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Les dents de la mer, un effroi médiéval

EPISODE 3. Les films de requins reposent sur un motif obsessionnel, la mâchoire du squale. Cette gueule ouverte renvoie à une ancienne idée de l’enfer

Détail de «Belial et les démons», image du «Procès de Belial de J. de Therano», par Antonius Ruttel de Parmenchingen, 1450. — © Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Paris/leemage
Détail de «Belial et les démons», image du «Procès de Belial de J. de Therano», par Antonius Ruttel de Parmenchingen, 1450. — © Bibliotheque de l'Ecole des Beaux-Arts, Paris/leemage

Le roman «Les Dents de la mer» («Jaws»), qui a inspiré le film que l’on sait, a été publié il y a 45 ans. Depuis, plus de 120 films ont joué sur la terreur des squales. Cet été, «Le Temps» plonge sous l’eau, vers ces gueules menaçantes.

Steven Spielberg a souvent raconté l’anecdote. Début 1975, il ne connaissait pas le roman Jaws, de Peter Benchley. Lorsqu’il a vu un scénario traîner sur une table d’un bureau de production, intitulé Jaws («Mâchoires»), il s’est dit: «Ce doit être une histoire de dentiste.» Sur la base du seul mot-titre, à aucun moment l’idée d’un requin ne s’est imposée.

Dans les territoires francophones, le nom Les Dents de la mer enrichit le concept, puisqu’il évoque à la fois les mâchoires et l’océan. Mais il perd le mordant originel, avec cet unique et claquant concept, Jaws. De fait, en quatre décennies de films de requins, on observe que chez le squale, en termes de spectacle, seule compte la gueule agressive. Le corps du poisson assassin n’a aucun intérêt, sinon pour assurer la parfaite mécanique de cette «machine à tuer», comme moult scientifiques de pacotille le qualifient dans de nombreux films.

Il est extrêmement rare que le requin fasse des dégâts au moyen de ses nageoires. Son outil, son essence même, est sa mâchoire. Sans cette béance garnie de dents-rasoirs, cet extraordinaire dispositif à broyer, le requin n’est qu’un poisson parmi d’autres. Sa grandeur vient de son avide cavité, son insatiable appétit à engloutir les humains.

Sur un livre de photographies: Les dents de la mer selon Michael Muller

Une mâchoire qui vient du passé

Ce monstre vient des profondeurs, c’est évident, mais aussi du passé. La gueule qui dévore les hommes constitue un vieux motif chrétien. On trouve en ligne une intéressante thèse de Julie Gonzalez, Etude iconographique de la Gueule d’Enfer au Moyen Age. Origines et symboliques (Université de Pau, 2010-2015). Cette historienne analyse le thème visuel de la «Gueule d’Enfer», popularisé dès le XIIe siècle en Grande-Bretagne, puis dans l’ensemble de l’Europe.

C’est «sans conteste un des symboles les plus effrayants du monde infernal, très présent dans l’imagerie du haut Moyen Age et du Moyen Age central», écrit l’experte, qui ajoute quelques lignes plus loin dans son introduction: «Dépourvue de corps et de membres, la Gueule d’Enfer se limite à une tête.» Presque comme le requin cinématographique.

Lire aussi: Lorsque le Moyen Age se conjugue au présent

Les dangereuses profondeurs maritimes

Ensuite, lorsqu’elle analyse les formes de monstres imaginaires ayant été agglomérées pour façonner la «Gueule d’Enfer» – les crocs du serpent, entre autres –, l’auteure mentionne les mondes marins, «considérés comme le refuge de nombreux êtres malfaisants», et elle précise: «[…] des enlumineurs vont puiser leur inspiration dans le monde fantasmé des océans et donner à la Gueule d’Enfer un aspect pisciforme.» C’est-à-dire de poisson, ce qui nous ramène à l’île d’Amity des Dents de la mer.

Dans le film de Spielberg, après le choc provoqué par la tête massacrée sous l’eau découverte par les plongeurs, c’est bien l’apparition soudaine de la gueule du monstre qui constitue le point fort. C’est la taille de la mâchoire qui inspire à Brody – une réplique mythique improvisée par Roy Scheider, selon des témoignages non contredits: «Vous aurez besoin d’un plus grand bateau.»

Et voici les… «joues»

Douce est la plage et son sable, et pourtant… Le mot anglais jaw viendrait du français «joue»: on aurait déplacé le sens du terme, des bajoues bonhommes aux crocs belliqueux.

La «Gueule d’Enfer» s’inscrivait dans un dispositif visuel chrétien précis, elle contait l’inexorable et effroyable cheminement des pécheurs sur la carte des destinées, alors que non loin s’ouvre la douce véranda du paradis. Dans les années 1970, quand monte en puissance le tourisme de masse, Les Dents de la mer et son horreur venue des profondeurs envoient les nymphes émoustillées et les bellâtres gorgés d’hormones là où ils doivent aller: dans la gueule de l’enfer.

© Wikimedia commons
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