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Sprechen-vous das français?

La planète est parcourue par un énorme réseau de frontières linguistiques, qui bougent, sont plus ou moins ouvertes et peuvent être des champs de bataille. Que se passe-t-il dans ces zones de contact?

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Dessin original de Matthias Rihs pour Le Temps

Limites des langues, langues des limites. Chaque mardi de l'été, «Le Temps» raconte ces idiomes qu’on invente, ceux qui sont fous, ceux qui se mélangent.

Episodes précédents:

On peut y arriver par le sud, par Delémont. On peut aussi y venir depuis l’est. A Laufon, prenez la direction de Kleinlützel. Là, une magnifique route frontalière qui joue à saute-mouton entre Suisse et France, constellée de panneaux de signalisation indiquant Pruntrut (so sagt man «Porrentruy» auf Deutsch), vous y amènera. Où ça? A Ederswiler, un joli petit village de 120 habitants: on y trouve un restaurant (le Rebstock), une chapelle (la St. Anna-Kapelle).

On y parle suisse-allemand, mais on se trouve bien dans le Jura: Ederswiler en est la seule commune germanophone, devenue jurassienne par le jeu complexe des plébiscites qui ont mené à la création du canton. La cohabitation se passe bien: ici, la plupart des habitants sont bilingues, les écoliers apprennent le français, l’administration cantonale fait son maximum pour traduire les textes les plus importants.

Pas des murailles de Chine

La frontière linguistique est toute proche: elle suit la ligne de crête qui mène à Movelier (à 4 minutes en voiture). Ça n’a pas toujours été le cas. Autrefois, l’allemand s’étendait bien plus loin dans le Jura: un célèbre restaurant de Delémont, le Bœuf, s’appelait encore Zum Ochsen au début du XXe siècle. L’auteur de ces lignes se souvient que, jusque dans les années 1980, une pharmacie de la vieille ville du chef-lieu portait encore sur sa façade, en grosses lettres de fer, le mot Apotheke. Autant de signes d’une répartition ancienne beaucoup plus large de l’allemand – que l’on explique entre autres, disent les historiens, par l’implantation au XIXe de paysans germanophones et par l’industrialisation de la région.

Les frontières linguistiques ne sont pas des murailles de Chine. Elles bougent. Elles peuvent même être programmées pour: en Belgique, la loi de 1921 établissant le parcours du partage des langues entre Wallons et Flamands prévoyait dans son application que celui-ci pouvait être réévalué tous les dix ans. Sur le terrain, ces frontières peuvent être des lieux de conflit – le discours du Rassemblement jurassien de Roland Béguelin faisait de la défense de la francophonie un de ses arguments centraux.

Mais les limites peuvent aussi être des lieux de porosité, d’échange, de créolisation, de polyphonie. Exemple parmi d’autres: les linguistes sont toujours frappés par la situation de Tanger, ville marquée s’il en est par les successions de pouvoirs: on y parle le tarifit, l’arabe marocain, l’espagnol, le français, l’anglais – cas emblématique de dissolution des frontières.

L’essor du portuñol

Faisons un autre saut de puce, à juste 9000 kilomètres au sud-ouest de Delémont. Disons quelque part entre Barra do Quarai et Bella Unión, à la confluence du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay. Là, une nouvelle langue a fait son apparition de part et d’autre de la frontière linguistique: le portuñol. Les mauvaises langues disent qu’il s’agit d’espagnol prononcé avec l’accent portugais. Les linguistes y voient un pidgin (un hybride) subtil, et qui est en train de sédimenter.

La preuve? On écrit maintenant des romans en portuñol, comme Mar Paraguayo, de Wilson Bueno. Voici le début du deuxième paragraphe de ce texte: «Hoy me vejo adelante de su olhar de muerto […]» Les lusophones et les hispanophones y verront des échos étranges, une langue qui ne serait «ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre».

Revenons à Delémont. On peut encore y entendre, les soirs de lune noire, la phrase suivante: «Y a le fatre qui schlague la mouètre avec un schteckr.» Puisqu’on vous dit que les frontières sont poreuses.

Pour aller plus loin: Sara Cotelli, «Question jurassienne et idéologies langagières»; Christina Ossenkop et Otto Winkelmann, «Manuel des frontières linguistiques dans la Romania».