme un crime. Turing ramène un soir un certain Arnold Muray chez lui, qui en profite pour organiser un cambriolage chez le savant. Arrêté par la police, le petit voyou tente de se disculper en dénonçant Turing pour homosexualité. Lorsque les hommes de Scotland Yard se rendent chez Alan Turing, pour lui annoncer qu’il est sous le coup d’une enquête pour “indécence manifeste et de perversion sexuelle”, le savant sourit et invite les policiers à entrer. Il leur offre même du vin. Interrogé, il reconnait avoir eu des relations avec lui. Pire : Devant les policiers médusés, Alan Turing rédige une confession de cinq feuillets décrivant par le menu ses ébats avec Murray. S’imagine-t-il que les temps ont changé depuis la condamnation d’Oscar Wilde ? Pense-t-il que les mentalités ont évolué et sont prêtes à accepter l’homosexualité ? Si c’est le cas, il se trompe lourdement.

La suite sous cette publicité
La nature prend son temps...
comme cette publicité !
La nature prend son temps...
comme cette publicité !

La castration chimique, seule issue pour poursuivre ses travaux

Alan Turing est convoqué au tribunal le 31 mars 1952. L’affaire de “la Reine contre Turing” est rapidement jugée. Le verdict tombe : Alan Turing est condamné à la prison ferme. “Vous pouvez cependant éviter l’emprisonnement, lui indique le juge. A la condition de vous soumettre à une organothérapie, autrement dit une castration chimique. C’est un traitement qui réduira votre libido et qui pourra peut-être réorienter votre sexualité. Vous serez également soumis à une période probatoire d’un an…”

C’est la solution que choisit Alan Turing pour pouvoir poursuivre ses travaux. Quelques jours plus tard, il se rend dans un hôpital de Londres pour y subir la première injection d’œstrogènes. Une aiguille qui s’enfonce dans une veine. Une pression sur le piston de la seringue. Des hormones qui s’infiltrent dans le sang… Voilà comment on détruit un des plus grands génies de l’humanité. Les effets du traitement ne se font pas attendre et bientôt Alan Turing ne ressent plus aucun désir sexuel. Il ne va plus rôder dans Oxford Street. Mais il n’enfourche plus non plus sa bicyclette pour des longues balades dans la campagne anglaise. Finis également la course à pied et l’aviron. Seul son travail continue de l’accaparer. Parfois dans son laboratoire, penché sur ses travaux, il se prend la tête entre les mains. Il bute sur un problème. Sa mémoire flanche ou la concentration lui manque. Il n’a que 42 ans et il a peur que les hormones qu’on lui injecte dans les veines lui rongent le cerveau. Souvent, seul chez lui, il contemple son visage dans un miroir, cherchant les signes avant-coureurs de la dégénérescence. Ce qu’il peut observer en tous cas, c’est la métamorphose de son corps due aux œstrogènes. Le voilà obligé désormais de porter des chemises et des pulls larges pour cacher des rondeurs féminines.

La suite sous cette publicité
La nature prend son temps...
comme cette publicité !

Alan Turing s’enfonce dans la dépression. Au printemps 1954, il se rend dans une fête foraine. Il déambule entre les baraques colorées et les manèges bruyants. Avisant la caravane d’une diseuse de bonne aventure, il pousse la porte… Que vient-il chercher ici, lui un scientifique ? Mystère. Mais le savant rentre chez lui l’air consterné. Il n’adresse plus la parole à personne et s’enferme dans le plus profond mutisme.

Le 7 juin, jour de la Pentecôte, Alan Turing est seul chez lui. Il prépare une solution de cyanure. Puis il va chercher une pomme… Fredonne-t-il à nouveau la chanson de la sorcière de Blanche-Neige ? “Plonge la pomme dans le brouet… Et laisse le sommeil de mort l’imprégner…” Quoi qu’il en soit, quelques instants plus tard, il injecte le poison dans le fruit, se rend dans sa chambre et s’allonge sur son lit. Dans sa main, il tient la pomme empoisonnée. A quoi pense-t-il dans ce moment tragique ? Est-ce l’image de la princesse aux cheveux d’ébène, à la peau blanche comme la neige et aux lèvres couleur de sang qui s’impose à lui ? Ou revoit-il le visage de Christopher, le télescope, les feuilles couvertes de calculs ? Il porte le fruit à sa bouche. Ses lèvres s’entrouvrent, puis ses dents croquent la chair mortelle du fruit… Les yeux d’Alan Turing se ferment pour ne plus jamais s’ouvrir. Un génie à l’égale de Galilée, Newton ou Einstein vient de mourir dans la plus grande solitude, dans le plus grand désespoir.

