Edwy Plenel, enquête sur l'enquêteur

Il sort des affaires, fait tomber les puissants, sans craindre de jouer les procureurs : Edwy Plenel incarne le journalisme d’investigation à la française. Mais qui est vraiment le fondateur de Mediapart  ? Après quoi court-il ? Quelles sont ses méthodes  ? Sophie des Déserts a enquêté sur l’enquêteur.
Edwy Plenel

La raison a cédé début novembre dans un café de Hanoï. Edwy Plenel venait d’atterrir avec son épouse, la sociologue Nicole Lapierre, pour quelques jours de vacances. «  C’était un cadeau pour mon anni­ver­saire, confie-t-elle d’une voix douce. Nous avions prévu de souffler un peu. » Qu’il est dur parfois de partager depuis quarante ans la vie d’un homme qui entend secouer la presse et porter la vérité, combat­ de chaque instant, des premiers scoops au Monde dans les années 1980 jusqu’aux affaires Karachi, Cahuzac, Bettencourt révélées par son site Mediapart. Le journaliste est encore dans les brumes du décalage horaire quand il se découvre, sur son téléphone, en couverture de Charlie Hebdo. Il est là, réduit à un petit singe savant, sa célèbre moustache masquant tour à tour la bouche, les yeux, les oreilles avec ce titre ravageur sur fond rouge  : « Affaire Ramadan. Mediapart révèle  : on ne savait pas. » Et bam, Plenel accusé d’avoir négligé ou, pire, couvert les agissements de l’islamologue. La caricature est évidemment injuste  : aucune enquête menée sur Tariq Ramadan n’avait évoqué de violences envers les femmes jusqu’aux deux plaintes pour viol déposées à l’automne. Mais l’hebdo satirique a choisi de se payer le fondateur de Mediapart, ou plutôt ce qu’il représente à ses yeux  : un journaliste d’investigation devenu donneur de leçons, procureur idéologue jouant avec les lignes jaunes.
Charlie n’a jamais oublié cette sentence plénélienne prononcée le 22  janvier 2015, après le massacre de ses journalistes  : «  La haine ne peut pas avoir l’excuse de l’humour  », avait déclaré le grand Edwy au * Petit Journal*. Alors, d’un coup de crayon, la dessinatrice Coco se venge. Et Plenel suffoque dans la chaleur de Hanoï. Il dégaine ce tweet insensé  : «  L’affiche rouge de Charlie contre Mediapart. “Ils peuvent me haïr, ils ne parviendront pas à m’apprendre la haine”.*  »* Porté par ces mots du pacifiste Romain Rolland, le journaliste s’identifie carrément aux résistants traqués par le régime de Vichy. Et il enrage encore sur France Info contre une «  gauche égarée (...) qui trouve n’importe quel prétexte, n’importe quelle calomnie pour en revenir à une obsession  : la guerre aux musulmans ». Flambée sur les ondes  : Manuel Valls veut que Plenel et son site «  rendent gorge  » ; Franz-Olivier Giesbert, l’ex-patron­­ du Point, le traite de « troisième frère Kouachi » avant que L’Express ne l’accuse de « diviser la France ».

Edwy Plenel à son bureau au début des années 1990 (crédits : Antonio Ribeiro/Getty images)


C’est beaucoup pour un seul homme mais c’est ainsi  : Plenel met le feu, même du bout du monde. Il y a toujours eu autour de lui de l’ambiguïté et des tensions. Ses ennemis le jugent dangereux ; ses fidèles le disent victime d’un complot fomenté par tous ceux qu’il dérange : les puissants, les réacs, les jaloux du succès de Mediapart. Chacun veut qu’on le sanctifie ou qu’« enfin, on le démasque ». Mais il a tant de visages  : Edwy l’enquêteur, idole des écoles de journalisme ; Edwy l’humaniste, frère cathodique adorateur de Péguy et Césaire ; Edwy le start-upper, marathonien des tables rondes jusque dans la France profonde ; Edwy la ­menace­, bête noire et parfois complice des politiques.Aucun  journaliste ne suscite, depuis plus de trente ans, autant d’admiration et de haine. Les années filent, lui ne bouge pas. La moustache reste noire, implacable.Il paraît qu’on en rit à Media­part de ces bacchantes devenues presque un logo marketing. Certains se demandent si des teintures ne préservent pas la couleur d’origine. De petits dazibaos s’affichent dans les couloirs avec un Edwy disant  : « J’aurais voulu être Paul Newman. » On ne verra rien sur place ; Plenel nous attend à la porte devant ce petit immeuble du passage Brulon, non loin de la Bastille. Doudoune sans manches sur chemise bleue, son uniforme, il file avec un trousseau de clé à la recherche d’une salle de réunion vide. Il ne propose même pas un tour de la rédaction. Ici, ça bosse  : on a fait tomber Cahuzac en attendant de coincer ce « bandit » de Sarko – ça devrait arriver à force de chercher les preuves de ses financements libyens. On dénonce des prédateurs sexuels, l’écologiste Denis Baupin (l’enquête judiciaire a été classée sans suite), le député Jean Lassalle, mais aussi un entraîneur de motocross de Loire-Atlan­tique. On épingle des ministres de la Macronie, comme Florence Parly qui a gagné plus de 315  000  euros en 2017 pour cinq mois à la SNCF – rien d’illégal mais « honteux ». Et que dire de la secrétaire d’État Marlène Schiappa, redevable de 1 156 euros aux impôts, une taxe d’habi­ta­tion non payée avant d’entrer au gouvernement  ? «  On trouve ce qu’on cherche  », rappelle le général Moustache, comme le surnomment ses troupes. Dans l’ascenseur, il les salue d’un discret signe de tête. Ses petits yeux sont aux aguets, de tous les côtés, jamais vraiment en face. « Ici, il y a un côté village d’Astérix. On est indépendants et on en paie le prix. On fait tout nous-mêmes », glisse-t-il en ouvrant une salle. Voici un coin paisible. Edwy Plenel s’installe sur une chaise en plastique, front soucieux, mains sur la table, prêtes à l’inter­rogatoire. « D’accord pour vous parler, mais pas de vie privée, pas de petites phrases. Vous aimez les portraits, mais moi, je m’en méfie. » Les mots roulent, martèlent, précis, en quête de théorie  : «  C’est devenu une forme de fainéantise du métier, la personnalisation. Je suis contre. À force de psychologiser, on oublie la culture de l’enquête, on perd le sens.  » Il voudrait nous rééduquer, « il faut lire mes livres », une vingtaine d’ouvrages auxquels il renvoie sans cesse. Le Droit de savoir (Don Quichotte, 2013) par exemple, dans lequel il professe son engagement de journaliste au service d’une « radicalité démocratique ». Pas besoin de discuter, en somme  : la pensée plénélienne, gravée dans le marbre, est cohérente ; la pratique, c’est autre chose. Il tient à commencer par les chiffres, sortis d’un petit dossier. « Voilà les derniers résultats  : 140 000 lecteurs payants, plus de 1 3 millions d’euros de chiffre d’affaires, près de 2 millions de bénéfices. » Un modèle unique qui lui a valu, au printemps 2017, une invitation à l’université de Chicago. Enfin un demi-sourire  : «  Pas mal non  ?  »

