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ReportageMonde

À Bali, bronca contre un gigantesque projet d’îles artificielles​

​Depuis six ans, des milliers de Balinais manifestent contre un immense projet de complexe touristique dans la baie sacrée de Benoa. Associations environnementales, artistes ou riverains s’insurgent contre la création d’îles artificielles vastes de 700 hectares, et contre le tourisme de masse.

  • Bali (Indonésie), reportage

Au milieu de la baie de Benoa, au sud de Bali, deux monuments en pierre sculptée sortent de l’eau. Pour la plupart des touristes qui les aperçoivent depuis l’autoroute surplombant la baie, ce ne sont que deux poteaux. Mais dans la culture hindouiste, c’est un temple sacré : le Muntig Prapat Menceng. Les habitants viennent s’y recueillir en bateau, sa base est recouverte d’un tissu jaune et des offrandes en feuilles tressées sont encore posées dessus. « Pour nous, cette baie est sacrée, elle l’a toujours été », explique Ketut Sukadana, représentant de la communauté de Kalan, l’un des douze villages traditionnels installés le long de la baie. « Après les crémations, nous mettons les cendres de nos défunts dans l’eau. Dans notre culture, tout doit retourner à l’océan, c’est une question d’équilibre », détaille ce père dont la famille est installée ici depuis plusieurs générations.

Un temple hindou dans la baie de Benoa.

On dénombre une quinzaine de temples disséminés dans la baie de Benoa, d’envergure différente. Tous sont menacés par le projet d’îles artificielles Nusa Benoa, porté par la société TWBI, propriété de l’homme d’affaires indonésien Tomy Winata. L’idée est de créer douze îlots d’une superficie totale de 700 hectares au milieu des eaux de la baie, qui pour l’instant sont essentiellement parcourus par les locaux. Un complexe touristique d’au moins 2.000 chambres réparties entre hôtels de luxe et chalets au bord de la mangrove, avec en prime parc d’attractions et golf. Loin de détruire la baie, l’entreprise de Tomy Winata promet de la « revitaliser ». Sur son site, elle promeut un concept écologique et « des infrastructures durables ». Le magnat de l’immobilier travaille d’ailleurs son image depuis longtemps. Il est notamment à l’origine du Mangrove Care Forum et s’est offert comme ambassadeur le footballeur portugais Cristiano Ronaldo.

« Tout ça n’est que de l’écoblanchiment ! » s’indigne Wayan Gendo Suardana, le coordinateur du mouvement ForBali, un consortium d’associations et d’habitants rassemblant des milliers d’opposants au projet d’exploitation de la baie de Benoa. « Quand les investisseurs arrivent ici, ils ne pensent pas à l’aspect sacré de l’endroit, ils ne pensent qu’aux bénéfices ! » Selon le porte-parole du mouvement, avocat de profession, la zone est stratégique pour les promoteurs : elle est située au cœur du « triangle d’or du tourisme » avec, à l’Ouest, l’unique aéroport de Bali et la très fréquentée station balnéaire Kuta, au Nord, la chic ville de Sanur avec ses allées entières de boutiques et, au Sud, le Tanuyng Benoa, le centre des sports nautiques de l’île. Selon Wayam Gendo, « cet emplacement a un autre atout : les promoteurs veulent y développer une stratégie sunset-sunrise. C’est-à-dire qu’ils prévoient de surélever le niveau du sol des îles artificielles de 6m25 par rapport au rivage ; à cela vous ajoutez la hauteur d’un immeuble et vous obtenez le seul endroit de l’île où l’on pourra voir, sans bouger, à la fois le lever et le coucher du soleil. Si vous êtes un touriste et que je vous propose ce genre de prestations, voudrez-vous aller ailleurs ? », interroge le Balinais à la voix posée, investi dans différents mouvements sociaux depuis 1995.

Même polluée, la mangrove reste une zone de migration pour les oiseaux

« On se croirait en Amazonie », glisse dans un sourire I Made Juli Untung Pratama alors que le bateau navigue dans la mangrove qui borde l’étendue d’eau. Le jeune homme est directeur de Walhi Bali, la principale organisation de défense de l’environnement sur l’île. Ici, la mangrove est l’une des plus développées d’Asie du Sud-Est. Même polluée par des monticules de déchets plastiques, elle reste une zone de migration pour les oiseaux qui y trouvent, grâce aux marées, de quoi se nourrir. Cinq rivières et de nombreux ruisseaux se jettent ici et l’océan y pénètre par l’Est. Des milliers d’habitants y vivent de la pêche et du mekekarang, le ramassage traditionnel des coquillages. « Si les investisseurs développent ce projet touristique, on ne pourra plus faire tout ça. La baie deviendra privée et nous n’aurons plus d’espace pour travailler. La baie doit continuer d’appartenir au peuple », plaide I Made Juli Untung Pratama.