La suite sous cette publicité
La nature prend son temps...
comme cette publicité !
La nature prend son temps...
comme cette publicité !

Le lendemain, vers 17 heures, la femme de ménage arrive chez le savant. Elle rentre des courses et a les bras chargés de provisions pour la semaine. En arrivant devant la grande bâtisse de briquettes rouges, elle est prise d’un pressentiment : pourquoi toutes les lumières de la maison sont-elles allumées ? Elle se précipite. La porte ouverte, une odeur de chimie la prend à la gorge. Elle dépose ses sacs dans l’entrée, et monte directement dans la chambre d’Alan Turing et se fige. Il est allongé sur le lit, et ne bouge plus. Un affreux cadavre au teint de cendre, la bouche ouverte sur un affreux rictus, une écume blanchâtre coulant à la commissure des lèvres. Au pied du lit, elle aperçoit une pomme croquée…

La police, alertée, arrive rapidement sur les lieux. Certains ont imaginé que les services secrets britanniques avaient pu assassiner Alan Turing et mettre en scène ce suicide abracadabrant. L’enquête démontre formellement le contraire. Ethel Turing, sa mère inconsolable, incapable d’admettre que son fils avait pu mettre fins à ses jours, a émis l’hypothèse d’un accident : Alan était très négligent, il rangeait les produits chimiques nécessaires à ses travaux n’importe où dans la maison. Il aura entreposé le cyanure avec les fruits… provoquant ainsi l’irréparable. La vérité est aussi simple qu’incroyable : Alan Turing s’est bel et bien donné la mort, en croquant une pomme empoisonné comme l’héroïne du film de Walt Disney. Cela ressemble bien à la personnalité fantasque et extraordinaire d’Alan Turing.

La suite sous cette publicité
La nature prend son temps...
comme cette publicité !

Un savant génial longtemps tombé dans l'oubli

Le 12 juin 1954, le corps d’Alan Turing a été incinéré au crématorium de Manchester, et ses cendres ont été dispersées sur la pelouse du jardin du souvenir… Pas de tombe, pas de plaque. Il ne reste rien d’Alan Turing. Le lendemain, le grand quotidien britannique a signalé la disparition du savant. Ces vingt-six lignes sur une seule colonne seront le seul hommage à l’homme qui a inventé l’ordinateur, et dont les historiens pensent qu’il a, à lui seul, écourté la Seconde guerre mondiale de deux années, en permettant de déchiffrer le code Allemand. De fait, il faudra attendre longtemps avant que le génie d’Alan Turing soit reconnu, et que sa mort soit dénoncée. Ce n’est qu’en 2014, après une campagne pour la réhabilitation du savant, menée par des scientifiques britanniques, que la reine d’Angleterre a gracié Alan Turing. Au moment de renouveler une partie de ses billets, la Banque d’Angleterre a lancé une vaste consultation publique, demandant aux Britanniques quels scientifiques leur semblaient dignes d’orner les futures livres sterling. En six semaines, la Banque a reçu 227 299 propositions désignant 989 savants. Un comité d’experts a ensuite établi un liste restreinte avant que le gouverneur de la bande ne prenne la décision finale. Les coupures de 50 £ seront ornées du portrait d’Alan Turing.

La suite sous cette publicité
La nature prend son temps...
comme cette publicité !
La nature prend son temps...
comme cette publicité !

Une décision saluée par la fondation Peter Tatchell de défense des droits des homosexuels, qui a souligné qu'Alan Turing devenait “la première personne LGBT à figurer sur un billet de banque» dans le pays.”

A lire aussi :

Nazis et occultisme : aux sources d'un fantasme
Nazisme : "Mein Kampf" ne fut pas leur seule "Bible"
Ces Allemands qui s'opposèrent au nazisme (1920-1933)

Ne manquez aucun article en vous abonnant à GEO sur Google News
Outbrain

THÈMES ASSOCIÉS À L’ARTICLE

Outbrain
La suite sous cette publicité
La nature prend son temps...
comme cette publicité !

À DÉCOUVRIR SUR LE MÊME THÈME

DR