Edwy Plenel et son épouse, Nicole Lapierre, sociologue, en 2008 (crédits : Patrick Box/Getty images)

« Qu’est-ce qu’il est beau, Villepin ! »

Mediapart, c’est l’histoire d’un succès bâti sur un échec. Fin 2005, Edwy Plenel part du Monde qui fut durant vingt-cinq ans sa maison, sa passion. Adieu sans discours, sans pot de départ, avec un gros chèque – 450 000 euros d’indemnités – obtenu, de son propre aveu, en menaçant de publier les salaires du comité de direction. « Ce fut d’une grande violence, lâche-t-il, avant de préciser avec ce souci méticuleux des dates : j’étais entré au Monde le 2 mai 1980. » La belle époque, percée dans la grande presse à 30 ans, après une décennie à la Ligue communiste révo­lutionnaire où Krasny – son pseudo – avait brillé par son intelligence vive et sa plume en lutte dans les ­colonnes­ de Rouge, le journal du parti. Déjà, il avait la moustache et Nicole, son roc. Cette fille de médecin juif polonais, rencontrée à la Ligue, a cinq ans de plus, un petit garçon et un joli cursus de sociologue forgé à l’ombre du grand Edgar Morin. Edwy Plenel, lui, n’a pas poussé loin les études – une année de mathématiques, deux de sciences politiques – interrompues par la passion militante. Mais il possède la première qualité d’un journaliste : une curiosité vorace pour les choses du monde, née d’une enfance tristement éclose à Nantes avec la mort d’un petit frère, poursuivie au soleil brûlant de la Martinique et de l’Algérie post­coloniale. Ces exils l’ont marqué à jamais. Edwy veut tout comprendre et démonter le système qui a ­détruit­ son père, Alain, dégradé de son titre de recteur pour avoir défendu, en 1959, les indépendantistes de Fort de France.

Peu après son arrivée au Monde, en1983, le fiston transmet le dossier au conseiller élyséen afin d’obtenir une réhabilitation. L’honneur du père sera rétabli mais les plaies familiales sont indélébiles. « Les femmes ont trinqué dans cette histoire », souffle Plenel puis, d’une voix blanche : « Ma mère est morte d’alcoolisme, ma sœur s’est suicidée. » Pour survivre, il faut lutter. Le journaliste se fait vite remarquer dans les milieux du pouvoir, en rejoignant la rubrique police du quotidien après des débuts à l’éducation. « Edwy est fasciné par les ­complots, les histoires de l’ombre, se souvient un ancien du Monde. Il pense la police comme un instrument politique. » Il se nourrit, lit, sympathise avec de grands flics comme Bernard Deleplace qui dirige la FASP, principal syndicat de police à l’époque, et restera un ami pour la vie. Échanges de services et d’infos, les beaux coups tombent naturellement : l’affaire des Irlandais de Vincennes, le dossier Farewell et puis ce scoop magistral sur le Rainbow Warrior, le bateau de Greenpeace coulé le 10 juillet 1985 en Nouvelle-Zélande. Le journaliste démarre tard et mal, comme le montre la rigoureuse biographie de Laurent Huberson (Enquête sur Edwy Plenel, 2008). Mais il a de la chance : un ancien copain de la Ligue, Jean-Paul Besset, est au cabinet du premier ministre, Laurent Fabius, et un autre**, Georges Marion**, travaille sur le sujet au Canard enchaîné. Plenel et lui font équipe et c’est Marion qui obtient l’aveu d’un commissaire : le Rainbow Warrior a bel et bien été dynamité par les services secrets français. Mais puisque la direction du Canard freine, il laisse son ami sortir le scoop dans Le Monde. C’est ainsi : Plenel œuvre souvent en tandem mais il prend toute la lumière.

À l’époque, François Mitterrand a déjà décidé de le placer sur écoute. Il s’inquiète de ce journaliste trop bien informé qui révèle des secrets d’État et menace au téléphone d’« assassiner politiquement » un de ses ministres. Que veut-il au juste ? Pourquoi cherche-t-il toujours à le déstabiliser, à fouiller son passé et celui de son entourage ? Plenel est l’un de ces « chiens » que le président dénoncera aux obsèques de Bérégovoy et le journaliste lui répondra dans Un temps de chien (Stock, 1994). Seule Mazarine échappe à sa plume inquisitrice. Il sait, bien sûr, mais ne dit rien. Pas touche à la vie privée, principe plénélien, même si l’enfant coûte cher à la République. Le scandale des écoutes finira par éclater en 1993. Toute la vie d’Edwy, jusque dans son intimité, a été retranscrite. Il est meurtri, mais la légende décolle.