La mangrove est l’une des plus développées d’Asie du Sud-Est.

La poldérisation de la baie fait aussi craindre à certains Balinais une érosion accélérée et la montée des eaux. Dans le petit village de Kalan, les premières maisons jouxtent la mangrove. « Quand il pleut beaucoup, l’eau monte déjà jusqu’à l’intérieur de mon salon », raconte une habitante en montrant une marque sur un mur. « La dernière fois j’ai perdu six de mes porcs à cause de la crue. Avec la construction de ces nouvelles îles, le niveau de l’eau va monter et j’ai peur de mourir noyée dès qu’il va pleuvoir. » Comme ses voisins, comme le prêtre du village, comme les pêcheurs des environs, cette habitante s’affiche contre le projet d’exploitation qui prévoit des constructions touristiques sur 75 % de la baie.

Dans chaque village alentour, des collectifs ont vu le jour. Depuis que les premières informations sur le projet ont filtré en 2013, le mouvement a pris de l’ampleur : ONG, musiciens, avocats, étudiants, professionnels du tourisme… La contestation est protéiforme. Depuis six ans, ForBali organise des manifestations au moins une fois par mois, souvent devant le bureau du gouverneur dans la ville de Denpasar. Rencontrée lors d’une de ces manifestations, en mai dernier, Mira, jeune Balinaise engagée dans le combat depuis des années, dénonçait alors le manque de réaction des autorités locales : « Le gouverneur continue de prétendre qu’il n’a jamais entendu parler d’une quelconque opposition. » Selon elle, le mouvement n’est pas assez médiatisé par les principaux canaux d’informations, « c’est pour ça qu’on a recours à notre propre média et surtout aux réseaux sociaux ».

Lassés par les voitures envahissantes, les Balinais s’élèvent contre le tourisme de masse

Une mobilisation 2.0 qui semble fonctionner : plus de 126.000 internautes sont abonnés à la page Facebook Bali Tolak Reklamasi (Bali rejette la conquête de la baie). Jerinx, l’une des figures du mouvement et batteur du groupe pop Superman is dead, possède un réseau de diffusion considérable avec 110.000 abonnés sur Instagram. « C’est aussi pour ça que ça marche ! » admet Wayan Gendo Suardana, le coordinateur du mouvement ForBali.

Mira et ses amis lors d’une manifestation contre le projet d’assèchement de la baie de Benoa.

« Puisque des musiciens célèbres en parlent, que des artistes participent, ce n’est pas honteux d’en parler ! C’est devenue une contestation abordée en famille, entre amis et chacun participe à hauteur des ses capacités. » Dans les rangs de la manifestation de mai, on a croisé un graphiste — qui a dessiné les plans des temples de la baie pour le dossier à remettre aux autorités — un avocat qui a intégré la section juridique du mouvement ou un enseignant et sa femme enceinte venus pour dire « stop au tourisme de masse à Bali ». Car derrière l’opposition au projet Nusa Benoa monte une colère plus large contre le tourisme qui envahit l’île. À la fin des années 1960, le régime de Soeharto a choisi de faire de Bali la destination touristique d’Indonésie. « Dans les années 80, 90 et même 2000, c’était génial, on a vu l’essor de Bali », raconte Dany, guide touristique à Kuta. « Mais maintenant c’est trop. Trop de déchets, trop de voitures, trop de motos. Les rues sont bondées, les plages aussi. On perd l’âme de Bali. » En 1969, Bali accueillait annuellement 86.000 touristes, aujourd’hui 183 fois plus. Avec quelque 15,8 millions de touristes en 2018, l’île est de loin la plus fréquentée de l’archipel indonésien.

En six ans, le permis d’implantation, préalable à toute demande de permis de construction, est arrivé à son terme deux fois avant d’être reconduit par les autorités. En août dernier, les membres de ForBali pensaient avoir gagné quand l’autorisation a expiré. C’était sans compter la volte-face du ministère des Affaires maritimes qui a octroyé un nouveau permis en novembre, relançant ainsi toute la procédure. Une commission centrale étudie en ce moment à Jakarta les dossiers déposés par les deux camps en vue de valider ou non l’AMDAL, l’étude d’impact environnemental. Si Tomy Winata obtient ce document, Wayan Gendo en est sûr, « le projet a 100 % de chance de voir le jour ».

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