Jean-Marie Colombani le nomme à la tête de la rédaction du Monde. « Edwy était un formidable animateur d’équipe », se souvient l’ancien directeur du quotidien, qui fut aussi son témoin de mariage. Ensemble, ils fréquentent le Tout-Paris des affaires et de la politique. Plenel tombe sous le charme du secrétaire général de l’Élysée, Dominique de Villepin, alors gardien des dossiers chauds de la Chiraquie. Tout le séduit : son pouvoir, son panache, son goût de la poésie, notamment celle de leur ami commun Édouard Glissant. « Qu’est-ce qu’il est beau, Villepin ! » confie Edwy à quelques confrères éberlués de le voir si tendre avec un aristo de droite. Il faut « penser contre soi-même », répète Plenel. Il bosse comme un fou, crée une rubrique « argent », ce poison qu’il déteste parce qu’il corrompt tout. Il s’intéresse à l’art, aux sciences, à la littérature, un peu moins à la religion puisqu’il ne croit pas en Dieu.

Edwy Plenel caricaturé en couverture de Charlie Hebdo le 8 novembre 2017, une semaine après celle sur Tariq Ramadan.

Pieds sur la table avec son gros cigare, Plenel refait Le Monde sous les yeux fiévreux de sa « garde noire » : des hommes, souvent vêtus de sombre comme lui, admiratifs de son énergie, des PV de police qu’il obtient comme par magie. Avec les femmes de la rédaction, il est plus distant. Un jour, Plenel demande à une journaliste très enceinte de couvrir une grève. Ses collègues s’offusquent­ gentiment, pointent le ventre. « Enfin, vous auriez pu me dire qu’elle attendait un enfant ! » s’agace-t-il. On lui passe tout, il est génial. Il pleure en brassant l’histoire de son père et celle des Damnés de la terre de Frantz Fanon. Il canarde à tout-va, Chirac, Jospin... Qu’il aille au diable ce socialiste qui refuse d’assumer son passé trotskyste ! Trouvons les preuves de son adhésion à l’OCI, ordonne Plenel. Lui, il ne renie rien, raconte les années à la Ligue dans ses Secrets de jeunesse qui lui vaudront le prix Médicis. La vérité, il n’y a que ça de vrai. Mais l’enquêteur parfois s’emballe. En 1991, lors d’un reportage sur les traces de Christophe Colomb, il écrit que le Panama de Noriega a financé le parti socialiste français, en s’appuyant sur des faux. Il se laisse encore embarquer, en 2003, quand son cama­rade Besset, entre-temps embauché au Monde, promet des révélations sur l’affaire Baudis. Besset aurait enfin des éléments matériels attestant que l’ancien maire de Toulouse tremperait dans une histoire de pédophilie. « Méfiance », conseillent plusieurs journalistes. Plenel persiste. « Ces petits messieurs ont les fesses sales », lui a glissé son ami Villepin, qu’il vénère depuis son récent discours à l’ONU. L’article sort le 17 juillet 2003. Il relate les « soirées suspectes » qui ont eu lieu dans une maison où serait passé Baudis, les « anneaux fixés à hauteur d’enfant » sur les murs. Un film d’horreur, mais tout est faux. Scandale. Plenel couvre son journaliste avant de commander, en bon dialecticien, « une contre-­enquête­ ». Ce soir de décembre, dans la petite salle de Mediapart, il dit : « On m’a fait un faux procès avec cette affaire Baudis. J’en ai discuté avec son fils. J’ai été parrain de sa promo du CFPJ [en 2013]. Il m’a même appelé après la mort de son père. » Pierre Baudis n’a pas tout à fait ce souvenir : « Je n’ai jamais rien pardonné à Plenel, s’indigne-t-il. Je lui ai dit que j’avais voulu devenu journaliste par réaction à lui, à ce qu’il nous a fait. »

Cette année 2003 sort le brûlot de Pierre Péan et Philippe Cohen, La Face cachée du Monde (Fayard). Plenel est visé, lui et ce journalisme qui « ne fait que recopier des PV négociés dans le bureau des juges ». Ignominie, répond-il aux côtés de ses co-­accusés, Alain Minc et Jean-Marie Colombani. Il dénonce un complot, annonce­ une « plainte pour diffamation » déposée par son avocat, Jean-Pierre Mignard, qui le défend depuis ses premières turpitudes à l’armée, en 1979, quand l’indiscipline le menait au gnouf. Mais la guerre est perdue­. Les ventes du Péan-Cohen s’envolent et Paris se moque de Plenel caricaturé en commissaire politique dans « Les Guignols ». Il est temps de partir.

Sauvés par Liliane Bettencourt

Désormais, Edwy boit du whisky au Select en plein après-midi. Les rides creusent son visage : il ressemble de plus en plus à Georges Brassens, sans l’humour ni la pipe. Il a arrêté le cigare. Ses copains se font du souci en cette année 2006. Ils sont nombreux à l’entourer, souvent des anciens camarades de lutte. Au premier rang, Michel Broué, grand mathématicien, directeur de l’Institut Poincaré, mari de l’actrice Anouk Grinberg, qui fut formé à l’OCI dans les traces d’un père proche de Trotsky. « Edwy et moi, dit-il, c’est une amitié faite de réactions tripales partagées. » Il vient soutenir Plenel durant le procès des écoutes de l’Élysée qui s’ouvre alors. Il l’initie aussi à Internet : « Je lui montre comment on fait une page Web, il pige que couic. » Un ancien de la Ligue, Paul Alliès, professeur de droit à Montpellier, pousse Edwy à enseigner et crée pour lui, dans sa fac, un master de journalisme. Le Parisien s’exile alors quelques jours par semaine et surveille ainsi les travaux de son joli mas acheté à Pézenas, au milieu des vignes de l’Hérault. Jean-Pierre Mignard lui conseille aussi d’écrire un livre avec son ami Hollande en vue de la présidentielle : « Il me paraissait bien que François pose ses idées avec celui qui avait ardemment combattu la Mitterrandie, précise l’avocat. Ça lui permettait de solder le passé de cette gauche-là. » Les entretiens ont lieu au siège du PS. Le journaliste vient avec des textes de poli­to­logues et de philosophes comme Jürgen Habermas. « C’était passionnant, se souvient François Hollande, enjoué dans ses nouveaux bureaux silencieux. Edwy m’a fait parler de ma conception du pouvoir, avec ces sujets qui lui tiennent à cœur : le passé colonial, la transparence de l’État, le rapport aux puissances d’argent... » Au passage, Plenel demande de l’aide : il pense à monter un journal. Les discussions ont débuté avec le magnat du luxe François Pinault. Mais voilà que Libération est à prendre. Plenel a déjà constitué sa petite équipe avec des fidèles du Monde, François Bonnet, ex-chef respecté de l’international, Laurent Mauduit, plume du service économie ainsi qu’un ancien pilier de Libé, Gérard Desportes. Tous ont été trotskystes, à des degrés divers, et partagent la même vision du monde et d’un journalisme offensif. L’actionnaire d’alors, Édouard de Rothschild, reçoit Edwy Plenel. Mais Alain Minc le dissuade de l’embaucher. « J’ai passé un coup de fil, confirme le grand manitou des affaires. J’ai dit à Édouard : “Plenel a de nombreuses qualités mais il va t’embarquer trop loin.” »

Avec François Hollande, lors des Journées d'été des Verts, le 21 août 2008 à Toulouse (Pascal Pavani/AFP)

Décidément, les ennemis sont partout. Pourquoi, dès lors, ne pas monter un nouveau journal ? Dans la petite bande, tous ont la même certitude : la « vieille presse » est minée par le conformisme, la connivence, le manque d’investigation. La gratuité sur Internet, alors unanimement prônée, ne fera que précipiter sa perte. Seul un site payant peut garantir une information de qualité et une commu­nauté de lecteurs pérenne. « Nous allons créer le journal de référence du XXIe siècle », lance François Bonnet, futur directeur éditorial. Edwy, qui ne veut plus de la gestion quotidienne, sera l’ambassadeur, le crieur, « la tête de gondole », comme il dit. Dans son bel appartement tapissé d’ouvrages, ciel dégagé sur le Jardin des plantes, le projet avance. Nom de code : Mediapart, pour son côté participatif. La ligne est claire : de gauche, évi­demment, anti­sar­ko­zyste. Plenel, qui a fait campagne pour Ségolène Royal, hait l’hyperprésident qu’il traite volontiers de délinquant.

Il le connaît bien ce Sarko qui jadis le recevait au ministère de l’intérieur pour le nourrir et balancer quelques boules puantes sur la Chiraquie. Mediapart ne le lâchera pas. Encore faut-il démarrer. Aucun financier ne mord sauf un certain Christian Ciganer qui se trouve être, par sa sœur Cécilia, le beau-frère de Sarkozy. « Le projet m’amusait, se souvient-il. J’ai proposé de donner un coup de main et j’ai rencontré Edwy qui ne m’a posé aucune question sur mes liens familiaux. » Ciganer met à disposition sa berline avec chauffeur pour aller rencontrer des investisseurs. « Je vous rejoins à pied », décline Plenel. Il se méfie. De toute façon, personne ne veut investir dans Mediapart. Michel Broué organise alors un dîner avec une amie fortunée, Marie-Hélène Smiejan. Elle ne connaît rien à la presse mais c’est une excellente gestionnaire, diplô­mée de l’Essec, formée chez IBM avant de gagner beaucoup d’argent chez Econocom, un groupe de services informatiques. Elle a bourlingué en Chine, roule dans une vieille Jaguar et possède un château dans l’Yonne. « Je cherchais un nouveau défi, indique cette brune élégante, teint pâle et col Mao strict. J’ai dit à Edwy : “Trouvons le premier million, après ça ira tout seul.” » Plenel est prêt à mettre 500 000 euros, qu’il emprunte en hypothéquant un appartement hérité par sa femme. Smiejan engage la même somme, en vendant un tableau de Jules Dupré, Les Environs de Southampton, offert par son ancien patron d’Econocom, Jean-Louis Bouchard. L’entrepreneur, proche du nouveau mari de Cécilia Sarkozy, Richard Attias, veut bien contribuer à hauteur d’un million pour commencer. « Marie-Hélène m’a donné le livre de Péan et Cohen pour savoir où je m’embarquais, se souvient Bouchard. Elle m’a présenté Edwy, que j’ai trouvé intéressant et touchant. »

La machine est lancée, d’autres investisseurs suivent : des pirates­ du Web un peu libertaires, Thierry Wilhelm, l’ex-roi de la télé­phonie gay, et celui du Minitel rose, Xavier Niel, devenu magnat de Free, mais pas encore actionnaire du Monde. Emmenés par Michel Broué, 87 amis mettent la main à la poche : le sociologue Edgar Morin, la styliste Agnès B, Jean-Pierre Mignard, avocat de tant de causes, des victimes de l’Erika à l’émirat du Qatar. Il y a aussi des grands patrons, celui de Publicis, Maurice Lévy, partant pour 5 000 euros symboliques et celui de Havas, Stéphane Fouks, qui emploie l’épouse d’un des fondateurs de Mediapart. Cela le protège peut-être d’une enquête sur ses réseaux au cœur du pouvoir. Le journal aura ses angles morts, c’est humain, c’est normal. Mais Plenel promet la lune : « Nous n’épargnons personne, nous sommes le seul média totalement libre et indépendant », martèle-t-il, en oubliant souvent de mentionner Le Canard enchaîné.

Es-tu prêt à prendre des coups ? demande-t-il à un débu­tant prometteur nommé Fabrice Arfi. Le Lyonnais n’a pas fait de grandes études, mais il a la niaque et un sésame en or : son père, policier à la brigade financière, fut un proche du bien-aimé Dele­place. Plenel l’engage pour épauler Fabrice Lhomme, l’un des rares journalistes d’investigation ayant rejoint Mediapart. C’est l’aventure. Il faut visser les chaises Ikea dans un premier local sans ordinateurs et sans fenêtres. Edwy, qui n’a pas le permis, débarque en Vélib. Il est payé 6 100 euros nets, le plus gros salaire d’un journal dont l’échelle des rémunérations varie d’un à trois, et il ne fait pas de note de frais. « C’était fou de voir toutes ces anciennes stars du Monde redémarrer à zéro, se souvient Marine Turchi, alors débutante avant de se distinguer par ses enquêtes sur le FN. Je me disais : “Ils ont la foi.” » Les débuts sont durs. Pas de ruée sur les abonnements, lancés à 9 euros par mois. Martine Orange et Laurent Mauduit font de longues enquêtes économiques, notamment sur les Caisses d’épargne, Tapie, Kerviel... Les séries d’été sur les maths ou le climat sont bonnes, mais les scoops manquent. Le seul, sur l’affaire Karachi, passe inaperçu. « Tenez bon, cherchez », martèle Plenel qui, en symbiose avec Bonnet, colle la pression. Il y aura quelques cas de burn-out à Mediapart, et même un psy mandaté pour remédier à la souffrance au travail. Plenel ne lâche rien ; il sait que les jours du site sont comptés. Une seconde levée de fonds est nécessaire. Les copains remettent au pot. Le fonds Odyssée venture, spécialisé en défiscalisation ISF, investit un million d’euros en échange de 22 % du capital (il sortira en 2014 avec une plus-value de 1,5 million d’euros). Il faut faire vite, d’autant qu’un redressement fiscal pend au nez de Mediapart qui, avec quelques sites, refuse de payer la TVA à 19,6 % imposée à la presse numé­rique, contre 2,1 % pour les journaux papiers.

Le salut vient d’une milliardaire : Liliane Bettencourt, ou plutôt de ses conversations secrètes, enregistrées par son majordome. Au départ, Plenel se fiche des histoires de la famille L’Oréal qu’il considère comme un mauvais vaudeville entre riches. C’est un ­ancien disciple du Monde, Hervé Gattegno, alors au Point, qui écrit les premiers articles sur la riche héritière entourée de vautours. La fille Bettencourt a saisi la justice mais rien ne bouge. Son avocat, Olivier Metzner, entend la réveiller avec les enregistrements. Il les a donnés au Point mais veut, pour plus de retentissement, un second média. Le Monde refuse­, Le Nouvel Observateur aussi. Gattegno recommande Mediapart, tout comme l’ami Villepin que Metzner défend dans l’affaire Clearstream. L’ancien ministre est resté proche d’Edwy, ce journaliste qui croit toujours en son destin politique et collectionne aussi les Arts premiers. Villepin reçoit souvent les fins limiers de Mediapart. « C’était dingue, rapporte l’un d’eux. Il nous racontait durant des heures sa vision du monde et des tas d’histoires croustillantes sur la vie privée de Sarko. » Aucun ne songe à enquêter sur la reconversion du ­ministre en avocat d’affaires perfusé à millions par le Qatar. Villepin a toute confiance en « Edwy » ; il le présente à Metzner. Mediapart récupère ainsi les enregistrements du majordome. Voilà la « source au cœur de l’appareil d’État » dont parle le site, toujours soucieux d’entretenir sa légende. Des écoutes, dont lui-même a été victime, Edwy se délecte. Il politise immédiatement l’affaire. « Il y a du lourd dans les bandes », lui avait promis Metzner. Le nom de Sarkozy revient, comme celui de son ex-trésorier de campagne Éric Woerth, alors ministre du travail. « C’est une affaire d’État », clame Plenel. À ses yeux, tout est là dans cette folle histoire : l’argent sale, la fraude fiscale, les conflits d’intérêts, la pourriture des politiques... Au lendemain de l’article, publié le 16 juin 2010, il demande, sans égard pour la présomption d’innocence, la démission de Woerth. Les enregistrements sont disponibles en ligne, à condition de payer. Coup de maître : les abonnements s’envolent, Mediapart est sauvé. Durant tout l’été, Edwy feuilletonne ; même pas le temps d’aller marcher au bord des volcans, sa passion, sur l’île de Stromboli notamment. Woerth sera finalement blanchi en 2015, mais le site n’aura de cesse de critiquer la décision des juges.

En mars 2016, lors d'une manifestation contre la loi El Khomri (Eric Feferberg/AFP)

Selon les affaires, la vérité judiciaire plaît ou déplaît au grand chef. Il s’appuie sur les magistrats ou les dézingue en fonction de ses convictions, de son intérêt. Certains s’en plaignent, d’autres l’estiment comme Renaud Van Ruymbeke qui prend la peine de nous envoyer ce SMS : « Compte tenu de mon obligation de neutralité, je ne peux m’exprimer sur M. Plenel pour lequel j’ai la plus grande considération. » Edwy les connaît tous ou presque. Il maîtrise leurs codes, leur psyché, adore les aiguiller. Le juge Marc Trévidic s’est saisi de l’affaire Karachi après un article de Mediapart. À partir de là, le journal en ligne a déposé une autre bombe entre les deux tours de la présidentielle de 2012 : une note, attribuée aux services libyens, dans laquelle le régime de Kadhafi s’engageait à financer la campagne de Sarkozy de 2007 à hauteur de 50 millions d’euros. Et c’est la plainte en faux et usage de faux* de l’ancien président qui a conduit la justice à s’emparer du dossier. Les policiers travaillent, Mediapart révèle en temps réel les avancées de leur enquête incroyablement longue et complexe. « C’est l’affaire des affaires, promet Plenel. La plus lourde de la Ve République. »

Reçu comme une vieille maîtresse

François Hollande n’en croit pas ses yeux. Mi-­décembre­ 2012, un SMS d’Edwy s’affiche sur son portable. Il s’indigne de l’absence de réaction du président après le scoop de Mediapart révélant que son ministre des finances, Jérôme Cahuzac, aurait détenu un compte en Suisse. Il dit que l’heure est grave, l’info béton, propose de venir en parler à l’Élysée. L’ami Mignard plaide aussi en coulisses. « On m’a fait rentrer par une porte dérobée comme une vieille maîtresse », s’indignera Plenel. Mais Hollande est dans l’embarras. L’enregistrement de Cahuzac lui semble insuffisant pour sanctionner son ministre. « Je demande à Edwy : “As-tu d’autres éléments ?” se souvient Hollande. Il me répond : “Crois-moi, Cahuzac est coupable même si je n’ai pas toutes les pièces du puzzle.” » C’est un classique : le journaliste n’attend pas, autrement­ rien ne sortirait, insiste-t-il. Il faut secouer le cocotier, en espérant un faux pas du mis en cause, sans relâcher la pression. Sur ce coup-là, il joue gros. Les critiques pleuvent au gouvernement, à l’Assemblée nationale, dans la presse. Les communicants de Cahuzac contre-attaquent. Plenel est mal : l’enregistrement est de mauvaise qualité, malgré les efforts coûteux pour le restaurer. Et il ne peut pas dire que la source principale de Mediapart est l’épouse de Cahuzac qui, assistée d’un détective, se venge d’avoir été trompée. Évidemment, ce serait moins moral, moins politique. Mais les lecteurs n’ont-ils pas le droit de savoir ? On lui pose la question un après-midi de décembre, dans notre habituelle petite salle froide de Mediapart. Regard noir, ton cinglant : « On ne fait pas la morale aux sources, peu importe leurs motivations, pourvu que l’on fasse émerger la vérité. » Alors, au lendemain de Noël, Plenel va jusqu’à interpeller publiquement le procureur de la République, du jamais-vu. Et le parquet décide, quinze jours plus tard, d’ouvrir une enquête préliminaire. « Edwy nous a lu le communiqué en frémissant, se souvient une journaliste. On l’a applaudi avant d’improviser un grand apéro. On avait la boule à l’estomac depuis trois mois. Si on perdait ce coup-là, Mediapart était mort. » La bande sonore est officiellement authentifiée, l’enquête dûment menée avec des faits précis. Triomphe du site. Cahuzac passe aux aveux et quitte le pouvoir. Plenel l’invitera à se confesser dans un live, sans succès.

Mais déjà un autre ministre est sur le gril : Laurent Fabius, soupçonné d’avoir lui aussi un compte en Suisse. Arfi va l’interroger un week-end au Quai d’Orsay. En réalité, le compte appartient à un autre Fabius, son fils. Le ministre des affaires étrangères, qui connaît Edwy depuis trente ans, est furieux. Un an plus tard, Mediapart croit tenir une autre proie* : le conseiller du président, Aquilino Morelle, accusé de se faire cirer les pompes à l’Élysée et d’avoir autrefois flirté avec l’industrie pharmaceutique. Un journaliste de l’équipe a passé sa vie au scanner. Le symbole Morelle est édifiant dans un gouvernement de gauche, mais l’homme n’a rien fait d’illégal, jugeront les magistrats. Pas grave, Mediapart est fier d’avoir eu la peau d’un « salopiaud » pareil. Edwy le confesse un soir, tout doucement : « J’aime la petite dague très fine qui rentre dans la chair et juste une petite goutte de sang. Les meilleurs papiers, c’est ça. »

Dans la rue désormais, les gens l’arrêtent, le félicitent pour son courage. Mais son père, « papa » comme il l’appelle encore, s’est éteint en 2013. Immense vide. Il faut reprendre le flambeau, être à la hauteur de ce « juste », dont la mémoire est maintenant célébrée en Martinique. Edwy regarde l’état du monde. Tout est si triste. Le printemps arabe, qui l’a fait vibrer, a perdu les peuples. L’Europe de Bruxelles l’accable. La droite est pourrie par essence, la gauche a trahi. Ne parlons pas de Hollande, « un naufrage », juge Plenel. Il le voit encore avant la sortie du livre vengeur de Trierweiler, l’incite à écouter le vent des frondeurs et à considérer, au passage, ce lourd redressement fiscal – 3,3 millions d’euros – infligé à Mediapart. Mais Hollande n’entend rien. Il laisse Valls et sa bande prendre le pouvoir. Plenel les exècre, pour leurs idées, leur « laïcisme univoque et guerrier », proche à ses yeux de l’extrême droite.

Au cœur de l’été 2013, il prend la plume et s’inquiète dans Mediapart de la crispation identitaire, de cette « injonction faite à nos compa­triotes musulmans à devenir invisibles, en effaçant tout signe extérieur de leurs croyances, pourtant minoritaire, qu’il s’agisse d’un vêtement (le voile), d’un aliment (le halal) ou d’un lieu (la mosquée). » Leur sort lui rappelle ce que vivaient les juifs il y a un siècle. Zola avait alors écrit un texte sublime, Pour les juifs. Plenel intitule son article « Pour les musulmans », afin que cesse « la peur de l’autre, les fantasmes contre les ennemis de l’intérieur ». Hugues Jallon, alors PDG de La Découverte, lui demande d’en faire un livre. « Edwy Plenel est le seul à pouvoir porter haut et fort cette cause-là », indique-t-il. Le journaliste hésite­. Il songe à ces Marocains qui font les vendanges autour de son mas de Pézenas. Il repense à l’une de ses étudiantes, venue d’un petit village de Bourgogne, qui s’est convertie, couverte d’un voile, avant de devenir porte-parole contre l’islamophobie. Ceux-là ont le droit d’être défendus. C’est ta « mitzvah », une bonne action en hébreu, souffle Nicole Lapierre. Les copains de Mediapart sont d’accord. C’est décidé, Edwy sera la voix de ces musulmans, quitte à faire ce qu’il dénonce, les « essentialiser ». Et tant pis ou tant mieux s’il prend des coups ; il ne craint rien, comme papa.

Le livre sort en septembre  2014. Plenel reste sur le plan des principes, ouverts, généreux, humanistes. Il se vit en intellectuel, en lutte dans une France en guerre contre l’islam. Rien sur les mariages mixtes et l’intégration réussie, sans bruit de 5 millions de musulmans. Rien non plus sur la montée de l’intégrisme et de l’anti­sémitisme chez une minorité déterminée. Le journaliste ­aurait-il tendance à oublier le réel ? « Relisez Hannah Arendt, élude-t-il. La question c’est : comment la barbarie peut surgir dans une société où l’on écoute Mozart ? Il faut toujours être vigilant. »

Edwy Plenel fait partout la promo de son ouvrage, dans les associations de Lille et Roubaix, à la radio, sur les plateaux de télé. Il le faut, pour lui, pour Mediapart. « Un passage à BFM ou chez Ruquier, c’est autant d’abonnements en plus », martèle-t-il dans la rédaction. Ses vieux compagnons de lutte se demandent si Edwy n’est pas revenu à ses premières amours, sur la ligne des trotskystes anglais du SWP qui préconisent une alliance avec les musulmans, la nouvelle classe populaire. Alain Krivine, son ancien mentor à la Ligue, cherche à comprendre : « Enfin, je vois bien, moi, les filles voilées de la tête aux pieds, les librairies intégristes qui pullulent comme des champignons. Moi, je vis à Saint-Denis, non loin de la mosquée de Tariq Ramadan. » Plenel, lui, pense qu’il faut cesser de diaboliser ce penseur adulé dans les quartiers. Il l’a dit dès le début des années 2000, lors de tables rondes à la Ligue des droits de l’homme. Il plisse ses yeux vifs quand une amie, qui a interviewé l’islamologue avant son ascension, conseille : « Méfie-toi. Ce type prône un moratoire sur la lapidation des femmes. »

Pour Edwy Plenel, Ramadan, le professeur à Doha et à Oxford, avec sa chaire financée par le Qatar, est un « intellectuel respectable ». Il est séduit, comme d’autres, Franz-Olivier Giesbert qui prend Ramadan comme chroniqueur dans son émission, Edgar Morin qui publie avec lui un livre d’entretiens. L’islamologue, toujours en quête d’alliés, apprécie l’homme fort de Mediapart. Ce journaliste est ouvert, il accepte de recevoir un prix des mains de Nabil Ennasri, le président du collectif des musulmans de France, proche de Youssef Al-Qaradaoui, le téléprédicateur vedette d’Al-Jazeera. La chaîne qatarie peut l’inter­viewer sans manières, sur les toits de Paris, avec son anglais hésitant. Et banco aussi pour une version arabe de Pour les musulmans, distribuée gratuitement à 15 000 exemplaires par Al-Doha magazine, la revue du ministre de la culture qatari, relais officiel des Frères musulmans. « Ça s’est fait un peu comme ça, explique Plenel. Un enseignant de Grenoble m’a sollicité à la fin d’une conférence et j’ai accepté. » Version confirmée par ledit professeur d’histoire-géo, Hakim El Korchi : « Je me suis dit qu’il serait bon que le livre soit lu dans le monde arabe. J’ai tout géré avec l’éditeur et Edwy a pris peu pour lui, 18 centimes par ouvrage, à ma connaissance. » El Korchi, avec son association grenobloise, Interstices, est connu des services de renseignements pour son appartenance à la mouvance des Frères musulmans. Plenel dit l’ignorer. Un fidèle blogueur de Mediapart, Mohamed Louizi, ex-Frère musulman, réagit aussitôt. Ce n’est pas la première fois que la ligne de son site préféré l’inquiète. « Je leur ai ­souvent écrit pour m’étonner de leur manière de traiter l’islamisme comme si ça n’existait pas, comme si c’était une fabrication de l’Occident, confie-t-il. Je n’ai jamais eu aucune réponse. Rien, jusqu’à ce que je parle du Qatar. Alors Edwy a enfin répliqué, en demandant une mise au point à son traducteur publiée sur Mediapart. »

C’est décidé, il ira. Le 17 janvier 2015, dix jours après le massacre de Charlie Hebdo, Edwy Plenel se rend à Brétigny-sur-Orge, en banlieue parisienne, pour une rencontre autour de son livre organisée avec Tariq Ramadan. « Ne pas y aller, dans ce climat de peur, c’eût été participer aux amalgames, renoncer à la fraternité que je prône », dit-il. La rencontre sera filmée, il le sait, il a même passé, de son propre aveu, un coup de fil aux « copains d’Essonne Info ». Plenel prend ainsi place à la table blanche, derrière un voile oriental scintillant de lumières : « Je viens ici dire “nous”, je viens ici au nom de nos causes communes. » Pull parme, peau hâlée, Ramadan sourit en regardant Edwy prêcher. Longue introduction sur Charles Péguy, qui disait « On ne réforme aucune culture sur la dérision » et Plenel insiste, comme un message subliminal aux anti-*Charlie *: « La dérision, le sarcasme et l’injure sont des barbaries. » Il n’a d’ailleurs pas été à la grande marche républicaine. Puis c’est Jaurès qu’il convoque, rappelant que le socialiste n’avait aucun mépris pour ceux qui croient, au contraire : « Brandissez Jean Jaurès en talisman. » Il en a les larmes aux yeux, prie le public de « pardonner l’émotion... c’est l’émotion de l’empathie, de la fraternité ». Ramadan le saisit, d’une main reconnaissante. Il n’en demandait pas tant. À son tour au micro, il confie avoir des doutes sur l’origine des attentats et ose : « Je veux une enquête indé­pendante qui puisse me rassurer sur les faits, comme je l’ai fait pour le 11-Septembre. » Le journaliste ne réagit pas.

Le lendemain, à Mediapart, il est prié de s’expliquer : « Comment peux-tu fraterniser avec Ramadan alors que les mecs de Charlie sont morts ? » l’interpelle un salarié. Ça chauffe aussi sur la toile, où de nombreux abonnés s’interrogent. Alors, comme d’habitude, Edwy le tacticien lance : « Laissons parler le journalisme. » Il demande une enquête sur Tariq Ramadan au journaliste Mathieu Magnaudeix. Un long travail en cinq volets est publié en avril 2016. « La meilleure enquête sur Tariq Ramadan », se vante Plenel en oubliant un peu vite les confrères qui ont décortiqué le personnage, comme Ian Hamel ou la pionnière, Caroline Fourest. « Mediapart ne m’a même pas passé un coup de fil, s’indigne-t-elle. À l’époque, j’étais en contact avec des femmes violentées, j’aurais pu les mettre sur la voie. » La parole de Fourest est sans doute suspecte aux yeux du site qui consacrera une longue enquête à celle qu’il considère comme « une croisée de la laïcité », dans la lignée d’Élisabeth Badinter. « Penser contre soi-même », rappelle encore et toujours Plenel, mais il y a des sources qu’on n’écoute pas. Et le journaliste persiste sur le plateau d’« On n’est pas couché » à l’automne 2016 : pourquoi voir Ramadan comme un « croque-mitaine », parce que « c’est un intellectuel suisse, parce qu’il est brillant, parce qu’il est beau, parce qu’il parle bien ? » Il propose un débat car « le chemin des ressentiments peut être celui de la perdition ».

Le chemin d’Edwy est-il devenu périlleux pour Mediapart ? À bas bruit, la rédaction qui compte aujourd’hui 80 journalistes s’interroge. « Il faut se réinventer, reconnaît la sage Martine Orange. On est des moines soldats, un peu cisterciens. À trop vouloir démonter, on est un peu procureurs. » Les débutants, jadis inconditionnels d’Edwy, ont pris de la bouteille. Ils le bousculent. Son fils spirituel, Fabrice Arfi, n’épargne plus Villepin et révèle son jeu trouble dans les marécages libyens. Les femmes de la rédaction ne prennent plus de pincettes pour enquêter sur les violences sexuelles. À 65 ans, Plenel évolue, gagne même un peu d’humour : « Je suis devenu le grand chef à plumes qu’on malmène », sourit-il, tête baissée. On dirait même qu’il s’assagit. Pas de tapage durant la campagne, l’affaire Penelope Fillon comme celle de Richard Ferrand ont été sorties par Le Canard. Plenel, soutien affiché de Hamon, a même appelé à voter pour Macron entre les deux tours. Et la toute dernière interview du candidat d’En marche ! avant son sacre fut pour Mediapart, à la fureur des nombreux abonnés mélenchonistes. Le contact a été établi lors d’un déjeuner organisé par l’actionnaire Jean-Louis Bouchard. Il s’en félicite : « J’ai présenté Edwy à Édouard Philippe, que je connais bien. C’est lui qui a convaincu Macron de se rendre à Mediapart. » L’actionnaire était fier, la Macronie ravie, si bien que le premier ministre est venu à son tour pour une émission en direct de trois heures. Plenel avait promis qu’il passerait la main après les élections. Personne n’y a cru. Le chef cite souvent cette phrase de Bette Davis : « La vieillesse, c’est pas pour les mauviettes ! » Alors il continuera ses combats. Pour la vérité, tout du moins sa vérité, en quête de petites perles de sang.

** Ces deux points ont été corrigés de la version papier parue* dans le numéro 54 de Vanity Fair France en février 2018.

Nous avons reçu un droit de réponse de Jean-Pierre Mounet, coprésident de l’association Interstices.

Je tiens à préciser que notre association n’a rien à voir, ni de près, ni de loin, avec la mouvance des Frères musulmans. Pour nous, il est infondé et invraisemblable que notre administrateur, Mr El Korchi, traducteur en arabe du livre d’Edwy Plenel « Pour les musulmans », appartienne à ce mouvement. Comme cela est indiqué sur notre site http://asso-interstices.fr, nous sommes une association laïque et citoyenne opposée à tous les extrémismes et dont les objectifs statutaires et les activités sont axés sur l’interculturalité, le renforcement des liens franco-marocains et la lutte contre les discriminations, notamment de genre.

Je suis profondément choqué que cette association soit assimilée à un mouvement considéré comme très loin de la tolérance et des valeurs républicaines et laïques qui nous portent.

Réponse de la rédaction : Dont acte, nous maintenons l’intégralité de nos informations sur les liens entre Mr El Korchi et le Qatar. SdD

Nous avons reçu un droit de réponse de Mr El Korchi.

Je ne sais pas ce que les services de renseignements, s'ils avaient la moindre raison de s'intéresser à moi, retiendraient. Je ne m’explique pas cependant cette diffamation de ma personne de la part d’une journaliste avec qui je me suis entretenu de bonne foi par téléphone pendant au moins 30 minutes, ni la transformation de mon prénom (Hakim), ni le sous-entendu dénégatoire de la phrase « le dit professeur d’histoire-géo ». Et encore moins la référence à une association dont je suis membre et qui ne fut en rien dans cette affaire de traduction. Je ne trouve aucune explication à cette manière fort peu déontologique de porter atteinte à mon honorabilité, si ce n’est précisément l’essentialisation, que dénonce Edwy dans son Pour les musulmans et qui a été parmi les facteurs qui ont motivé ma traduction du livre. Si je ne suis pas ici pour me justifier, je tiens à préciser, tout de même, avec détermination, et les personnes qui me connaissent le savent très bien, que je n’ai aucune affinité ni sympathie avec la mouvance des Frères musulmans, ni dans le passé ni à présent. Il aurait suffi de lire l’introduction que j’ai écrite à ma traduction du livre d’Edwy Plenel pour le comprendre.
N.B. : J’ai bien pris « acte » de la réponse de SdD. Je confirme avoir des relations avec le Qatar, des relations purement scientifiques via Doha Magazine, où j’ai publié quelques articles et traductions, de la même manière que j’ai de nombreux liens avec différentes géographies de notre cosmos.